Ce groupe de travail a évolué dans sa composition et je salue le travail de Robert del Picchia, co-président, et de Gaëtan Gorce, qui a également beaucoup travaillé avec nous, ce dont je le remercie.
Le sujet qui nous était proposé concernait le thème des relations avec la Russie, et le fait de savoir comment sortir de l'impasse. Il s'agit d'un sujet particulièrement mouvant ; il est assez difficile de suivre les développements de l'actualité tout en se focalisant sur l'essentiel.
Selon notre premier constat, nous nous sommes enfermés dans une situation de blocage de façon quelque peu dommageable. La crise ukrainienne, survenue il y a un an et demi, a profondément modifié le cadre de nos relations avec la Russie. C'est toujours vrai aujourd'hui, même si la Syrie prend le dessus dans l'actualité. Les événements d'Ukraine ont une importance qu'il ne faut plus perdre de vue.
Après la Géorgie en 2008, avec l'affaire ukrainienne et l'annexion de la Crimée, c'est un État membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU qui a ouvertement violé la souveraineté et l'intégrité d'un autre État au coeur du continent européen, désavouant ainsi tous les engagements internationaux qu'il avait pris : la charte de l'ONU et l'acte final d'Helsinki qui garantissent l'inviolabilité des frontières, le traité de Minsk du 8 décembre 1991 qui organise la succession de l'URSS, le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 qui garantissait à l'Ukraine l'intangibilité de ses frontières en échange de sa dénucléarisation...
Pour les pays occidentaux, cette crise a marqué un tournant stratégique : la Russie, qu'ils avaient jusqu'alors considérée comme un partenaire, ne pouvait plus l'être. Avec la crise syrienne, elle semble même constituer une menace pour la stabilité du Moyen-orient, dont elle a changé la donne diplomatique en se positionnant au centre du jeu.
La rapidité de la Russie à renverser sa stratégie lui donne l'avantage. Force est de constater qu'avec Vladimir Poutine, les États-Unis, l'Europe et la France ont parfois manqué de perspicacité et de clairvoyance, tout en faisant parfois preuve d'une certaine complaisance et en faisant des concessions, expression d'une faiblesse inopportune.
La coopération est-elle encore possible aujourd'hui ? Oui, mais peut-être pas l'alliance.
Certains ont parlé, à propos de l'Ukraine, de « surprise stratégique », dans la mesure où, préoccupés par d'autres crises dans le monde, du fait d'un moindre intérêt porté depuis plusieurs années à la Russie, ou encore du fait de situations mal analysées, acceptées puis abandonnées, qui se sont transformées en conflits gelés - Transnistrie en Moldavie, Abkhazie en Géorgie - nous n'avions pas vu venir cette crise.
De fait, le mouvement s'est amorcé inéluctablement depuis une dizaine d'années : la Russie avance ses pions ! L'objectif de sa stratégie est de conforter son espace et d'affirmer sa place sur la scène internationale.
Vladimir Poutine est l'homme qui colle aux opportunités et aux événements, et sanctuarise toute situation nouvelle, devenue irréversible. L'histoire est ainsi réécrite. Son discours de Munich, en 2007, était annonciateur de cette stratégie. La Russie s'inscrit dans une démarche de remise en cause de ce qu'elle perçoit comme un ordre mondial injuste, qui lui aurait été imposé par les pays occidentaux, et notamment les États-Unis, depuis la fin de la guerre froide.
Est-il trop tard pour inverser l'ordre des choses ? La Russie a aujourd'hui reconquis une force relative et une place évidente.
La Russie a en effet été profondément marquée par ce qu'elle a ressenti comme un triomphalisme occidental durant les années 1990, alors qu'en proie à des difficultés économiques, politiques et sociales, elle n'était plus en mesure de tenir son rang et d'imposer sa voix dans le jeu international. Les élargissements successifs de l'OTAN à l'Est, les bombardements de l'Alliance atlantique en 1999 contre la Serbie, sans autorisation du Conseil de Sécurité de l'ONU, l'expédition américaine en Irak en 2003, de nouveau sans l'aval du Conseil de sécurité, le soutien américain aux « révolutions de couleur » qui se multiplient entre 2003 et 2005 dans les pays de l'espace post-soviétique, sont pour elle des manifestations de ce qui est à ses yeux « l'hégémonie occidentale », qu'elle entend contester en faisant valoir le respect du droit international, qu'elle viole par ailleurs en avançant de faux arguments pour se justifier : Transnistrie, Géorgie, Ukraine, où elle affirme l'existence d'un coup d'État, en développant sa propagande en ce sens.
C'est largement sur ce sentiment d'avoir été mise sur la touche et traitée en vaincue de la guerre froide que la Russie de Vladimir Poutine va fonder, à partir des années 2005-2006, son retour dans le paysage stratégique, avec l'ambition d'affirmer l'indépendance et la souveraineté de la Russie.
Cette politique prend différentes formes : volonté de resserrer les liens avec l'espace post-soviétique, notamment par le lancement, en 2010, d'un projet d'intégration économique, opposition aux interventions occidentales unilatérales dans les pays souverains, en particulier en Syrie, en 2011, lancement d'une diplomatie multipolaire en direction des BRICS, avec lesquels elle entend fonder un nouvel ordre mondial, diplomatie énergétique agressive qui ne trouve, en face d'elle, qu'une absence absolue de politique énergétique en Europe - la rente énergétique étant le socle du redressement économique du pays - affichage de revendications territoriales en Arctique, développement, enfin, d'une politique d'influence et de rayonnement, un soft power russe, dont les jeux olympiques de Sotchi, en février 2014, auraient dû constituer le point d'orgue s'ils n'avaient été -logiquement- ternis par le début de la crise ukrainienne.
Il faut également évoquer la restauration des capacités militaires russes, permise par une augmentation considérable du budget alloué à la défense, qui a plus que doublé depuis 2009. Cet effort a permis une modernisation des forces, surtout de la dissuasion et des forces spéciales, l'amélioration de leur intégration et l'augmentation du niveau d'entraînement.
Soulignons que 470 milliards d'euros devaient être consacrés sur la période 2011-2020 au programme fédéral d'armement. Avec un budget de défense représentant 4,3 % du PIB, la Russie s'est ainsi hissée au troisième rang mondial derrière les États-Unis et la Chine pour les dépenses militaires.
Après le sommet de Bucarest, à l'occasion duquel les États-Unis voulaient donner à l'Ukraine et à la Géorgie une perspective d'adhésion au traité de l'Atlantique Nord, Moscou a voulu mettre un coup d'arrêt à l'expansionnisme de l'OTAN, qu'elle perçoit avant tout comme une stratégie délibérée de refoulement de la Russie le plus à l'Est possible de l'Europe.
Il importe de bien mesurer combien l'avancée de l'OTAN vers ses frontières est considérée par la Russie comme une menace directe à sa sécurité, et comme la poursuite d'une stratégie de guerre froide visant à la maintenir dans un état de faiblesse alors que, précisément, elle cherche à se relever de l'humiliation subie en réaffirmant son influence dans l'ancien espace post-soviétique.
Malgré tout, la communauté occidentale avait fait le pari de poursuivre des relations partenariales avec la Russie, symbolisées par la politique de reset lancée par Barack Obama et, en ce qui nous concerne, par le contrat de vente des BPC Mistral signé en 2011.
Ainsi, la crise ukrainienne n'est que l'un des symptômes de cette dégradation des relations. Elle manifeste la volonté de la Russie d'empêcher l'Ukraine de se rapprocher de l'Union européenne et, sans doute aussi, de l'OTAN. Aux yeux de Moscou, la situation comportait en effet un risque de ralliement de l'Ukraine à l'Alliance et posait le problème de la Crimée, qui abrite la base de Sébastopol et lui offre un accès à la Mer Noire. Les dirigeants russes n'ont pas souhaité courir un tel risque.
Leur positionnement actuel en Syrie et au Moyen-Orient modifie l'équilibre des rapports de force et fait de nouveau de la Russie une puissance centrale. Dans ces conditions géopolitiques nouvelles et évolutives, quelle coopération, quel partenariat avec la Russie ? N'oublions qu'en Syrie comme ailleurs, la solution sera politique.