Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 3 novembre 2015 à 15h00
Indépendance et impartialité des magistrats ; justice du xxie siècle — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi organique et d'un projet de loi dans les textes de la commission

Christiane Taubira, garde des sceaux :

Ces 5 000 emplois permettent de couvrir les besoins dans la magistrature. Il faut préciser que ces besoins n’avaient pas été estimés ou, en tout cas, il n’y avait pas eu la volonté politique de remplacer les magistrats, les greffiers et les autres fonctionnaires partant à la retraite. Nous avons estimé à 1 400 le nombre de magistrats devant partir à la retraite au cours du quinquennat. Il aurait donc fallu, sous le précédent quinquennat, que des promotions d’au moins 300 élèves magistrats puissent permettre le remplacement des magistrats quittant leurs fonctions. Or, à cette époque, les promotions d’élèves magistrats ont varié de 80 à 144 personnes. Nous avons décidé, dès 2013, que les promotions devaient permettre non seulement de remplacer les départs à la retraite, mais aussi d’augmenter les effectifs de la magistrature. C’est ainsi que les promotions d’élèves magistrats ont été au nombre de 358 en 2013, de 364 en 2014 et de 382 en 2015. Nous aurons une promotion record l’année prochaine, avec 482 élèves magistrats.

Par ailleurs, nous faisons des promotions annuelles d’un millier de greffiers et fonctionnaires, ce qui nous permet de remplacer ceux qui partent, mais surtout de donner à nos juridictions les moyens d’affronter les nécessités quotidiennes, c'est-à-dire les demandes de justice exprimées par nos concitoyens.

Bien entendu, nous avons également veillé à rétablir le service public de la justice de proximité. C’est ainsi que nous veillons à corriger les injustices flagrantes de la carte judiciaire de 2008, et notamment des déserts judiciaires créés à cette occasion. Nous avons procédé à la réimplantation de tribunaux de grande instance, créé des chambres détachées, amélioré le maillage territorial de l’accès au droit, notamment en ouvrant de nouvelles maisons de justice et du droit, auxquelles nous avons affecté des greffiers, ce qui n’était plus le cas depuis plusieurs années, et en implantant de nouveaux CDAD, les conseils départementaux de l’accès au droit.

Nous avons également, pour éliminer l’une des entraves de l’accès au droit et à la justice, supprimé la taxe de 35 euros, qui abondait le budget de l’aide juridictionnelle à hauteur de 60 millions d’euros. Cette suppression s’est accompagnée de la décision de compenser intégralement la perte de ressources.

Il s’agit donc d’une réforme qui s’inscrit dans une logique, une continuité, une dynamique, un ensemble ; bref, ce que j’appelle un écosystème. Elle a été pensée et préparée durant deux années. Nous avons veillé à procéder à une évaluation, à une concertation, puis à une élaboration commune. J’évoquais précédemment l’intelligence collective que nous avons mise en branle.

Cette réforme de la justice est la plus ambitieuse depuis 1958. Nous avons souhaité que cette ambition se reflète d’abord dans la méthode d’élaboration. Celle-ci a consisté, dans un premier temps, à rassembler des personnes aux compétences, aux profils et aux parcours divers, dans le cadre de groupes de travail. Nous nous sommes appuyés sur les conclusions du rapport de l’Institut des hautes études sur la justice. Ce rapport intitulé La prudence et l’autorité, qui a été élaboré par Antoine Garapon, secrétaire général de l’IHEJ, Sylvie Perdriolle, présidente de chambre à la cour d’appel de Paris et Boris Bernabé, professeur à l’université de Franche-Comté, nous a fourni des éléments de réflexion intéressants à la fois sur le fonctionnement de l’institution judiciaire, sur l’office du juge et son périmètre d’intervention.

Trois groupes de travail ont donc été mis en place : l’un présidé par le premier président de la cour d’appel de Montpellier Didier Marshall, plus spécifiquement chargé des « juridictions du XXIe siècle » ; un autre, présidé par Pierre Delmas-Goyon, conseiller à la Cour de cassation, plus particulièrement centré sur l’office du juge, son périmètre d’intervention et ses relations avec les justiciables ; un troisième, enfin, présidé par Jean-Louis Nadal, procureur général, consacré à la modernisation de l’action publique.

Un comité de pilotage a permis d’articuler les 268 recommandations remises par ces groupes de travail, à partir desquelles un grand débat public sur la justice du XXIe siècle a été organisé pendant deux jours à la Maison de l’UNESCO. Je remercie d’ailleurs les sénatrices et sénateurs qui y ont participé de façon très active. J’ajoute que nous avons bénéficié, dans l’élaboration de ces deux projets de loi, des travaux parlementaires, et notamment de deux rapports sénatoriaux : le rapport d’information intitulé La réforme de la carte judiciaire : une occasion manquée de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, consacré aux remèdes nécessaires à apporter à la réforme de la carte judiciaire engagée en 2007, et le rapport d’information intitulé Pour une réforme pragmatique de la justice de première instance de M. Détraigne et Mme Virginie Klès.

Nous avons également consulté l’ensemble des juridictions et, forts des 2 000 contributions qui nous ont été adressées, nous avons pu définir quinze actions au service du triple objectif d’un service public de la justice plus proche – proximité physique, mais aussi fonctionnelle –, plus efficace et plus protecteur. Ainsi ont été conçus ces deux projets de loi.

Le projet de loi organique, que nous allons examiner en premier, vise à renforcer l’indépendance et l’impartialité de la magistrature et à l’ouvrir davantage sur la société.

S’agissant de l’indépendance et de l’impartialité des juges, il s’agit non seulement de les garantir, mais aussi de les rendre visibles aux yeux des citoyens. Dans cette perspective, nous décidons de supprimer la nomination des procureurs généraux en conseil des ministres et nous donnons force de loi à la circulaire du 31 juillet 2012, qui rend transparentes les propositions de nomination à des postes de magistrats du ministère public.

Nous reconnaissons également la mission de protection des droits et des libertés du juge des libertés et de la détention, en proposant qu’il soit nommé par décret du Président de la République. Il devient ainsi un juge spécialisé, mieux formé, bénéficiant de garanties statutaires plus protectrices.

Nous introduisons des dispositions de prévention des conflits d’intérêts, de façon à satisfaire aux exigences de la vie publique, mais également de l’éthique professionnelle.

Nous instaurons un entretien déontologique avec le chef de juridiction pour tous les magistrats du siège et du parquet ayant une activité juridictionnelle, lors de leur installation dans de nouvelles fonctions, et une obligation de déclaration de situation patrimoniale pour les plus hauts magistrats.

Nous veillons enfin à renforcer les droits et les garanties des magistrats en matière notamment d’évaluation, de liberté syndicale et d’obligation de résidence.

Le projet de loi ordinaire vise, comme je l’ai dit précédemment, à remplir trois objectifs : une justice plus proche – donc plus accessible –, plus efficace et plus protectrice.

Afin de rapprocher la justice du citoyen, nous créons un service d’accueil unique du justiciable. Ce service est à la fois un point d’accueil centralisé et un point d’entrée procédural, qui assure un accès polyvalent à la justice, aussi bien aux justiciables qu’aux professionnels de justice. Les greffiers qui seront affectés à un service d’accueil unique du justiciable verront leur compétence géographique étendue au-delà de celle de la juridiction où ils sont implantés. La création de ce service de proximité permettra à chaque justiciable, quelle que soit la juridiction, d’être informé, d’être orienté, d’engager des démarches et des formalités, mais aussi de suivre le traitement de son affaire.

Nous avons procédé par expérimentations : les premières expérimentations du service d’accueil unique du justiciable ont été lancées et évaluées dans six ressorts de tribunaux de grande instance, dans lesquels ont été affectés des greffiers spécifiquement formés – nous veillons en effet à créer les postes nécessaires au bon fonctionnement de ces services. Une deuxième vague d’expérimentations a été engagée en septembre dernier, afin de répondre à l’importante demande venue d'autres juridictions.

Ces services seront complétés par un volet dédié à la communication électronique, avec l’attribution d’un code personnel à chaque justiciable, et par la mise en œuvre du projet Portalis, qui mettra à disposition des justiciables, dès la fin de l’année, un portail internet leur permettant de suivre l’évolution de leurs procédures.

Nous avons, pour répondre au double défi de la proximité et de l’efficacité, lancé d’autres expérimentations.

L’une est relative aux conseils de juridiction, qui permettront d’ancrer la juridiction dans un territoire en créant les conditions d’une réflexion commune et transversale, ouverte aux propositions des partenaires institutionnels et associatifs de la juridiction, sur des problématiques telles que l’accès au droit, l’accompagnement des victimes et l’aide juridictionnelle. Cette expérimentation concerne trois cours d’appel et dix-sept tribunaux de grande instance.

Une autre expérimentation vise à nouer des partenariats avec les universités portant principalement – mais pas exclusivement – sur l’analyse de la jurisprudence des juridictions et destinés à améliorer la prévisibilité des décisions de justice. Dix cours d’appel et quatorze tribunaux de grande instance pratiquent cette expérimentation, qui a également fait l’objet d’une évaluation.

Une troisième expérimentation répond à l’exigence d’efficacité : celle de l’assistance des magistrats – principalement ceux du ministère public, mais certaines expérimentations concernent des magistrats du siège – par des greffiers.

Nous avons également doté les magistrats d’un équipement technologique moderne, leur permettant de satisfaire aux nécessités de mobilité et aux contraintes de permanence qui leur incombent.

Toujours dans la perspective d’améliorer l’efficacité du service public de la justice, le titre II du projet de loi vise à favoriser le recours aux modes alternatifs de règlement des litiges, c’est-à-dire à la médiation et à la conciliation. Nous sommes en effet persuadés – l’expérience le démontre – que lorsqu’un litige est résolu par les deux parties, la solution est souvent plus rapide, mieux acceptée, plus durable ; la construction commune d’un accord qui est ainsi encouragée possède en outre une vertu non négligeable, celle de recréer du lien social. Nous rendons donc obligatoire la tentative de règlement amiable du litige par un conciliateur de justice avant la saisine du juge pour tout ce qu’on appelle les « petits litiges du quotidien » – ceux pour lesquels la demande est inférieure ou égale à 4 000 euros.

Nous procédons également à un certain nombre de transferts de contentieux, de façon à alléger le travail des juridictions et à concentrer les magistrats et les greffiers sur leurs missions juridictionnelles. Ces transferts se feront par exemple vers les officiers de l’état civil, tout en respectant l’intérêt des collectivités, qui constitue, je le sais, une préoccupation particulière des parlementaires de cette chambre. Nous rendons ainsi possible la suppression du double en version papier du registre de l’état civil, en cas de sauvegarde électronique des données de l’état civil par les mairies. Il s’agissait d’une contrainte pour les communes, qui étaient obligées d’établir ces registres, ainsi que pour nos juridictions, qui devaient les stocker et les mettre à jour à chaque modification.

Nous procédons en outre à des regroupements de contentieux, qui concernent en particulier le contentieux social. Celui-ci est aujourd’hui très dispersé, pour ne pas dire disparate, alors même que les justiciables concernés se trouvent, lorsqu’ils ont besoin de recourir aux juridictions compétentes, en situation de grande vulnérabilité. Nous souhaitons donc regrouper les contentieux traités par les TASS, les tribunaux des affaires de sécurité sociale, par les TCI, les tribunaux du contentieux de l’incapacité, et – pour partie – par les CDAS, les commissions départementales d’aide sociale. À cette fin, nous vous proposons que le contentieux social, désormais unifié, soit traité – comme le prévoit l’article 8 du titre III – par le pôle social du tribunal de grande instance.

L’article 52 du titre VII comporte une mesure d’habilitation qui nous permettra de mettre en œuvre de la façon la plus précise et la plus efficace possible cette fusion de contentieux. Nous y travaillons depuis plus d’un an, mais nous avons été confrontés à des difficultés relatives à l’estimation des besoins, à l’impact d’un tel regroupement et au traitement des stocks. Nous avons donc dû, il y a quelques mois, diligenter une double inspection de la part de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale des services judiciaires, dont le rapport nous sera remis mi-novembre. Nous vous proposons donc de commencer par retenir dans la loi le principe du regroupement de ces juridictions sociales, afin de parer à l’urgence de simplification de l’accès au droit de ces personnes qui sont soit indigentes, soit malades, soit frappées de handicap.

Par ailleurs, nous attribuons au tribunal de grande instance la compétence exclusive des demandes de réparation d’un dommage corporel, y compris pour les montants inférieurs à 4 000 euros – la complexité inhérente à ce type de dommages justifie une telle exclusivité.

Le titre V a pour objet de créer un cadre légal commun aux actions de groupe. Nous créons ainsi un accès collectif à la justice, par le biais d’un socle procédural commun qui unifie la procédure permettant d’accéder collectivement au juge.

La nécessité de l’action de groupe est patente dans certaines situations, où les victimes sont nombreuses mais ne peuvent procéder, dans l’état actuel du droit, qu’à des démarches individuelles. Un certain nombre de contentieux récents, à caractère médical, social ou industriel, l’ont montré : procès de l’amiante, procès des prothèses mammaires, procès du Mediator. Le dispositif de l’action de groupe permettra aux victimes d’agir ensemble. C’est une avancée importante pour les justiciables. Elle l’est aussi pour l’institution judiciaire, pour mettre un terme à la fragmentation de notre droit, aux recours multiples, à des procédures et des codes différents.

Par cette action de groupe, nous souhaitons non seulement réparer les préjudices, mais aussi conduire une action pédagogique et sociale, au sens où nous voulons d’abord identifier ensemble les mécanismes qui contribuent à des situations inégalitaires entre les victimes de préjudices sériels et les corriger. Nous créons ainsi une action de groupe contre les discriminations, car nous savons à quel point celles-ci fragilisent le pacte républicain et le lien social. Pour ce faire, nous reprenons des dispositions déjà contenues dans la proposition de loi du député Razzy Hammadi, votée en juin de cette année à l’Assemblée nationale. Nous introduisons en outre les propositions concernant l’action de groupe dans le champ du travail.

Nous avons souhaité mettre en place un dispositif qui soit à la fois efficace et sécurisé, parce qu’il est important que nous permettions aux victimes de recourir à l’action de groupe pour faire face non seulement à la difficulté de présenter des preuves, y compris lorsque la discrimination est flagrante, mais aussi à leur fragilité psychologique. En effet, les personnes victimes de ces préjudices sériels ou de ces discriminations sont souvent en position de fragilité au moment où elles les subissent. Nous renforcerons ainsi l’action que nous menons depuis 2012, puisque nous disposerons dans toutes nos juridictions de pôles anti-discrimination et d’un réseau de magistrats référents. Au sein du ministère de la justice, nous avons également lancé un site anti-discrimination ainsi qu’une campagne anti-discrimination.

Le titre VI concerne la justice commerciale, que nous adaptons aux enjeux de la situation tant économique que de l’emploi. Ce titre contient des dispositions relatives au statut et aux missions des juges consulaires, notamment en matière de formation initiale et continue, de règles déontologiques et de règles disciplinaires. Il comporte également des dispositions sur la traçabilité des fonds qui sont déposés sur les comptes des mandataires financiers ainsi que des dispositions relatives à la prévention et aux procédures collectives.

Tel est, mesdames, messieurs les sénateurs, l’essentiel des dispositions contenues dans le projet de loi organique et le projet de loi ordinaire. Il s’agit, je le répète, d’une réforme d’ampleur. Nous cherchons à rénover le lien de confiance entre les citoyens et l’institution judiciaire et à élaborer des normes qui s’inscrivent dans un ensemble, ce que j’ai appelé un écosystème. Il faut donc également tenir compte, outre des mesures du projet de loi organique et du projet de loi ordinaire, des dispositions réglementaires déjà publiées, de celles du décret miroir qui accompagne le projet de loi ordinaire ainsi que des dispositions organisationnelles et en matière de progrès numérique.

Rénover le lien de confiance entre les citoyens et l’institution judiciaire est un engagement du Président de la République. Pour que la démocratie retrouve une plus grande vitalité, pour que l’État de droit soit renforcé, l’autorité judiciaire doit échapper à toute suspicion de connivence avec le pouvoir politique – depuis trois ans, cette connivence a été définitivement levée, ici, en France – et de compromission avec des groupes d’intérêts. C’est la condition pour que les magistrats qui, eux, veillent à l’indépendance de leurs fonctions et à l’impartialité de leurs décisions apparaissent sans la moindre ambiguïté aux yeux des citoyens comme étant exemplaires, indépendants et impartiaux.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion