Intervention de Emmanuel Detter

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 26 novembre 2015 : 1ère réunion
Conséquences des accords commerciaux entre l'union européenne et les pays tiers — Audition de Mme Laetitia de la Maisonneuve chargée des relations avec le parlement et de M. Emmanuel deTter consultant eurodom de M. Jean-Bernard Gonthier président de la chambre d'agriculture de la réunion et de Mme Sylvie Le maire déléguée générale du syndicat du sucre de la réunion

Emmanuel Detter, consultant EURODOM :

Monsieur le président, il me revient d'évoquer les clauses de sauvegarde et les mécanismes de stabilisation.

Tout d'abord, nous avons conscience que tout se joue au niveau du mandat de négocier.

En matière commerciale, dès lors qu'elle en a le mandat, les compétences de la Commission s'exercent de façon exclusive. Seuls le Parlement européen et le Conseil sont en mesure de s'opposer à un accord. Mais il y a aussi des compétences mixtes, notamment sur des volets politiques pour lesquels les assemblées des États membres, en France l'Assemblée nationale et le Sénat, sont consultées. Vous avez ici un rôle important.

Je voulais aussi souligner que, sur la question des accords commerciaux, la compétence exclusive dépasse la question des droits de douane pour concerner également la définition des clauses d'équivalence, pour reconnaître un produit bio par exemple. Nous avons là une source d'inégalités de traitement sur le plan de la concurrence puisque des productions de pays tiers qui sont vendues en France avec un label bio ne pourront jamais l'obtenir en tant que production française pour deux raisons : le fait de contenir des molécules qui sont interdites d'utilisation par l'Union européenne mais qui sont autorisées en bio dans ces pays ; la seconde, parce que vous avez des molécules autorisées par l'Union européenne qui ne le sont pas en France parce que, dans le cadre de la procédure d'autorisation de mises sur la marché (AMM), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) nous déclare qu'elle ne détient pas suffisamment d'éléments scientifiques pour approuver ces autorisations de produits. Donc, au-delà des accords commerciaux qui ont une incidence fondamentale sur la compétitivité à travers les droits de douane, vous avez aussi les conditions d'équilibre des accords sur la partie phytosanitaire qui peuvent poser des problèmes. Le Gouvernement nous a demandé récemment, sur le sucre, pourquoi nous ne faisions pas de production biologique. Comment pourrions-nous le faire et avec quels produits ? C'est la vraie question, étant donné les écarts de normes phytosanitaires de production avec les pays tiers.

Comment la Commission peut-elle préserver les intérêts des outre-mer dans le cadre des accords qu'elle négocie ? La réponse la plus simple est de dire qu'il s'agit d'une question de volonté politique.

Elle peut, comme elle s'y est engagée à de nombreuses reprises, réaliser des études d'impact pour prendre en compte les réalités des outre-mer et de leurs productions. Aujourd'hui, force est de constater que malgré des engagements répétés, par écrit dans le cadre d'engagements ou devant les Parlementaires européens, la Commission n'a jamais mis en place d'études d'impact sérieuses sur les conséquences, pour les productions ultramarines, des accords commerciaux qu'elle envisage de passer.

Je dois toutefois relever qu'à la suite de la mobilisation du Gouvernement au cours des deux derniers mois, avec notamment deux lettres des trois ministres et un courrier des eurodéputés à Bruxelles, j'ai l'impression que la question est aujourd'hui sur la table de la commissaire et qu'un appui politique fort serait probablement de nature à peser sur la réponse apportée par Bruxelles.

Dans les mécanismes de droit qui pourraient nous permettre de défendre les productions ultramarines, vous avez également les fameuses clauses de sauvegarde. Elles ont été autorisées par les accords du GATT de 1947 et précisément encadrées par l'accord de l'OMC sur les sauvegardes, adopté en 1994. Elles sont définies comme des mesures « d'urgence » visant à protéger une branche de production nationale donnée contre un accroissement des importations d'un produit qui cause ou menace de causer un dommage grave à ladite branche de production de l'État importateur. Elles peuvent concerner toutes les productions. Elles revêtent globalement la forme de suspension de concessions ou d'obligations et peuvent consister à appliquer des restrictions quantitatives à l'importation ou à relever les droits au-delà des taux consolidés.

Dans la majorité des accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux qu'elle négocie, la Commission européenne prévoit une clause de sauvegarde bilatérale. Toutefois, ces clauses de sauvegarde ont fait la preuve qu'elles étaient largement inefficaces pour protéger les productions des régions ultrapériphériques, notamment dans le cadre des accords avec la Colombie et le Pérou ou avec l'Amérique centrale. Elles ne sont que très rarement actionnées par la Commission européenne. Pour arriver à administrer la preuve que nous enregistrons un impact grave, sur le marché du sucre qui représente 18 millions de tonnes, il aurait fallu atteindre à peu près le taux de 30 %. Bien évidemment, la totalité de la production des régions ultrapériphériques mise en danger n'atteindra jamais ce niveau de constat de gravité pour la production sucrière en Europe.

Si on va plus dans le détail et que la Commission reconnaissait la différence de marché entre les sucres spéciaux et les sucres destinés au raffinage, peut-être aurions-nous là, la capacité de procéder à des analyses plus fines. Aujourd'hui, elle ne le fait pas de manière systématique, et la question de la proportionnalité de traitement entre le marché des sucres spéciaux qui fait 250 000 tonnes et celui des sucres destinés au raffinage qui représentent 18 millions de tonnes se pose. Ce type de clause ne pourra fonctionner qu'à partir du moment où nous faisons la distinction dès le mandat de l'accord.

Les conditions de déclenchement sont très contraignantes. Elles répondent à des règles très précises, notamment de procédure, et sont excessivement longues à mettre en oeuvre. Dans les conditions d'exploitation de nos régions ultrapériphériques, les producteurs seront bien morts avant que nous puissions avoir le début d'un commencement de solution à Bruxelles.

Il existe un autre mécanisme que l'on appelle mécanisme de stabilisation.

Il s'agit d'un instrument sui generis, que la Commission négocie directement avec les pays tiers concernés. C'est donc une clause reconnue par les deux parties dès le début et qui est complètement détaché des clauses de sauvegarde bilatérales et des clauses de sauvegarde spéciales pour les produits agricoles dont les règles sont fixées par l'OMC.

La Commission peut, dès lors qu'elle obtient le consentement du pays tiers, inclure ce type d'instrument dans un accord, et l'adapter au besoin, sans avoir à satisfaire une définition précise des règles de l'OMC. La permanence et l'automaticité du mécanisme sont donc théoriquement possibles, avec l'accord du pays tiers concerné.

Force est de constater que lorsque nous avons obtenu l'introduction de ce mécanisme de stabilisation pour la banane, par exemple dans l'accord UE-Colombie-Pérou, la Commission a choisi de ne pas respecter sa mise en oeuvre lorsque les seuils ont été dépassés. Ils l'ont été dans le cas des exportations de bananes du Pérou vers l'Union européenne qui ont considérablement augmenté entre 2010 (51 598 tonnes) et 2013 (143 489 tonnes).

Dès 2012, alors que l'accord n'était pas encore appliqué, le seuil de déclenchement du mécanisme de stabilisation prévu pour cette année était déjà dépassé de 1 949 tonnes. En 2013, année d'entrée en vigueur de l'accord, le seuil a été dépassé de 64 739 tonnes (soit 77 %), puis à nouveau de 13 637 tonnes en 2014.

Toutefois, et puisque le déclenchement du mécanisme n'est pas automatique, contrairement à la demande formulée par le Parlement européen en 2012, la décision de suspendre les droits préférentiels octroyés à un pays tiers relève de la seule Commission. Cette dernière n'a, à ce jour, jamais actionné le mécanisme, en dépit du dépassement des seuils, ce qui est révélateur de l'utilisation qu'elle envisage d'en faire à l'avenir.

Par ailleurs, l'ajout de ce mécanisme de stabilisation pour les bananes dans l'accord tend à prouver l'inopérabilité des clauses de sauvegarde bilatérales. En effet, bien que présenté comme un complément à la clause de sauvegarde bilatérale, le mécanisme ne peut s'appliquer simultanément puisqu'il prévoit, lui aussi, la possibilité de rétablir les droits de douanes NPF (Nation la plus favorisée) sur une production en cas de « risque de préjudice grave aux producteurs nationaux ». Pourquoi donc ajouter à un accord un instrument ayant la même vocation si le premier pouvait garantir la protection de la production européenne ?

Ce mécanisme a, dans les faits, été créé pour cibler précisément une production dont on savait qu'elle ne pourrait pas être protégée par la clause de sauvegarde, beaucoup trop générale.

Passé la date du 1er décembre 2020, le mécanisme de sauvegarde pour la banane ne sera dans tous les cas plus applicable. La clause de sauvegarde bilatérale prendra le relai pour les quelques années restant avant que la période transitoire d'application ne prenne fin, laissant ainsi les productions des régions ultrapériphériques sans plus aucune protection.

Nous voyons que la négociation d'un mécanisme de stabilisation est possible, serait plus opérationnel si nous arrivions à obtenir que la Commission négocie la permanence de ce mécanisme et non sa limitation dans le temps, que le seuil de déclenchement du mécanisme soit fixé à l'avance et que le déclenchement soit rendu automatique.

La conclusion de cette présentation est que la décision doit être politique. C'est à la Commission de faire ce qu'elle dit, c'est-à-dire de prendre en compte, dans ses négociations, le fait que la production tropicale, notamment agricole, sert aujourd'hui de monnaie d'échange avec des pays très demandeurs de droits d'entrée sur le marché continental. La Commission n'a jamais pris la mesure des dégâts qu'elle pouvait causer. Je vous rappelle le cas de la Martinique - l'île aux fleurs -, confrontée à l'accord avec la Colombie. En quelques mois, elle n'a plus exporté une seule fleur sur le territoire européen. Nous pourrions citer beaucoup d'autres cas, les avocats, les aubergines, qui étaient des productions des régions ultrapériphériques et qui par la faute, soit des normes phytosanitaires, soit des accords commerciaux, ont progressivement disparu. Aujourd'hui, nous nous attaquons aux principales productions, avec le sucre qui est le coeur de l'activité agricole dans les régions ultrapériphériques, notamment à La Réunion et en Guadeloupe, ou avec le rhum et la banane en Martinique. N'oublions pas qu'en 2019 nous allons renégocier les accords multilatéraux pris en 2009. Là encore, nous ne sommes pas à l'abri de nouvelles concessions complétement inexpliquées. En 2009, on nous avait dit qu'il fallait des accords sur la banane pour assurer la réussite du cycle de Doha. Le cycle a échoué et nous avons eu malgré tout des accords qui ont porté gravement préjudice à la production de bananes, de sucre, et notamment des sucres spéciaux. Nous voyons aujourd'hui les effets de l'accord Pérou-Colombie et de l'accord avec l'Amérique centrale pour les sucres spéciaux et le rhum. Je n'oublie pas la pêche qui peut être aussi, éventuellement, impactée.

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