Intervention de Élisabeth Lamure

Commission des affaires économiques — Réunion du 2 décembre 2015 à 9h35
Instaurer une dérogation aux délais de paiement interentreprises pour les activités de « grand export » — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Élisabeth LamureÉlisabeth Lamure, rapporteur :

Nous examinons une proposition de loi instaurant une dérogation aux délais de paiement pour les exportations réalisées par les sociétés de négoce en dehors de l'Union européenne.

Les députés avaient introduit les mêmes dispositions au printemps 2014, lors des débats sur le projet de loi « Consommation », par voie d'amendement en deuxième lecture. Martial Bourquin, notre rapporteur de l'époque, avait proposé leur suppression en raison des effets potentiellement dévastateurs pour nos PME de toute dérogation en matière de délais de paiement. Notre commission l'avait unanimement soutenu, Alain Chatillon l'encourageant même à tenir bon face aux députés en faisant valoir les conséquences possibles sur le respect des conditions générales de vente.

Pourquoi accepter aujourd'hui ce que nous avons rejeté hier ? Pour répondre à cette question, j'ai auditionné la CGPME qui est franchement hostile au texte ; l'OSCI (Opérateurs spécialisés du commerce international), qui représente le négoce exportateur ; le cabinet du secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, qui soutient le texte, et enfin la DGCCRF.

J'ai également reçu du gouvernement, à ma demande, un rapport établi en juillet 2013 par l'Observatoire des délais de paiement sur la situation des entreprises exportatrices face aux dispositions sur les délais de paiement, mais malheureusement jamais rendu public.

Enfin, le Medef et la Confédération française du commerce de gros et international (CGI) n'ont pas donné suite à ma demande d'audition faute d'avoir pu dégager une position en interne, preuve des désaccords que suscite cette proposition de loi dans le monde économique.

La loi de modernisation de l'économie a posé un plafond pour les délais de règlement interentreprises convenus entre les parties : 60 jours à compter de la date d'émission de la facture ou 45 jours fin de mois par dérogation.

Cet encadrement strict des délais de paiement, élément essentiel pour apaiser les relations commerciales dans notre pays, peut cependant affecter la trésorerie des entreprises exportatrices. En effet, la loi française ne s'appliquant pas à l'étranger, l'exportateur français peut attendre d'être payé pendant 120, voire 180 jours.

C'est, aux dires de ceux que nous avons entendus, une spécificité française : dans les autres pays, il semble que la réglementation laisse plus d'espace à la négociation des délais de paiement fournisseurs, rendant possibles les adaptations aux délais clients plus longs auxquels sont confrontés les exportateurs. L'OSCI réclame un retour à la souplesse de négociation des délais fournisseurs dans le cas de l'export, supprimée par la loi de modernisation de l'économie. Les négociants exportateurs souhaitent disposer, comme leurs concurrents étrangers, de délais de règlement négociés avec leurs fournisseurs de 90 ou 120 jours.

L'OSCI, comme le gouvernement, soulignent que les effets positifs de cette dérogation pourraient s'étendre au-delà de la situation des négociants-exportateurs eux-mêmes. D'une part, en effet, faute de la trésorerie nécessaire pour gérer l'écart entre les délais de paiement clients et fournisseurs, certaines sociétés de négoce exportatrices sont contraintes de limiter leurs opérations d'export, voire de renoncer complètement à certaines d'entre elles - autant d'opportunités perdues pour un simple problème de trésorerie. D'autre part, ces négociants exportateurs seraient incités à remplacer tout ou partie de leurs fournisseurs français par des fournisseurs étrangers avec lesquels il est possible de négocier des délais de paiement plus longs.

La mesure proposée serait par conséquent favorable à toutes les entreprises qui utilisent les services des négociants exportateurs et singulièrement aux TPE, aux PME, voire aux petites ETI, qui ont besoin de s'appuyer sur des négociants spécialisés à l'export pour pénétrer les marchés étrangers les plus lointains.

L'OSCI et le Gouvernement, insistent enfin sur le caractère étroitement circonscrit du champ de la dérogation envisagée, qui ne concernerait que les entreprises exportatrices qui réalisent une activité de négoce hors de l'Union européenne.

J'entends tous ces arguments et souhaite évidemment qu'une réponse soit apportée aux difficultés de trésorerie de certaines entreprises exportatrices, afin qu'elles se battent à armes égales. Toutefois, cette proposition de loi n'apporte pas la bonne solution, les inconvénients l'emportant dans le bilan coûts-avantages. Alors que le ministre de l'économie donnait de la voix, la semaine dernière, contre les délais de paiement excessifs, elle allonge à titre dérogatoire les délais de paiement des entreprises qui exportent via des sociétés de négoce, jusqu'à 30 jours pour les TPE-PME et 60 jours pour les entreprises plus grandes, ce qui les porte à 90 ou 120 jours. C'est peu audible. Je ne peux appeler à voter un tel texte, alors que nous dénonçons ici, constamment, les délais excessifs qui étranglent nos PME.

De surcroît, voter une dérogation, même circonscrite, c'est ouvrir la boîte de Pandore. De nombreuses PME ou ETI, qui exportent directement, affrontent le même problème. Pourquoi ne pas leur étendre la dérogation ? Ce risque de contagion a été le principal argument mis en avant par Martial Bourquin pour demander la suppression de la dérogation à l'export dans la loi sur la consommation, mais aussi par la CGPME et l'Observatoire des délais de paiement, qui a officiellement pris position dans son rapport de février 2014, et les gouvernements successifs depuis 2008. Les dérogations admises initialement au moment du vote de la LME ont été progressivement réduites au cours des dernières années.

Un virage à 180 degrés par rapport à la politique suivie depuis 2008 se justifie d'autant moins que la proposition de loi n'est accompagnée d'aucune étude d'impact qui mesure l'acuité réelle des difficultés du négoce exportateur et les effets des dispositions envisagées.

Quelle est la réalité des délais de paiement pour les exportateurs français par rapport à ceux de leurs concurrents ? Y a-t-il vraiment un handicap français ? Je n'ai pu obtenir aucune donnée statistique sur le cas particulier des sociétés de négoce exportatrices. Le rapport de l'Observatoire des délais de paiement de juillet 2013 montre en revanche que les délais clients des exportateurs français, s'ils sont plus longs que les délais clients des entreprises non exportatrices, sont en moyenne inférieurs à 60 jours. Qu'on nous démontre qu'il y a un vrai problème...

Je n'ai pas non plus obtenu de données sur la situation financière du négoce exportateur. On nous demande d'admettre que cette situation est particulièrement fragile en raison des spécificités des délais de paiement au grand export, mais les seuls chiffres sont ceux du rapport de 2013, et ils établissent clairement que les structures de financement des entreprises exportatrices n'apparaissent pas statistiquement différentes de celle des entreprises non exportatrices. En dépit des contraintes liées à l'éloignement de leurs marchés, les exportateurs préservent largement leur équilibre financier.

Je n'ai reçu aucune donnée sur la situation financière des négociants exportateurs, ni sur celle de leurs fournisseurs. Qui nous dit que la situation financière de ces entreprises est meilleure que celle des sociétés de négoce ? Si nous votons cette proposition de loi, les PME qui fournissent les négociants exportateurs, et qui se satisfont pleinement de la loi actuelle, verront leurs délais et leur trésorerie se dégrader. Que dirons-nous à ces chefs d'entreprises, sinon que nous avons décidé de dégrader leur trésorerie sans même connaître les bilans des uns et des autres ?

Le Gouvernement et l'OSCI assurent que l'augmentation du plafond légal des délais fournisseurs ne signifie pas automatiquement un allongement des délais de paiement réels, que tout est ouvert à la négociation commerciale et que les fournisseurs n'accepteront un délai plus long que s'ils le jugent utile à la pénétration de nouveaux marchés. J'en serais plus convaincue si je l'entendais des fournisseurs eux-mêmes, chiffres à l'appui.

Le plus probable est que ce texte affaiblirait la position de négociation des entreprises qui exportent grâce à des négociants, parce que ceux-ci feraient pression sur leurs fournisseurs pour mettre en oeuvre ces délais supplémentaires.

L'argument selon lequel l'allongement des délais de paiement entre négociants et fournisseurs serait le seul moyen de partager équitablement entre eux la charge de trésorerie me laisse sceptique. Ces délais ne sont qu'une des composantes de la négociation commerciale. Je ne doute pas qu'actuellement, en raison de la limitation des délais de paiement par la LME, les partenaires ne s'entendent sur d'autres aspects de la négociation, comme une baisse de prix.

Il nous appartient de proposer une autre voie. Une solution financière de soutien à la trésorerie doit être apportée à un problème financier de trésorerie, comme le rapport de l'Observatoire des délais de paiement le reconnaît en estimant qu'il est difficile de recommander une action par la loi - ou la mise en place de dérogations à la loi, et qu'il faut s'orienter vers les outils de financement et de soutien. Les banques doivent mieux accompagner les exportateurs, au besoin avec le soutien des outils publics que sont la Coface et BPI France. Comme l'a indiqué la CGPME, on ne peut pas demander aux règles sur les délais de paiement de pallier les insuffisances d'un système financier qui ne remplit pas correctement son rôle de financement de l'économie réelle.

L'OSCI et le Gouvernement m'ont déclaré que les outils de financement de la trésorerie export n'étaient pas adaptés dans le cas particulier des sociétés de négoce. Il est vrai que ces sociétés ont très peu de capitaux propres : ne disposant quasiment pas de locaux, n'ayant ni machines ni stocks, elles ne peuvent pas offrir de sûretés en contrepartie des garanties financières qu'elles demandent. D'autre part, ces sociétés, qui effectuent une pure prestation commerciale d'achat et de revente, réalisent des marges très faibles, ce qui a pour effet de rendre leurs opérations peu rentables après paiement des garanties et des prêts qui leur sont éventuellement octroyés.

Si les outils existants sont inadaptés, nous devons presser le Gouvernement de réunir les acteurs concernés - OSCI, BPI, Coface - pour mettre au point des outils d'accompagnement sur mesure. Nous devons privilégier cette voie de la prudence, du pragmatisme et de l'efficacité au lieu de nous engager dans une dérogation hasardeuse.

Pour toutes ces raisons, je vous demande de ne pas adopter la proposition de loi qui nous est soumise.

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