Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 27 octobre 2015 à 14h45
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires — Rejet d'un projet de loi constitutionnelle

Christiane Taubira, garde des sceaux :

Le modèle républicain serait-il en péril parce que nous ferions respirer le patrimoine linguistique national ?

Procédons à un rapide état des lieux et voyons quelle est la mesure de ce terrible danger.

En 1910, il existait plus d’un million de locuteurs bretons ; aujourd’hui, ils seraient 250 000. Au début du XXe siècle, tous les Alsaciens étaient réputés maîtriser l’alsacien, comme les Corses avaient tous la maîtrise de la langue corse ; aujourd’hui, sont identifiés 900 000 locuteurs alsaciens, sur une population totale de 1, 7 million de personnes, et 170 000 locuteurs corses pour 250 000 insulaires. En ce qui concerne la langue basque, à peine un quart de la population du Pays basque aurait encore aujourd’hui une compétence dans cette langue. Les locuteurs occitans seraient passés de 10 millions en 1920 à 2 millions aujourd’hui. On compterait 110 000 locuteurs catalans et 80 000 locuteurs flamands, ainsi que 2 millions de créolophones.

Voilà la mesure du terrible danger qui mettrait en péril la langue française !

Cela étant, nous ne voulons pas évacuer tous les arguments politiques, ni nier la légitimité de certains d’entre eux, ni ignorer la portée symbolique de certaines inquiétudes.

Allons au fond des choses. La question principale est probablement celle de notre conception de la nation, notamment de cette nation civique capable de construire de l’harmonie sans étrangler ses diversités originelles, qui sont réelles.

Nous devons donc nous interroger sur notre conception de l’État moderne.

Peut-être faut-il commencer par rappeler que la conception d’un pouvoir central détenteur de la souveraineté exclusive ne remonte pas à la Révolution. Elle remonte à l’Ancien Régime, ainsi qu’en témoignent les travaux de Jean Bodin, en 1576, sur la nouvelle théorie de la souveraineté et l’octroi au prince du monopole de la loi positive, qu’il exerçait sans aucun contrôle.

La Révolution a transféré les prérogatives du prince à la nation. L’unité, qui est une maxime fondamentale, entraîne une homothétie entre l’égalité et l’uniformité. Les citoyens sont considérés comme identiques pour être assujettis aux mêmes lois. L’intention n’est pas contestable, mais le fait est que l’écrêtement de la diversité culturelle et identitaire aboutit à une uniformisation, donnant lieu elle-même à de l’exclusion.

Autrement dit, sans que ce soit un projet, subrepticement, l’égalité cesse d’être une ambition pour faire pièce aux inégalités et devient le moteur de la transformation du tout-en-un. La diversité et les différences sont niées, la richesse qui en résulte est amoindrie. « Le divers rétrécit, telle est la menace. » C’est ce qu’écrivait déjà Victor Segalen au début du XXe siècle.

Nous devons donc nous interroger sur la façon dont le centralisme politique s’est traduit en un centralisme linguistique. Bien sûr, il ne s’agit pas de réactiver les querelles inutiles, de ressusciter un affrontement entre jacobins et girondins, ne serait-ce que parce qu’aucun de nous ne risque plus ce qui était en jeu à l’époque. Il convient néanmoins de voir comment s’est construit ce centralisme linguistique.

C’est l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui, signée par François Ier en 1539, impose le français, au détriment du latin, dans la rédaction des actes juridiques et administratifs. À cette aune, notre langue aurait donc à peu près 500 ans d’âge. Mais certains linguistes renvoient aux serments de Strasbourg de 842, ce qui porterait l’âge de la langue française à plus d’un millier d’années, quand d’autres linguistes préfèrent se référer à la langue qui a été stabilisée au début du XVIIIe siècle.

En tout cas, c’est également au XVIe siècle, en 1536, que l’Acte d’Union liant l’Angleterre et le Pays de Galles indique explicitement que l’anglais sera la seule langue officielle.

Pour ce qui est de l’Espagne, c’est en 1707 que Philippe V proclame que le castillan sera la seule langue officielle du royaume, y compris en Catalogne et au Pays basque.

Ce n’est donc pas seulement en France que se conçoit et s’élabore un modèle de langue unitaire, à l’exclusion des autres langues.

En 1793, l’Abbé Grégoire, qui a par ailleurs laissé une belle œuvre sur le respect de la dignité humaine, explique devant le Comité d’instruction publique qu’il faut interdire les « jargons locaux et les patois de 6 millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale », affirmant la nécessité « d’extirper la diversité de ces idiomes grossiers ».

L’année suivante, en 1794, Barère fait sa fameuse déclaration devant la Convention : « Nous avons révolutionné le gouvernement, les lois, les usages, les mœurs, les costumes, le commerce et la pensée même; révolutionnons donc aussi la langue, qui est leur instrument journalier. […] Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l'italien ; et le fanatisme parle le basque. » Et d’ajouter : « Cassons ces instruments de dommage et d'erreur ! »

À cette époque, d’ailleurs, ceux qui usent des langues régionales risquent six mois de prison et la destitution lorsqu’ils sont fonctionnaires.

Pourtant, en 1714, Fénelon, s’interrogeant sur les occupations de l’Académie, écrivait à propos de la langue française : « Il me semble même qu’on l’a gênée et appauvrie, depuis environ cent ans, en voulant la purifier. »

Lorsque nous regardons aujourd’hui la beauté et la richesse de la langue française, nous pourrions y voir le signe de la victoire de ceux que j’ai cités précédemment. Toutefois, à interroger l’histoire, on se rend compte aussi que cette beauté et cette richesse doivent bien évidemment aux écrivains et aux poètes, mais aussi à l’extraordinaire développement des sciences, des arts, des techniques, des mathématiques, des sciences sociales, ainsi qu’à la traduction de nombreux ouvrages écrits en langues étrangères.

Il arrive un moment où l’apport de mots nouveaux est tel que l’Académie elle-même accepte de les accueillir. Elle distingue même entre la néologie, qu’elle considère comme bienvenue, et le néologisme qu’elle qualifie d’« affectation vicieuse ».

Cette beauté et cette richesse doivent également beaucoup aux langues régionales.

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