C'est toujours un grand honneur d'être auditionné par le Sénat, et spécialement par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. C'est en effet un moment solennel durant lequel on traite de la construction de la marine de 2040.
Les bâtiments qui entrent aujourd'hui dans la marine y resteront pendant trente ou trente-cinq ans. Il est donc important d'adopter une vision à long terme des affaires stratégiques. La question a été évoquée à l'occasion des réunions préparatoires à la conférence des Nations unies sur le climat (COP 21). Il faut sortir de la vision immédiate véhiculée par nos sociétés pour réfléchir à plus long terme. C'est ici le lieu où on peut le faire.
Si je devais résumer, je dirais que le projet de loi de finances 2016 est conforme à la loi de programmation militaire (LPM) actualisée. Il nous permettra donc de rester sur le plan « Horizon Marine 2025 » sous réserve que les crédits soient au rendez-vous et qu'on règle les traditionnelles levées de doute de fin d'année sur les réserves, le décret d'avance sur les opérations extérieures (OPEX) et le retour de la vente du Siroco. À ce sujet, le Portugal ayant renoncé à ce rachat, c'est au Brésil que nous céderons à la fin de l'année ce bâtiment de quinze ans d'âge - ce qui est peu -.
Avant d'aborder le PLF 2016, je voudrais dresser un bilan du contexte stratégique et de la marine que nous sommes en train de construire à l'horizon 2040. On ne bâtit pas en effet une marine pour le plaisir ni pour tenir un format, mais pour réaliser des missions qui répondent aux enjeux stratégiques d'aujourd'hui et de demain.
Au-delà de l'intérêt que portent les médias à Daech, je voudrais faire un tour d'horizon de ce que voient les marins sur leurs théâtres extérieurs.
Le monde est aujourd'hui confronté à quatre « bascules » fortes, de notre point de vue de marins.
La première est une bascule économique. Je vous le dis souvent, les flux maritimes n'arrêtent pas leur croissance, qui est même spectaculaire. Cette forte croissance s'accompagne d'une course au gigantisme, comme en témoigne le récent baptême du dernier navire de la CMA/CGM, le « Bougainville », par le président de la République.
Ces flux constituent les artères vitales de notre société et de notre économie ; lorsque survient une crise au Yémen qui menace le détroit de Bab-el-Mandeb, où passe l'essentiel du trafic de conteneurs et de pétrole à destination de toute l'Europe, tout prend une autre dimension.
Autre manifestation de cette « maritimisation » de l'économie : les ressources terrestres et les progrès de la technologie incitent nos sociétés à se tourner vers les ressources des océans. J'ai relevé dans la presse que l'on annonçait le lancement du premier navire d'extraction minière profonde par un chantier chinois. Ce navire emportera des bulldozers à 1 600 mètres de profondeur et sera opérationnel en 2018, c'est-à-dire demain ! Cet appétit pour les ressources marines et sous-marines se traduit par l'arrivée à la mer de nouvelles frontières qu'il faudra prendre en compte. Nous possédons la seconde zone économique exclusive au monde et nous serons concernés par ce conflit entre liberté des flux maritimes et appétits des chercheurs de ressources en mer.
Certains estiment que ceci a toujours été le cas, et qu'on a toujours eu besoin de la mer pour s'alimenter et commercer. Certes, mais la part prise par la mer dans ces fonctions est inédite. Aujourd'hui, 90 % des biens consommés transitent par la mer. Nos sociétés fonctionnent à flux tendu. Il convient donc de demeurer vigilant.
La deuxième bascule est une bascule environnementale. Il faut bien la prendre en compte. Vu de la mer, l'augmentation de la violence des phénomènes climatiques est une réalité incontestable. On en a eu quelques exemples Katrina, Vanuatu, tremblements de terre, raz de marée, etc.
Cela nous concerne au premier chef puisque cela atteint souvent nos DROM-COM ou des territoires voisins. La mer est très souvent la seule voie d'accès à un territoire dévasté. Je vois arriver presqu'avec soulagement et en tout cas avec beaucoup de satisfaction les bâtiments multimissions.
Un second phénomène de la bascule environnementale est constitué par l'accroissement des populations sur les côtes. Le recul des terres cultivables, l'augmentation de la désertification poussent les plus pauvres vers les côtes ; cela a pour nous une traduction très directe, celle de l'augmentation des trafics maritimes en tout genre : drogue, armes, êtres humains, etc.
En troisième lieu, il faut étudier ce qui va se passer en Arctique. Les Russes s'occupent activement de mettre en place une route Nord-Est. Certes, aujourd'hui, celle-ci est moins économique que la route du Sud, qui passe par le détroit de Bab-el-Mandeb, Ormuz ou Suez. Mais si, demain, ces passages venaient à être bloqués, cette route du Nord-Est deviendrait intéressante. On ne peut donc s'en désintéresser.
La troisième bascule est celle des puissances. Les médias se concentrent sur les menaces non étatiques, comme Daech et Al-Qaïda. En mer, on assiste à une redistribution des puissances entre Etats. La Chine, la Russie deviennent ou redeviennent des acteurs majeurs. La Chine arrive en force à la mer, avec une véritable stratégie mondiale, elle en a fait la démonstration. La Russie, qui a opéré un tir de 26 missiles de croisière sur la Syrie est une force navale qui revient au tout premier plan. Ces deux acteurs se déploient sur tous les océans - golfe de Guinée, Amérique latine, etc.
Globalement, la redistribution des puissances maritimes est plutôt centrée sur l'Asie, avec beaucoup de marines de premier rang, comme en Inde, au Japon ou en Chine.
Que devient l'Europe dans tout cela ? Je regrette de constater que la marine française reste en Europe un îlot de verdure dans une zone en voie de désertification. Pour lutter contre cette tendance, la marine nationale essaie de jouer un rôle moteur. Ses attributs de puissance exercent d'ailleurs un fort pouvoir d'attraction : c'est avec une grande satisfaction que je vois la Belgique et le Royaume-Uni se joindre au prochain déploiement du Charles-de-Gaulle. Ils seront rejoints par l'Australie dans l'océan Indien, si la décision politique est prise. On essaye donc d'agréger la puissance maritime européenne autour de ce symbole qu'est le porte-avions français.
La quatrième bascule est technologique. Le plan « Horizon Marine 2025 » nous fait passer d'une marine mécanique à une marine informatique. Je vous dirai tout à l'heure les conséquences que cela a sur la construction même de cette marine de 2025.
Ce qu'il faut garder en tête aujourd'hui, c'est le caractère primordial de la cyberdéfense. C'est une conviction que la marine partage avec tous les acteurs maritimes français. La cyberdéfense va devenir de plus en plus importante ; pour les militaires, elle le sera davantage encore, car je pressens que les grandes nations comme les États-Unis mettront bientôt en place des critères en la matière pour que l'on puisse se brancher à leur réseau. Nous avons commencé à nous y intéresser il y a quatre ans. Nous sommes largement au niveau des meilleurs. Il faut continuer à promouvoir, au sein du milieu maritime dans son ensemble, cette « propreté numérique » indispensable. Nos ennemis, grâce à la démocratisation de la technologie, sont en train de prendre toute la mesure de leur pouvoir de nuisance. Il nous faut donc être extrêmement vigilant sur ce point.
On ne bâtit pas la marine d'aujourd'hui mais celle de demain, voire d'après-demain.
S'agissant des opérations, je ne parle pas de surchauffe opérationnelle, mais de dépassement du contrat opérationnel. Nous sommes présents sur quatre ou cinq théâtres, là où le Livre blanc en prévoyait un ou deux.
Premièrement, nous intervenons, au plus proche des menaces. Nous sommes présents par exemple en Méditerranée orientale avec une mission de renseignement particulièrement utile au large de la Syrie recourant essentiellement à des avions de patrouille maritime, des frégates de défense aérienne et des sous-marins nucléaires d'attaque, dans un contexte de forte remilitarisation russe que vous connaissez.
Au Yémen, vous avez suivi au printemps dernier l'intervention de la marine en moins de vingt-quatre heures pour évacuer nos compatriotes, lors d'une opération qui n'a pas été classifiée comme OPEX, mais qui était une véritable opération de guerre.
Dans le golfe de Guinée, la mission Corymbe se poursuit avec un volet de formation important.
Cette mission est importante pour la prévention immédiate des crises et de la piraterie dans le golfe de Guinée, mais aussi parce que nous formons les marines africaines. Une action entreprise de façon relativement isolée, mais à laquelle nous nous efforçons d'associer le Portugal, l'Espagne et les États-Unis. Les atteintes à la sécurité et à l'ordre dans le golfe de Guinée font peser des menaces directes sur nos ressortissants et nos intérêts économiques, il faut que nous aidions les marines africaines à monter en puissance.
Cette mission de soutien est donc à mon sens essentielle. Si on ne la mène pas, le golfe de Guinée continuera au pire à être une zone de non-droit ; au mieux, quelqu'un d'autre prendra notre place. Il s'agit donc d'aider ses riverains dans notre propre intérêt et dans le leur.
En second lieu, la marine protège nos approches et nos intérêts, comme dans le cas de l'opération Sophia de l'Union européenne, qui vise à lutter contre les passeurs de migrants, ou en matière d'action de l'État en mer aux Antilles. Nous avons intercepté coup sur coup quatre bâtiments porteurs de 1,6 tonne de cocaïne pure ces dernières semaines. Depuis le début de l'année, nous sommes à 7 tonnes, soit 40 tonnes en quatre ans.
Nous surveillons également la pêche illégale partout dans nos eaux et assurons la protection de nos côtes.
Troisièmement, nous assurons la dissuasion sans discontinuer depuis plus de quarante ans pour la composante océanique, et les avions du « Charles de Gaulle » participent à la composante aérienne avec les Forces aériennes stratégiques.
Intervention, protection, dissuasion constituent ce que j'appelle la marine « trois plus un ». Le « plus un » correspond à la permanence à la mer. Elle permet la réactivité, la connaissance des théâtres, l'anticipation et la prévention quand c'est possible.
Financièrement, nous émargeons très peu au BOP OPEX, les OPEX étant par construction administrative des opérations aéroterrestres. La marine autofinance donc ses opérations ; elle s'appuie pour les conduire presque exclusivement sur les crédits prévus dans la loi de finances. C'est pourquoi le PLF et son strict respect sont pour nous particulièrement importants.
Deux mots sur la transformation de la marine. Nous sommes en train de vivre une révolution plus qu'une évolution, qui touche tous les volets, les RH, le soutien et l'organisation. Ceci nous est imposé par la structure des nouveaux bâtiments fortement automatisés, armés par des équipages optimisés. Je l'illustrerai en prenant pour exemple l'évolution des bâtiments de combat de premier rang entre 1960 et 2015. En 1960, le croiseur « Colbert » avait un équipage de 560 marins. Le « Jean Bart », qui date de 1988 est armé par 220 marins. Avec les FREMM, on en est à 100. La masse salariale des bâtiments de premier rang a ainsi été divisée par trois. Mais le taux d'encadrement en officiers, lui, n'a pas cessé d'augmenter - au point de ne plus signifier grand-chose du fait de la diminution de la base non qualifiée -, passant de 4,4% à 14,9%. C'est un peu la même chose que sur les standards téléphoniques : d'un très grand nombre d'opératrices connectant manuellement des fiches sur des meubles techniquement assez simples, on est passé à des meubles complexes, dépourvus d'opérateurs, mais requérant quelques maintenanciers hautement qualifiés.
Sur nos bâtiments, et donc dans toute la marine, la base non qualifiée est donc en train de fondre. On est passé de 329 quartiers-maîtres et matelots en 1965 à 21 sur les bateaux modernes en 2015. Cela signifie que la structure même de la marine est en train de changer. Le soutien des bâtiments à quai doit lui aussi s'adapter. On ne soutient pas un bâtiment de cent marins comme on le faisait pour un bâtiment dont l'équipage en comptait 600. Les infrastructures doivent suivre : le bâtiment informatique d'aujourd'hui consomme plus d'électricité que le bâtiment mécanique. On est donc dans une révolution et une transformation en profondeur.
La formation, le recrutement, la gestion des ressources humaines doivent enfin évoluer. C'est un changement majeur, et certainement le plus grand défi auquel la marine est confrontée pour l'avenir ; on est en train de passer d'une marine d'effectifs à une marine de compétences. La structure pyramidale héritée du passé laisse place à une autre, qui ressemble à un sapin, dans laquelle la base non qualifiée est très faible et la base qualifiée plus importante. La marine génère ses compétences de haut niveau par la progression professionnelle. Le rétrécissement de la base entraîne un rétrécissement des viviers de marin appelés à progresser. Ce rétrécissement a donc un impact sur notre processus de sélection et de formation à tous les niveaux.
Le sapin est par ailleurs nettement plus étroit que la pyramide. Toute réduction non réfléchie, toute tentative de dépyramidage de principe, met donc en danger sa structure même. Le sapin peut s'écrouler ou basculer sur le côté si on n'y prend garde. Pour la même raison, je dois fidéliser les marins. Si ce n'est pas le cas, la formation risque d'exploser. Il me faut garder des viviers suffisants en maintenant l'attractivité des filières et des métiers, comme aujourd'hui.
Il s'agit d'une modification en profondeur. On est en train de changer l'ossature de la marine, et on doit le faire avant 2025.
J'en viens au PLF. Il est conforme à la LPM actualisée. Il permet notamment d'entamer la remontée de l'activité prévue dans la LPM actualisée de 2016 à 2018. Nous serons au rendez-vous si le budget est respecté. Nous sommes actuellement environ 15 % en dessous de la norme d'activité OTAN ; conformément aux engagements, on est en train de remonter - ce qui demande une bonne maîtrise du MCO. Dans le domaine du MCO naval, la marine a déjà exploré toutes les pistes d'optimisation. Elle s'attend à des négociations difficiles avec certains industriels. Le MCO aéronautique connaît pour sa part des difficultés d'ordre technique. Certains aéronefs connaissent des retards importants de sortie de visite. Mais les efforts réalisés commencent à porter leurs fruits : on constate aujourd'hui une remontée de la disponibilité.
Pour ce qui est des équipements, la marine poursuit sa modernisation. 2016 sera l'année de la bascule capacitaire. Les FREMM s'inscrivent dans le paysage opérationnel. Le porte-avions, dont le groupe aérien sera mixte Super-Etendard / Rafale pour la dernière fois, sera escorté d'une FDA et d'une FREMM aux côtés des escorteurs étrangers. Trois FREMM seront admises au service actif à la fin de l'année prochaine, deux bâtiments multimissions pour l'outre-mer, un patrouilleur léger guyanais pour la pêche illégale, deux hélicoptères NH90/Caïman, des Rafale, etc. La marine de 2025 est déjà visible.
Quant aux RH, les déflations d'effectifs sont toujours d'actualité ; nous avons un peu plus de 2 000 personnes à déflater après l'analyse fonctionnelle que nous avons réalisée, et qui repose en grande partie sur l'arrivée des bâtiments modernes, et le désarmement de bâtiments anciens comme le Siroco, la Meuse et deux patrouilleurs cette année. Dans le même temps, à la suite des attentats de janvier et de l'actualisation de la LPM, la marine renforce ses effectifs dans le domaine de la protection, de la sécurité et de la sûreté à hauteur de 1 000 postes environ.
Je voudrais terminer en répétant que le principal enjeu pour moi sera celui des compétences. Il faut parvenir à fidéliser les marins et à faire en sorte qu'ils conservent le moral. Les missions y contribuent bien évidemment. Elles sont là aujourd'hui.
La prise en compte des nombreuses contraintes y participe également : les tours d'alerte de 24 heures, très astreignants, et les gardes à bord s'additionnent aux périodes embarquées. Un marin embarqué est absent ou contraint 180 jours par an, et de manière permanente tout au long d'une carrière. Nous devons faire évoluer notre modèle de soutien social pour l'adapter à la réalité de ce que vivent les familles des marins d'aujourd'hui, afin qu'elles acceptent les contraintes et qu'un équilibre soit conservé.