Le 1er juillet dernier, Daniel Reiner, Michelle Demessine, Joël Guerriau et moi-même, nous avons rendu compte à la commission des premières réflexions auxquelles nous avait conduits le déplacement de notre groupe de travail, au mois de juin, en Iran. Nous avions alors achevé le cycle d'auditions que nous avons mené tout au long du premier semestre, d'une quarantaine de personnes au total : des chercheurs et des hauts fonctionnaires français, et des responsables iraniens. Depuis cette première communication, un élément nouveau - que nous avions anticipé - est survenu, qui a changé la donne pour l'Iran, et peut-être pour l'avenir du Proche et Moyen-Orient : l'accord signé à Vienne le 14 juillet 2015.
Cet accord a revêtu une dimension historique : il a marqué la fin de douze années d'une crise diplomatique visant le programme nucléaire iranien. On a pu voir dans ce résultat un succès de la diplomatie dite de « double approche » du dossier - qui a associé, au dialogue avec l'Iran, une pression croissante sur celui-ci, au moyen de sanctions (embargos commerciaux et gel d'avoirs de personnes physiques et morales). Cet accord constitue aussi un succès pour la diplomatie française, qui a témoigné sa fermeté dans les négociations, en adoptant avec constance une position clairement fondée sur le souci de la non-prolifération régionale. Les conditions que notre pays avait posées à un accord avec l'Iran ont été satisfaites : caractère durable de la limitation des capacités iraniennes de recherche et de production nucléaire ; régime rigoureux des vérifications prévues sur les sites nucléaires iraniens, y compris militaires au besoin ; enfin, automaticité du retour aux sanctions internationales en cas de violation de ses obligations par l'Iran dans l'avenir. Les bonnes nouvelles sont suffisamment rares au Proche-Orient pour que nous saluions celle-ci !
Une question-clé est donc maintenant de savoir si l'accord trouvé à Vienne va effectivement permettre à l'Iran de redevenir un acteur « normal » dans le jeu diplomatique. Il paraît encore trop tôt pour le dire avec certitude. La détermination des Iraniens à appliquer l'accord n'est pas la seule inconnue : à brève échéance, une autre donnée majeure tiendra au résultat des élections présidentielles prévues aux États-Unis en 2016, et donc à l'orientation de la politique étrangère américaine à partir de 2017 - on se souvient de l'hostilité manifestée par les Républicains américains à un accord sur le nucléaire iranien. L'accord de Vienne ne doit donc être encore envisagé, prudemment, que comme la possibilité d'un changement.
C'est bien dans cette perspective que notre groupe de travail s'est placé. Nous avons souhaité évaluer la façon dont l'Iran se trouve potentiellement à même de jouer à nouveau sa partie - il n'y a d'ailleurs jamais renoncé - au sein du concert des Nations. Il s'est donc agi pour nous de prendre la mesure de la puissance iranienne et de nous faire une idée, aussi fidèle que possible, d'un pays particulièrement complexe et qui multiplie les paradoxes.
Le groupe de travail a ainsi pu étayer ce qui est devenu sa certitude : l'Iran constitue une puissance majeure au Proche et Moyen-Orient - que cela plaise ou non ; et il est indispensable de la considérer comme telle. Néanmoins, la vocation de cette puissance n'est pas encore certaine. Quel rôle va-t-elle pouvoir et vouloir jouer dans le proche avenir ? Sous l'hypothèse de la « normalisation » autorisée par l'accord de Vienne, l'Iran acceptera-t-il de faire usage de sa capacité d'influence au bénéfice du règlement des nombreuses crises où il se trouve actuellement impliqué, en faveur de la stabilité régionale ? Au contraire, choisira-t-il de poursuivre, au gré de l'analyse qu'il fera de ses intérêts, les opérations de déstabilisation dont il est soupçonné depuis des décennies ?
On peut au moins avancer que l'Iran, suivant son propre intérêt bien compris, devrait se trouver davantage disposé à un engagement en faveur de la résolution des crises régionales qu'il ne l'était avant l'accord de Vienne... D'où l'importance des différents paramètres de sa puissance : c'est eux, finalement, qui paraissent devoir guider les futurs choix iraniens.
Nous avons ainsi analysé, d'abord, le rayonnement diplomatique de l'Iran. Cette diplomatie semble osciller entre un pôle idéologique, issu des principes de la Révolution islamique, et un pôle pragmatique, qui cherche à tirer profit des opportunités de la conjoncture internationale. Néanmoins, le régime se tient à une constante double ligne anti-États-Unis et anti-Israël.
Au niveau régional, la politique étrangère iranienne met en oeuvre une forte solidarité avec les autres communautés chiites : le prisme religieux éclaire un grand nombre de ses entreprises. Ainsi, en Irak, autre État majoritairement chiite, l'influence de l'Iran s'avère aujourd'hui déterminante. Téhéran, en particulier, prend une part substantielle, auprès des forces irakiennes, dans la résistance à Daesh, entretenant des milices chiites à cet effet - même si l'insuffisance de ces moyens a conduit le gouvernement irakien, par souci d'efficacité, à faire appel à l'appui des frappes aériennes ciblées offert par la coalition menée par les États-Unis. À Bahreïn, gouverné par une monarchie sunnite mais également peuplé d'une majorité chiite, l'Iran entretient notoirement des liens privilégiés avec cette dernière ; il est périodiquement soupçonné d'être à l'origine de diverses tentatives de déstabilisation politique - l'Arabie saoudite est intervenue, par le passé, au soutien du gouvernement. Au Yémen, l'Iran, malgré ses dénégations répétées, est fortement suspecté d'approvisionner en armes la minorité chiite des Houthis, actuellement rebellée contre le gouvernement de la majorité sunnite - que soutient la coalition dirigée par l'Arabie saoudite. Au Liban, le parti chiite Hezbollah, créé en 1982, fait figure de véritable « produit d'exportation » de la Révolution islamique ; l'Iran, par cet intermédiaire qu'il soutient puissamment, conserve une emprise forte sur le Pays du Cèdre. Alors que celui-ci se trouve aujourd'hui soumis à des conditions déstabilisatrices (vacance des institutions, afflux de réfugiés...), il pourrait représenter, dans les prochains mois, un test révélateur de la volonté de Téhéran à faire preuve, ou non, d'une attitude constructive en faveur de la stabilité du Proche-Orient. En Afghanistan, l'Iran entretient des relations privilégiées avec la minorité des Hazaras, chiites - comme avec les Tadjiks, persanophones -, à l'encontre de la communauté pachtoune, sunnite.
Mais les engagements iraniens au Proche et Moyen-Orient excèdent ce paradigme confessionnel. C'est ainsi qu'en Syrie, le soutien assuré par l'Iran au bénéfice du régime baasiste - laïc - de la famille al-Assad, elle-même alaouite mais, ce faisant, pouvant être considérée comme dissidente par rapport à l'orthodoxie chiite, paraît au fond dépourvu de motif religieux ; il est bien davantage d'ordre géopolitique. Ce soutien n'en est pas moins, jusqu'à présent, indéfectible. La plupart des experts estiment que le régime de Damas se serait effondré sans le concours d'ordre à la fois politique, militaire et financier assuré par l'Iran. Celui-ci, de la sorte, reste, dans ce dossier, au centre du jeu diplomatique... La stratégie paraît fructueuse : vous aurez noté, en septembre dernier, la déclaration commune sur la Syrie de la Haute-Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Mogherini, et du ministre iranien des affaires étrangères, M. Zarif ; et les États-Unis se sont déclarés prêts à travailler avec l'Iran, comme avec la Russie, dans la perspective du règlement du conflit syrien - à la condition que ce ne soit pas au profit de Bachar al-Assad.
Dans le même ordre d'idée, l'inimitié de l'Iran chiite et de l'Arabie saoudite wahhabite ne repose de toute évidence qu'en partie sur ces éléments confessionnels : la proximité traditionnelle de Ryad avec les États-Unis, rapportée à l'antiaméricanisme de Téhéran, représente un facteur probablement plus agissant. La concurrence s'exerce sur plusieurs théâtres extérieurs, en forme de guerre par procuration - en Irak, en Syrie, au Yémen... L'affrontement se joue également sur un plan économique, l'Arabie saoudite utilisant contre les intérêts iraniens le poids de sa production en pétrole sur les cours mondiaux. Malgré des déclarations du président iranien, M. Rohani, qui ont montré une possible voie d'apaisement avec Ryad, la situation n'a guère évolué. Le rapprochement entre les deux États que pourrait susciter, notamment, la cause commune de la lutte contre Daesh, se fait attendre.
L'opposition iranienne à Israël passe par un soutien affiché de l'Iran à la cause palestinienne. Le Hamas, essentiellement à Gaza, bénéficie ainsi de l'appui diplomatique et militaire de Téhéran, relayé par le Hezbollah libanais. Cependant le Fatah, en Cisjordanie, s'est montré ces dernières années plus réservé à l'égard de ce qu'il semble tenir pour une volonté d'ingérence.
Enfin, avec la Turquie, Téhéran semble engagé dans une forme d'alliance relative, qui fait fond sur une vieille rivalité, persistante, pour tenir le rôle de grande puissance régionale non-arabe et de nation chef de file du monde islamique. L'Iran s'est d'ailleurs longtemps défié d'un pays, membre de l'OTAN et partenaire d'Israël, qui postulait à intégrer l'Union européenne. Mais l'arrivée au pouvoir à Ankara, en 2002, du Parti de la justice et du développement (AKP), la promotion des valeurs islamiques - sunnites, certes - par le gouvernement turc, et plus récemment les distances prises par celui-ci tant avec l'Europe qu'avec Israël, ont incité au rapprochement. Ainsi, la Turquie a représenté, ces dernières années, l'un des rares soutiens reçus par l'Iran dans son projet de se doter d'un programme nucléaire civil. Il est vrai que d'importants enjeux commerciaux unissent les deux pays. Cela n'a pas empêché, notamment, que le gouvernement d'Ankara, à rebours de celui de Téhéran, prenne le parti des opposants à Bachar al-Assad en Syrie.
Au-delà de sa région, par convergence d'intérêts, l'Iran a noué d'autres partenariats stratégiques ; je me bornerai ici à mentionner le cas de la Chine et celui de la Russie. La relation est surtout économique avec la Chine, qui représente aujourd'hui le principal partenaire commercial de l'Iran. Les orientations de la diplomatie chinoise paraissent guidées, là comme ailleurs, par le pragmatisme. La Russie est le premier fournisseur d'armes de l'Iran. De fait, elle s'est conformée, un temps, aux mesures d'embargo international en la matière, elle n'a cependant pas renoncé à ce commerce : on l'a bien vu, au mois d'août dernier, avec la confirmation officielle de la livraison à l'Iran, avant la fin de l'année, de batteries de défense antiaérienne sol-air russes, de type S-300, vendues pour un montant de 800 millions de dollars.