La capacité militaire de l'Iran est en effet un autre aspect de la puissance du pays auquel notre groupe de travail s'est attaché.
L'armée régulière iranienne est toujours aujourd'hui marquée, comme le reste du pays, par la guerre Iran-Irak et ses centaines de milliers de morts. Elle compterait 350 000 hommes environ, et dispose d'un équipement assez hétérogène, de qualité plutôt moyenne : des acquisitions récentes auprès de la Russie, la Chine ou la Corée du Nord, et du matériel acquis, avant 1979, auprès des Occidentaux - dont les États-Unis et la France. L'Iran, cependant, grâce aux transferts de technologie dont il a bénéficié auprès de ses partenaires, a mis en place une industrie d'armement nationale, dont une filière balistique. Son budget annuel d'armement est évalué de 2,5 % à 3 % du PIB - ce qu'il faut notamment comparer aux dépenses militaires des États membres du Conseil de coopération du Golfe qui, cumulées, s'avèrent huit fois supérieures. La doctrine officielle est d'ailleurs strictement défensive. Et l'état des forces iraniennes disponibles paraît fort modeste : la capacité de résistance de la flotte est estimée par les experts comme extrêmement limitée au regard de la puissance de la flotte américaine basée à Bahreïn ; les 330 avions de combats des forces aériennes du pays sont en partie inutilisables, du fait de leur vétusté et du manque de pièces détachées...
Mais l'armée régulière de l'Iran se trouve doublonnée, depuis 1979, par l'organisation de Pasdarans, les « Gardiens de la Révolution islamique ». C'est une sorte d'armée parallèle. Ils disposent de leur propre équipement militaire, souvent plus performant que celui de l'armée régulière, et de leurs propres troupes - dont la force d'élite Qods, bras armé des interventions non conventionnelles de l'Iran en dehors de son territoire ; on sait qu'une partie de cette force se trouve aujourd'hui en Syrie. Ces Pasdarans, de plus, constituent une véritable organisation économique, dont les membres contrôleraient près de 40 % de l'économie de l'Iran, dans tous les secteurs. Et ils sont une force politique essentielle, dont l'emprise sur la société iranienne se révèle très concrète au quotidien.
Nous avons également cherché à analyser les aspects économiques et la société de l'Iran.
Sur l'économie, je me tiendrai à l'essentiel. Les ressources iraniennes sont importantes : le pays détient 10 % des réserves pétrolières de la planète et 18 % des réserves de gaz naturel ; sa population de près de 80 millions d'habitants fait de lui le plus gros marché intérieur du Moyen-Orient. Cette économie a connu ces dernières années un repli considérable - une contraction de 8,5 % du PIB entre 2012 et 2014. La situation est avant tout imputable aux embargos internationaux : le coût des sanctions internationales qui ont visé l'Iran est estimé aux alentours de 500 milliards de dollars. Pendant cette période, le marché iranien s'est réorienté vers ses voisins émiratis et irakiens, vers la Turquie, ainsi que vers la Chine, la Corée du sud et l'Inde. Mais le ralentissement économique du pays a tenu aussi à une inflation massive et à la chute des cours du pétrole. Les perspectives actuelles de reprise sont conditionnées à la mise en oeuvre effective du scénario tracé par l'accord de Vienne pour la levée des sanctions.
L'Iran pourrait renouer avec une activité forte : la Banque mondiale prévoit une croissance de l'ordre de 5 % du PIB dès 2016, qui devrait se prolonger pendant plusieurs années. On anticipe en effet la relance du commerce extérieur et des investissements étrangers, mais aussi la disponibilité nouvelle des quelque 100 à 150 milliards de dollars d'avoirs iraniens à l'étranger qui ont été gelés du fait des sanctions. Ce redémarrage implique toutefois que le gouvernement iranien mette en place certaines réformes structurelles. Ces réformes impliquant une diminution du contrôle de l'économie par les Pasdarans, elles risquent naturellement de rencontrer une forte opposition... Il semble néanmoins qu'un certain consensus se soit noué, pour libéraliser graduellement l'économie, au sein de la société iranienne.
Naturellement, notre groupe de travail s'est penché façon plus large sur le devenir de cette société. Notre rapport, à cet égard, se fonde principalement sur les auditions que nous avons menées à Paris, car il ne nous a pas été possible de rencontrer librement des représentants la société civile pendant notre déplacement - très encadré - en Iran. Le pays, malgré une image internationale marquée par le dossier nucléaire, ne se réduit pas à son régime politique, ni ce régime aux idées simplistes que l'on en donne parfois.
L'Iran se trouve depuis 1979 sous l'emprise d'un système de gouvernement se voulant théocratique, en grande partie à la main du Guide suprême. Toutefois, ce système présente paradoxalement des aspects démocratiques ; nos interlocuteurs iraniens se sont d'ailleurs fait fort de souligner que le président de la République était élu (Hassan Rohani, en juin 2013, l'a été avec un taux de participation remarquablement élevé de 72,7 %) et que le Parlement (Majles) était influent : il peut s'opposer à la nomination de ministres et provoquer leur destitution. Et on distingue plusieurs courants politiques.
Une vision un peu manichéenne conduit souvent à opposer, d'un côté, un courant conservateur, idéologiquement dur - proche du Guide Khamenei et des milieux sécuritaires, incarné par le Président Ahmadinejad entre 2005 et 2013 et, depuis 2012, majoritaire au Parlement - et, de l'autre côté, un mouvement réformateur-modéré que représenterait, aujourd'hui, le gouvernement Rohani. Mais la réalité paraît plus complexe. Ainsi, le Président Ahmadinejad, considéré comme ultra-conservateur, a été jusqu'à présent le seul président laïc de la République islamique. Inversement, la candidature d'Hassan Rohani a été nécessairement autorisée par le Guide, puis son élection ratifiée par celui-ci. En fait, il ne paraît pas possible aujourd'hui de gouverner, en Iran, sans l'aval du Guide : il n'y a pas d'opposition véritable.
La situation récemment observée dans le pays en matière de droits de l'Homme tend hélas à le prouver. L'arrivée au pouvoir du Président Rohani avait fait naître l'espoir d'une amélioration en ce domaine ; ces espoirs sont aujourd'hui déçus. Le rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l'Homme en Iran, M. Ahmed Shaheed, dans son rapport de mars dernier, a souligné la dégradation continue de la situation, regardant les exécutions capitales, la liberté d'expression ou la situation de certaines minorités - même si notre attention a été attirée sur le fait que les chrétiens, les juifs et les zoroastriens disposaient en Iran d'une représentation parlementaire.
J'ajoute que la condition des femmes est difficile. La Révolution islamique a maintenu certains des acquis du mouvement d'émancipation qu'avaient conduit les shahs Pahlavi - droit de vote, scolarisation, incitation à faire des études. À peine un quart des Iraniennes étaient alphabétisées en 1979, contre près de 90 % aujourd'hui, et 60 % des étudiants iraniens, toutes disciplines confondues, sont des étudiantes. Mais elles souffrent, notamment, de la tenue vestimentaire qui leur est imposée en public, de restrictions en termes d'accès à l'emploi ou de présence dans l'espace social - les manifestations sportives, entre autres -, et de l'abaissement de leur âge légal de mariage. Cet âge légal est de quinze ans depuis 2004, contre neuf ans en 1979, alors qu'il était de dix-huit ans avant la révolution.
Il est vrai que les marges de manoeuvre du gouvernement paraissent étroites, sur ces sujets, face aux résistances des milieux les plus conservateurs, tant au sein du régime que dans la société rurale. La société iranienne actuelle, néanmoins, est composée d'une classe moyenne importante et éduquée, et jeune - 55 % des habitants ont moins de 30 ans ; cette composante peut être considérée comme la promesse d'un autre avenir. Le « Mouvement Vert », issu de la protestation populaire à laquelle a donné lieu la réélection de M. Ahmadinejad à la présidence de la République, en juin 2009, avait paru incarner cette promesse. Aujourd'hui, la résignation au régime semble plus grande ; peut-être a-t-elle été favorisée par l'attente de l'issue des négociations sur le programme nucléaire. La normalisation rendue possible par l'accord de Vienne pourrait favoriser une évolution positive. À court terme, en tout cas, une nouvelle révolution, qui impliquerait de nouveaux sacrifices pour le peuple iranien, ne semble pas l'issue la plus probable : les progrès resteront sans doute lents à prendre forme. Le résultat des prochaines élections législatives iraniennes, prévues en mars 2016, devrait en constituer un bon indicateur.
Ce panorama de l'Iran dressé, notre groupe de travail s'est naturellement interrogé sur la façon dont la France doit orienter sa relation avec le pays. Les liens franco-iraniens ont une histoire longue, ponctuée de nombreux aspects positifs. L'appauvrissement récent de cette relation, notamment sur le plan des échanges culturels, a résulté de motifs d'ordre conjoncturel : le dossier nucléaire.
D'une part, dans le contexte des sanctions internationales appliquées à l'Iran depuis 2006-2007, les échanges économiques entre nos deux pays se sont considérablement restreints. Les importations françaises en provenance d'Iran ont connu une chute brutale, passant de 1,77 milliard d'euros en 2011 à 48 millions d'euros en 2013, en raison de l'arrêt des importations de pétrole iranien à la suite de l'embargo européen total décidé, en la matière, en janvier 2012. Nos exportations vers l'Iran, de même, ont fortement diminué, s'établissant à 453 millions d'euros en 2014, contre 1,66 milliard en 2011. Les difficultés commerciales ont pour partie résulté d'un problème de financement : les banques françaises, qui effectuent leurs transactions en dollar, se trouvent presque toutes exposées au dispositif de sanctions des États-Unis ; en considérant la « jurisprudence » dégagée l'occasion de l'affaire BNP-Paribas en 2014, ces banques ont souvent refusé de prendre en charge les transactions financières avec l'Iran, même dans des secteurs pourtant non ciblés par les sanctions. Sur place, en conséquence, d'autres firmes européennes, mais surtout des sociétés chinoises, coréennes et turques, se sont substituées aux françaises.
D'autre part, les relations politiques entre la France et l'Iran, dans le contexte de la négociation sur le programme nucléaire iranien, ont évidemment été tendues. On peut toutefois gager que les Iraniens savent faire la part des choses, et que la qualité de la relation franco-iranienne ne sera pas durablement affectée par l'histoire récente. Les signes de restauration de nos liens sont déjà tangibles.
Au plan politico-diplomatique, la normalisation a été amorcée, deux semaines seulement après l'accord de Vienne, par la visite officielle du ministre français des affaires étrangères à Téhéran, qui s'est bien déroulée. Le 27 septembre dernier, en marge de l'assemblée générale des Nations Unies, le Président de la République et son homologue iranien, M. Rohani, se sont entretenus. À cette occasion, deux idées fortes ont été exprimées, auxquelles souscrit notre groupe de travail : le rôle majeur de l'Iran sur la scène régionale appelle un dialogue franco-iranien nourri, et nos deux pays doivent renouer avec les projets économiques conjoints. Une visite du Président Rohani en France est désormais annoncée pour le mois de novembre prochain.
Il est en effet indispensable de rétablir un dialogue politique continu, au plus haut niveau, entre la France et l'Iran, en vue du règlement des crises en Irak, en Syrie, au Liban, en Palestine... Certes, le sens de l'implication iranienne sur la scène régionale reste sujet à caution ; le soutien actuel fourni par le régime de Téhéran à celui de Damas, entre autres, l'éloigne des options défendues par la diplomatie française. Néanmoins, compte tenu du poids du pays dans la région, il s'agit pour nous d'un interlocuteur nécessaire.
Au plan économique, dans un contexte de concurrence internationale très forte, diverses missions d'entreprises françaises se sont rendues, récemment, en Iran. En dernier lieu, au mois de septembre dernier, une délégation de près de 150 entreprises conduites par le MEDEF a accompagné la visite de Iran du ministre français de l'agriculture et du secrétaire d'État chargé, notamment, du commerce extérieur. Les discussions ont d'ores et déjà permis d'identifier les secteurs dans lesquels l'expertise française est attendue : l'industrie pétrolière - Total se trouve bien positionné ; le secteur automobile - Renault et Peugeot sont historiquement présents en Iran, et une étude réalisée par Renault estime que le marché iranien pourrait atteindre deux millions de voitures d'ici cinq ans ; l'aéronautique - vu l'âge moyen de la flotte civile iranienne, le besoin est estimé de 400 à 500 avions de ligne sur les dix prochaines années ; l'agriculture, en particulier dans le domaine de l'irrigation, et l'agro-alimentaire - des accords bilatéraux sont d'ores et déjà signés en ce domaine ; le tourisme, pour lequel le potentiel est considérable...
La reprise des investissements français en Iran suppose cependant la réouverture des canaux bancaires. Mais nos entreprises ont manifestement la possibilité de jouer l'atout que constitue, pour leur réimplantation dans le pays, la bonne image dont y jouit toujours le nôtre. Nous approuvons donc l'effort d'appui engagé par l'État en ce domaine : récente ouverture d'un bureau de Business France à Téhéran, renforcement du service économique de notre ambassade, mise en place d'une commission mixte bilatérale... Il convient bien sûr de prolonger cet effort.