Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 27 octobre 2015 à 14h45
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires — Rejet d'un projet de loi constitutionnelle

Christiane Taubira :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, il me revient de vous présenter ce projet de loi constitutionnelle visant à autoriser la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, et c’est pour moi un honneur en même temps qu’un plaisir.

Cette charte, adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992, est entrée en application le 1er mars 1998. La France l’a signée à Budapest le 7 mai 1999, assortissant sa signature d’une déclaration interprétative. Je rappelle que vingt-cinq pays du Conseil de l’Europe l’ont déjà ratifiée, parmi lesquels l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni. En Italie, le projet de loi de ratification est prêt à être présenté devant le parlement.

Le présent projet de loi constitutionnelle tend à créer un article 53-3 au sein de la Constitution, avec une référence explicite à la déclaration interprétative.

Cette rédaction a été retenue pour tirer enseignement de la décision du Conseil constitutionnel en date du 15 juin 1999, selon laquelle la ratification de cette charte européenne impose une révision de la Constitution.

Plutôt que de solliciter le Parlement à deux reprises – une première fois pour modifier la Constitution et une seconde fois pour ratifier la Charte –, le présent projet de loi constitutionnelle tend à autoriser directement la ratification, en dérogeant autant que de besoin à la procédure prévue aux articles 53 et 54 de la Constitution.

Il avait déjà été procédé ainsi, là encore en vertu d’une décision du Conseil constitutionnel, en vue de la ratification du traité instaurant la Cour pénale internationale, traité qui avait été signé par la France le 18 juillet 1998. Dans ce cadre, un article 53-2 avait été introduit dans la Constitution.

En vous proposant de ratifier cette charte, mesdames, messieurs les sénateurs, nous vous invitons à honorer la signature que la France avait apposée voilà un peu plus de quinze ans.

Le préambule de la Constitution de 1946, qui a été intégré à la Constitution de la Ve République, énonce que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international ». La France est, en effet, liée par ses obligations internationales au nom du principe pacta sunt servanda, qui sert de fondement à cet alinéa du préambule de la Constitution de 1946, mais également à notre droit des obligations.

Le Gouvernement vous présente donc un texte de loi juridiquement solide, au regard tant de la Constitution que du droit international.

Sur le plan constitutionnel, la France est une République indivisible et sa langue est le français. Ces deux principes, posés respectivement à l’article 1er et à l’article 2 de la Constitution, n’interdisent pas de faire une place aux langues régionales, à telle enseigne que la révision constitutionnelle de 2008 y a introduit un article 75-1 qui reconnaît les langues régionales comme appartenant au patrimoine national.

En tout état de cause, il y a lieu de se souvenir que le constituant est souverain et qu’il peut décider de réviser la Constitution pour l’adapter aux nécessités des évolutions auxquelles il consent.

C’est d’ailleurs ce qu’il a fait pour la ratification du traité de Maastricht, et les transferts de décisions à l’Union européenne n’ont pas entamé le principe de souveraineté nationale en vertu duquel la France prend seule ses décisions régaliennes.

Le constituant l’a fait aussi pour inscrire la citoyenneté calédonienne dans la Constitution, en conformité avec l’accord de Nouméa, et cette inscription n’a en rien remis en cause l’indivisibilité de la République.

Le constituant l’a fait encore pour inscrire la parité dans la Constitution, ce qui n’a en aucune façon altéré le principe de l’égalité des citoyens devant la loi.

D’ailleurs, s’agissant de ces deux dispositions, le Conseil constitutionnel avait également pris une décision de non-conformité. Le constituant a alors choisi de créer les conditions de conformité. Il a procédé de même, en 2008, en introduisant l’article 75-1 dans la Constitution.

S’agissant de notre loyauté au regard du droit international, le texte que vous présente le Gouvernement procède par la méthode du renvoi. Cette méthode conditionne la constitutionnalité de la norme visée. D’où la référence à la déclaration interprétative, qui ne peut pas être détachée de la Charte.

C’est cette même méthode du renvoi qui a été utilisée dans un des cas que je viens de mentionner, à savoir lorsque le constituant a souhaité ratifier le traité reconnaissant la juridiction de la Cour pénale internationale.

Je précise ici que l’interprétation selon laquelle les locuteurs pourraient imposer l’usage des langues régionales dans leurs relations avec les autorités administratives, repose sur l’article 10 de la Charte, alors que cet article ne figure pas parmi les trente-neuf mesures que le gouvernement français, en 1999, a choisi de retenir.

Une deuxième interprétation, qui me paraît sujette à caution, et même erronée, consiste à affirmer que la Charte conférerait des droits spécifiques aux locuteurs des langues régionales. Elle est d’ailleurs contredite par le rapport explicatif même de la Charte, qui, en son point 11, indique très clairement que celle-ci ne crée pas « de droits individuels et collectifs pour les locuteurs de langues régionales ou minoritaires ».

Le regretté Guy Carcassonne, dans une étude qu’il avait effectuée en 1998 sur la compatibilité entre la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Constitution, indiquait déjà que la Charte « n’attache aucune conséquence juridique à l’existence et à l’action des groupes qu’elle mentionne ».

Dans son étude comparative entre la France, l’Espagne et l’Italie, publiée en 2008, l’universitaire Véronique Bertile observe que l’on a vu dans la Charte des droits collectifs qui n’existent pas, faisant fi des intentions de ses auteurs. Le professeur Ferdinand Mélin-Soucramanien, constitutionnaliste reconnu, fait la même analyse.

Il y a donc lieu de considérer que la déclaration interprétative annexée par la France à sa signature relève d’un souci et d’une démarche de clarification, permettant à notre pays de préciser la portée qu’il accorde aux mesures retenues par lui dans le cadre de la signature de cette charte.

Cette possibilité de clarifier la portée que l’on donne à des mesures est reconnue à tous les États : ceux-ci ont le droit de préciser dans quelles limites ils vont exécuter la mise en œuvre d’un instrument international.

Par conséquent, l’argument selon lequel la ratification de la Charte mettrait la France en situation de déloyauté au regard du droit international n’est ni démontré ni pertinent.

Ayant examiné les arguments juridiques et constitutionnels, je vous propose à présent d’étudier les arguments politiques, car c’est bien sur ce plan que se situe en réalité le cœur des divergences, et d’abord en posant quelques questions.

Qu’aurions-nous à craindre de la reconnaissance et de la vitalité de langues régionales qui contribuent à la consistance, à la pétulance du dynamisme culturel national ? Ou plutôt : que craignent ceux qui s’y opposent ? Qu’y voient-ils ? Une menace contre la langue française ? Une dérive communautariste ?

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