Il nous faut nous interroger sur la relation que nous envisageons désormais avec la Russie.
Pour notre groupe de travail, il n'est pas possible d'accepter l'impasse que serait l'éloignement, voire la confrontation.
La première idée que nous souhaitons développer, c'est que la Russie et l'Europe partagent beaucoup d'intérêts communs. L'Europe a besoin de la Russie et réciproquement !
De par le poids important qu'elle conserve sur l'échiquier international - elle est une force nucléaire, elle a un droit de veto au Conseil de sécurité, elle entretient des relations privilégiées avec un nombre important d'États, notamment au Moyen-Orient et en Syrie - la Russie reste un interlocuteur incontournable sur bien des dossiers. Elle a, nous le savons, une capacité de blocage, comme c'est le cas dans la crise syrienne depuis 2011, mais elle sait aussi exprimer la force de sa solidarité et sa volonté d'unité dans certaines situations. Elle l'a prouvé à plusieurs reprises, à propos notamment de l'accord nucléaire avec l'Iran.
En ce qui concerne la Syrie, elle détient certainement les clés de la résolution du conflit. Comment analyser, à cet égard, l'initiative qu'elle a prise il y a quelques jours d'intervenir militairement en soutien au gouvernement de Bachar el-Assad, après avoir tenté de rallier les pays occidentaux à son projet de coalition?
La situation offrait évidemment à Vladimir Poutine une opportunité de plus de jouer la surprise. Un boulevard s'ouvrait devant lui. Lors de notre mission en Russie, nous avions compris que les Russes pouvaient potentiellement débloquer la situation en Syrie...
C'est d'abord, encore une fois, pour les Russes, une manière de revenir au centre du jeu et de sortir de l'horizon diplomatique fermé dans lequel la crise ukrainienne les cantonne - forcément ! - depuis plus d'un an. Cela s'explique aussi, bien sûr, par des préoccupations sécuritaires. La présence de Daech constitue une menace importante sur son flanc sud. N'oublions pas que 2 000 à 3 000 Russes, notamment tchétchènes, se trouvent actuellement dans les rangs de Daech et que la Russie redoute leur retour.
Je souligne que nos préoccupations se rejoignent en matière de terrorisme, domaine dans lequel notre coopération avec la Russie n'a jamais cessé.
Enfin, Vladimir Poutine veut sauver son allié syrien pour pouvoir être à la table des négociations et continuer à peser sur l'avenir de la région. Nous avons longtemps pensé, à tort, que les Russes le lâcheraient un jour. Or, ils sont assez solidaires et déterminés par rapport à certaines situations.
Vladimir Poutine peut aussi, avec la Syrie, continuer à mobiliser l'opinion publique russe. La propagande en ce sens est ample.
Interlocuteur obligé au plan international, la Russie est aussi un pays avec lequel nous partageons d'importants intérêts économiques. Elle est le troisième partenaire commercial de l'Union européenne, après les États-Unis et la Chine. À l'inverse, l'Union européenne est son premier fournisseur.
Concernant la France, la Russie est notre troisième marché d'exportation hors d'Europe. La France était, toujours en 2013, le troisième fournisseur européen de la Russie. La coopération est forte dans les domaines de la finance, de la grande distribution, de l'agroalimentaire et de l'automobile.
Force est de constater que la crise économique russe, liée pour partie aux sanctions et à la chute des prix du pétrole, met à mal nos relations économiques avec ce pays, avec lequel les échanges ont diminué de 7 % en 2014. Le manque à gagner de la France depuis l'instauration de l'embargo est estimé à 300 millions d'euros.
La Russie a elle aussi besoin de l'Europe. Son projet d'intégration régionale et son orientation vers l'Asie ne sont pas des alternatives à des relations avec l'Union européenne. Sans le pont vers l'Europe que constitue l'Ukraine, l'Union économique eurasiatique restera en effet déséquilibrée et enclavée. La crise économique qui frappe la Russie ne lui permet cependant pas d'assurer l'effet d'entraînement nécessaire à cette intégration économique.
Par ailleurs, son dirigisme entretient la méfiance de ses partenaires, et l'exemple ukrainien inquiète. Considérons également que, jaloux de leur indépendance, ces États eurasiatiques multiplient leurs relations avec des pays tiers, comme les États-Unis, la Chine, et l'Union européenne.
Le pivot asiatique, dont on parle beaucoup, dont il reste à vérifier la puissance de la dynamique qu'il a engagée, même s'il est largement affiché, ne devrait pas déboucher, à court terme, sur un grand rééquilibrage. La Chine s'est montrée solidaire de la Russie en soutenant le rouble en 2014. Est-elle pour autant prête à répondre aux importants besoins de financement dont la Russie, privée des capitaux occidentaux par les sanctions, a besoin ? Sûrement pas !
La Chine n'a pas non plus vocation à constituer immédiatement un marché alternatif au marché européen pour les hydrocarbures russes, l'Union européenne absorbant la moitié des exportations de la Russie en la matière. La Russie restera en concurrence avec l'Asie centrale pour l'approvisionnement du marché chinois en hydrocarbures. Cette relation sino-russe, économiquement, démographiquement et politiquement déséquilibrée, risque surtout de confirmer que la Russie, sur un plan politique, est dans la posture d'un « junior partner » de la Chine.
Enfin, nous estimons que la marginalisation de la Russie comporterait des risques à la fois pour la Russie, mais aussi pour la sécurité de l'Europe.
L'évolution interne de la Russie apparaît préoccupante : lancement d'une campagne nationaliste anti-occidentale, durcissement du régime, financement des médias et des partis politiques par des capitaux étrangers. Le champ politique est de plus en plus verrouillé.
De l'avis de nombreux observateurs, la Russie est, en dépit de sa politique extérieure offensive, un pays qui se ferme et qui se considère de plus en plus comme une citadelle assiégée.
Dans ce contexte, la mise au ban de la Russie ne fait que renforcer ce mouvement de repli sur soi, qui n'est pas sans risque pour le pays, et peut-être pour l'Europe.
Cette évolution n'est pas souhaitable et la dégradation du climat est inquiétante.
Certains redoutent une déstabilisation d'autres pays du voisinage, où des minorités russophones - 25 millions en Europe de l'Est - sont prises en otage par la Russie. Le discours de la Russie sur le monde russe et sa mission de protection de ses « compatriotes » lui donnent la possibilité de réactiver un certain nombre de foyers de tension : signature de traités d'alliance avec l'Abkhazie en 2014, avec l'Ossétie du Sud en mars 2015, mobilisation militaire en Transnitrie, instrumentalisation du territoire autonome de Gagaouzie en Moldavie...
Je voudrais également insister sur l'instabilité latente dans les Balkans, où la Russie conduit des manoeuvres avec la Serbie. Soyons-y attentifs : les pays Baltes et les autres territoires du voisinage ne sont pas les seuls à s'inquiéter : Kosovo et Serbie seront peut-être un jour à mettre dans la même perspective, si les initiatives russes s'étendent.
La mise en avant par la Russie du facteur nucléaire est-elle seulement une réaction défensive face au renforcement de l'OTAN ? S'agit-il pour la Russie de tester la crédibilité de l'article 5 du traité de l'OTAN ? Le survol de la Turquie par des avions russes constitue-t-il un accident ? Est-ce délibéré ou non ? Nous devons nous poser la question, le contexte étant très inflammable.
L'absence de dialogue avec la Russie comporte donc de vrais risques. C'est finalement la paix qui est en jeu, et une escalade est possible. C'est pourquoi nous prônons un dialogue renforcé.