Comment avons-nous pu arriver à une telle dégradation de nos relations avec la Russie? Notre constat est que nous avons échoué à ancrer la Russie dans l'Europe.
L'histoire récente avait pourtant montré plusieurs moments favorables à un rapprochement de l'Europe et de la Russie : les premières années d'après-guerre froide où la Russie met en avant le concept gorbatchévien de « Maison commune européenne », le début des années 2000, avec le lancement des « quatre espaces de coopération » entre l'UE et la Russie et le développement de leurs relations économiques, les années de la présidence de Dmitri Medvedev, enfin, durant lesquelles l'UE et la Russie tentent de passer un accord de partenariat stratégique avant d'adopter l'approche souple du « partenariat pour la modernisation ».
Malgré ces tentatives, les sujets de mésentente se sont accumulés contribuant à créer une incompréhension mutuelle entre la Russie et l'Europe : critiques européennes sur la situation des droits de l'Homme en Russie qui agacent Moscou, déception de Bruxelles vis-à-vis du durcissement du régime russe et de l'absence de modernisation économique, multiplication des contentieux dans le domaine énergétique, volonté de l'UE d'imposer à la Russie ses normes et ses standards...
Ce malentendu s'est cristallisé, de manière assez tardive, sur la politique du Partenariat oriental qui, avec le recul, s'est révélée d'une grande maladresse à l'égard de la Russie. Lancée en 2009 par des pays de la « nouvelle Europe » (Suède, Pologne, Etats baltes) et conduite par l'équipe qui avait travaillé à la dernière vague d'élargissements, cette initiative laissait la Russie à l'écart, alors même que les négociations sur un nouvel accord entre elle et l'UE s'enlisaient. La Russie l'a perçue comme une tentative d'arracher les pays du voisinage commun, notamment l'Ukraine, pièce maîtresse de sa future Union eurasiatique, à son influence, particulièrement à partir du moment où il est apparu que ces pays devaient choisir entre elle et l'UE. Faute d'arbitrage et d'évaluation préalable de ses conséquences, cette politique a reposé sur des ambiguïtés, qui ont suscité des faux espoirs et peut-être aussi des craintes injustifiées.
C'est au fond un peu le même reproche que l'on peut faire à la politique européenne vis-à-vis de la Russie : sans doute du fait de leurs divisions, les pays européens n'ont pas discuté depuis des années de ce que pourrait être la relation de l'Europe avec ce pays et envisagé la manière dont ils pouvaient inclure celle-ci dans une stratégie de développement et de sécurité.
Et la France dans tout cela ? La France a longtemps eu, c'est un fait, une relation particulière avec la Russie, reposant sur une amitié ancienne, sur l'héritage gaullo-mitterrandien et sur un certain nombre d'identités de vues concernant par exemple le multilatéralisme et le rôle du conseil de sécurité de l'ONU, l'émergence d'un monde multipolaire et la limitation de l'interventionnisme américain. Pour la France, enfin, la sécurité du continent a toujours impliqué que la Russie soit arrimée à l'Europe, c'est en ce sens par exemple qu'elle a défendu à plusieurs occasions un rapprochement OTAN-Russie. Cette relation particulière s'est cependant étiolée ces dernières années pour des raisons diverses. Côté français, ont sans doute joué la déception ressentie à l'égard du raidissement du régime russe, entraînant une dégradation de l'image de la Russie dans la presse... Côté russe, l'impression prévaut que les positions de la France se sont de plus en plus alignées sur celles des Etats-Unis et des pays européens les plus atlantistes. Enfin, il faut souligner les divergences fortes apparues sur les dossiers libyens et syriens. L'interventionnisme occidental et le soutien aux « printemps arabes » contre les régimes en place constituent en effet pour la Russie une double menace : menace par la déstabilisation qu'ils sont susceptibles de provoquer sur son front sud en favorisant la montée en puissance de l'islamisme radical, dont elle redoute le potentiel de contagion au Caucase, menace d'un changement de régime dont elle-même craint d'être la cible un jour ou l'autre.
Venons-en maintenant aux effets de la crise, dont on peut dire qu'elle a précipité la dégradation des relations entre la Russie et l'Occident
La réaction des pays occidentaux à l'annexion de la Crimée par la Russie et au soutien apporté par celle-ci aux séparatistes du Donbass a consisté à prendre plusieurs trains de sanctions dont vous trouverez le détail dans le rapport. Ces mesures, quoiqu'on en dise, étaient nécessaires. Nous ne pouvions pas ne pas réagir et nous ne pouvions réagir que de la sorte, une fois l'intervention militaire exclue.
La question de savoir si les sanctions ont eu un effet sur la crise ukrainienne est plus difficile à cerner. Elles ont en tous cas surpris la Russie, dans la mesure où elles ont démontré l'unité du camp occidental, et l'ont sans doute incitée à refreiner la déstabilisation du Donbass, comme le prouve la disparition de l'évocation de la Novorossia, terme désignant d'anciennes possessions tsaristes dans cette région, qui avait un temps laissé craindre une annexion par la Russie de ce territoire. Mais ce sont surtout les initiatives diplomatiques de l'OSCE d'abord, puis de la France et de l'Allemagne, autour des accords de Minsk, qui ont permis de mettre sur les rails une difficile et fragile sortie de crise.
Cette crise a consommé un véritable divorce entre la Russie et l'Occident qui se traduit de différentes manières :
Elle conduit d'abord la Russie à se démarquer encore plus des pays occidentaux et à revendiquer une identité propre, fondée sur la « russité », l'orthodoxie et la défense des valeurs traditionnelles face à un Occident qu'elle considère comme décadent. Cette « croisade des valeurs » va de pair avec le lancement, au moment de l'annexion de la Crimée, d'une campagne nationaliste et patriotique qui permet à Vladimir Poutine de reconquérir une popularité inespérée et contribue à développer dans la population russe un fort sentiment anti-occidental et notamment anti-américain.
Elle se traduit également par une montée des tensions militaires et des postures d'intimidation. La Russie multiplie depuis le début de cette crise les démonstrations de force : rotations militaires à la frontière ukrainienne, exercices de grande ampleur se terminant par un tir nucléaire simulé, pénétration d'avions russes (y compris de bombardiers stratégiques) dans l'espace aérien de pays européens et incursions de sous-marins. Cette pression militaire s'accompagne d'une mise en scène de la puissance militaire (comme à l'occasion notamment des cérémonies du 9 mai) et d'une rhétorique agressive en matière de nucléaire, illustrée notamment par l'annonce de l'installation de missiles intercontinentaux à capacité nucléaire, les menaces proférées contre des pays alliés susceptibles d'accueillir des missiles antimissiles américains ou encore la possibilité, prévue par la doctrine militaire russe, révisée en décembre 2014, d'employer des armes nucléaires en cas d'agression par des armes conventionnelles. On peut rattacher également à cette rhétorique les déclarations de Vladimir Poutine en mars 2015 sur le fait qu'il ait envisagé de mettre les forces nucléaires en état d'alerte lors de l'annexion de la Crimée.
En réaction et pour répondre à l'inquiétude grandissante des alliés d'Europe orientale, un renforcement des capacités militaires de l'OTAN a été décidé au sommet de Newport le 5 septembre 2014, prévoyant notamment une remontée des budgets militaires, le renforcement de sa force de réaction et une intensification des exercices.
Enfin, l'accélération du pivot asiatique de la Russie est une autre conséquence de la crise actuelle. Depuis 2014, la Russie manifeste plus ostensiblement son souhait de se tourner vers l'Asie, en premier lieu vers la Chine, pour desserrer l'étau de son isolement diplomatique et tenter de trouver des débouchés à ses hydrocarbures ainsi que les financements dont les sanctions la privent. La Russie avait, il est vrai, amorcé ce pivot depuis plusieurs années, considérant le ralentissement économique en Europe et souhaitant favoriser le développement économique de son Extrême-Orient en déclin. La crise actuelle n'en a pas moins donné un coup d'accélérateur à ce rapprochement, l'année 2014 étant marquée par une intense séquence de rencontres sino-russes et la signature d'un très grand nombre d'accords entre les deux pays, dont un gigantesque accord gazier. Soucieuse de ne pas apparaître dans une relation exclusive avec la Chine, la Russie consolide aussi ses relations avec les émergents, signant par exemple un accord douanier avec le Vietnam et prenant part, en juillet 2014, à la création de la banque de développement et de la réserve de change des BRICS, dans une démarche visant à la mise en place d'un ordre monétaire et financier alternatif à celui des accords de Bretton Woods.
Au final, un an et demi après le début de cette crise, les relations entre la Russie et l'Occident, semblent dans une phase d'éloignement voire de tensions.