Intervention de Michel Magras

Commission des affaires économiques — Réunion du 20 janvier 2016 à 9h00
Effets des accords commerciaux conclus par l'union européenne sur les économies sucrières et la filière de la canne des régions ultrapériphériques — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Michel MagrasMichel Magras, rapporteur :

La proposition de résolution européenne (PRE) n° 282, présentée par Mme Gisèle Jourda et moi-même, concerne les effets des accords commerciaux conclus par l'Union européenne sur les économies sucrières et la filière de la canne des régions ultrapériphériques (RUP). Nous l'avons présentée le 10 décembre 2015 à la délégation sénatoriale aux outre-mer, avec notre rapport d'information de 90 pages dont le titre, Sucre des régions ultrapériphériques en danger, résume bien la situation : il nous faut sauver cette filière vitale des méfaits d'une politique commerciale européenne dogmatique.

La conclusion des négociations sur un accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Vietnam nous a décidés à agir. La principale phase de négociation a pris fin le 4 août dernier, mais nous n'avons été alertés qu'en octobre sur le fait qu'une clause accordait un contingent de 20 000 tonnes de sucre au Vietnam en incluant les sucres spéciaux de manière assez vague et imprécise. Jusqu'alors, les négociations avec l'Afrique du Sud désignaient - à juste titre - les sucres spéciaux comme produits sensibles devant être protégés.

Ce sujet comporte plusieurs facettes, juridiques, institutionnelles, douanière, dont la principale est sa dimension économique, autour de laquelle est organisée notre analyse. Depuis sa création, notre commission privilégie le bon sens et les réalités de terrain. Comme le préconise le rapport Gallois, elle soutient la montée en gamme pour surmonter nos difficultés économiques tout en préservant nos équilibres sociaux.

C'est exactement l'esprit de notre proposition de résolution. Pendant des décennies, l'Union a opportunément soutenu la modernisation de la filière sucrière ultramarine et son positionnement stratégique sur les sucres haut de gamme. Il serait absurde de ruiner ces efforts en ouvrant brutalement à des pays où le coût de la main d'oeuvre est dix-neuf fois moins élevé qu'en Europe un boulevard pour se positionner sur ces sucres spéciaux. Cela risque de détruire, au détour de quelques accords commerciaux, une filière sucrière qui est à la fois un socle pour les territoires ultramarins et un investissement à long terme conçu pour approvisionner le consommateur européen en produits de qualité.

Pour nos départements d'outre-mer, la canne à sucre est un secteur vital, qui mobilise un tiers de la surface agricole utile, représente 40 000 emplois et constitue l'un des principaux produits d'exportation. Proportionnellement, fragiliser ce poumon économique serait comme si l'on menaçait trois millions d'emplois dans l'Hexagone. En réalité, l'enjeu est bien plus important, car le taux de chômage ultramarin est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. De plus, cela concernerait non seulement l'activité des bassins agricoles mais aussi l'emploi industriel et les unités de recherche associés à la production de sucre, sans oublier l'activité de transport induite pendant six mois de l'année par les plannings de récolte. Enfin, la filière agro-industrielle y fabrique du sucre mais valorise aussi les coproduits destinés à l'alimentation animale, la distillation du rhum, la fertilisation des sols et la production d'énergie. Ces coproduits représentent 10 à 30 % de l'électricité consommée à La Réunion, selon la période de récolte. La valorisation de la canne est huit fois plus élevée lorsqu'on produit du sucre : il a donc une complémentarité entre ces usages mais pas de substitution. Mieux adaptée que le café ou les épices au climat des zones de production ultramarines, la culture sucrière est l'un des socles de la structuration sociale et économique des outre-mer ainsi que de leur identité.

Or les accords commerciaux risquent de porter un coup fatal à la filière sucrière ultramarine, comme l'aurait sans nul doute montré l'étude d'impact économique qui aurait dû être faite par la Commission européenne avant qu'elle ne s'engage dans la négociation du traité avec le Vietnam et avec tous les autres pays producteurs de canne à sucre. A l'heure actuelle, les 260 000 tonnes de sucre produits dans les DOM ont un accès garanti au marché européen. En effet, depuis 1969, et même après la réforme de 2005, le marché réglementé par l'Union européenne comporte une garantie de prix minimal assortie de quotas qui limitent la production ainsi que les exportations. Si les productions des outre-mer n'ont jamais atteint les quotas autorisés, essentiellement en raison de l'exiguïté des territoires, la production en Europe continentale a été bridée.

À partir de 2017, ces quotas seront supprimés et le marché du sucre sera totalement libéralisé. La production de sucre des DOM n'aura donc plus d'accès garanti au marché européen. C'est un choc important, dont les effets ne seront pas les mêmes sur le sucre blanc et sur les sucres spéciaux. Environ 60 % des 260 000 tonnes de sucre produites outre-mer sont transformés dans les raffineries européennes pour y devenir du sucre blanc, après quoi il n'est plus possible de les distinguer du sucre de betterave. La suppression des quotas en 2017 mettra ce sucre ultramarin en concurrence avec le sucre de betterave ou le sucre de canne en provenance des pays tiers face aux chaînes d'hypermarchés et aux grands utilisateurs industriels. Les outre-mer rencontreront alors des problèmes de compétitivité.

En effet, la filière européenne et, en particulier, métropolitaine s'est mise en ordre de marche pour préparer la fin des quotas par une stratégie d'augmentation de la production et d'amélioration de la productivité : depuis 2005, près de la moitié des sucreries ont été fermées et 40 % du personnel a été licencié. Les acteurs ultramarins ont beaucoup moins de marges de manoeuvre : leur compétitivité-prix est obérée par des surcoûts liés à l'éloignement, au vieillissement rapide des installations en raison du climat et aux normes de sécurité particulières imposées par des phénomènes cycloniques récurrents. L'autre moyen de faire baisser le prix serait d'augmenter la production mais, si la recherche scientifique et la sélection variétale ont amélioré les rendements, l'augmentation des surfaces cannières n'est pas envisageable dans les DOM, en raison de la faible superficie des territoires, du relief accidenté et de la pression foncière urbaine.

Bref, la bataille va être rude pour les sucres blancs, ce qui rend vitale la préservation des débouchés des sucres spéciaux, d'où notre proposition de résolution. En effet, 40 % de la production des outre-mer concernent des sucres de qualité supérieure, dits sucres spéciaux. Environ 60 % d'entre eux sont consommés en Europe sous forme de « sucre roux de canne », essentiellement par les fabricants de produits diététiques et les confituriers. L'autre partie devient du sucre roux vendu dans les hypermarchés, sous différentes marques. Ces sucres spéciaux ne peuvent pas être concurrencés par le sucre de betterave, nécessairement blanc, mais le risque vient des produits provenant de pays dont les coûts de production et les normes environnementales sont très différents des nôtres. Comme 80 % du sucre mondial est issu de la canne, beaucoup de pays producteurs convoitent le marché européen des sucres spéciaux, plus rémunérateur que celui des sucres blancs.

Certes, comme le fait observer la Commission européenne, la production actuelle de sucres spéciaux au Vietnam se limite à quelques tonnes par an. Mais ce pays produit environ 1,5 million de tonnes de sucre de canne, dont il est exportateur net depuis 2013. Surtout, il dispose - grâce à des Réunionnais ! - des technologies et du savoir-faire pour fabriquer rapidement des sucres roux, avec un salaire brut dix-neuf fois moins élevé qu'en France.

Il faut remédier donc à la fragmentation des négociations commerciales européenne et éviter qu'elles ne sapent les bases du développement ultramarin. C'est pourquoi cette proposition de résolution présente une méthode globale, avec plusieurs volets. D'abord, elle suggère d'aménager l'accord avec le Vietnam pour aboutir au moins à un contingent réduit de 280 tonnes de sucres spéciaux. Ce point est encore en discussion : l'accord de principe avec le Vietnam ayant été obtenu, il s'agit de lever les derniers obstacles techniques et d'établir la version finale du texte. Le Vietnam compte 90 millions d'habitants. Ce pays est en pleine croissance, mais en matière agricole, le libre-échange reste une vue de l'esprit, comme en témoignent les nombreux contingents tarifaires qui sont prévus par cet accord.

Mais la question ne se limite pas au Vietnam et il faut éviter un précédent fâcheux pour la suite des accords européens puisque l'échec du multilatéralisme conduit à la multiplication des accords régionaux et bilatéraux. Une dizaine est ainsi actuellement en cours de négociation. En outre, d'importants volumes de sucre sont illégalement importés au Vietnam en provenance de Thaïlande et pourraient donc se retrouver sur le marché européen. La nomenclature douanière relative aux sucres doit être précisée car la notion de sucre roux est aujourd'hui mal cernée et le risque de confusion pourrait bénéficier aux fraudeurs. Sur les quatre lignes tarifaires concernées, il est toujours possible de trouver une faille.

La proposition de résolution exhorte à plus de cohérence entre la politique commerciale de la Commission européenne et ses politiques de développement agricole et ultramarin : appliquons l'article 349-3 du Traité, qui prévoit des mesures spécifiques de compensation des handicaps pour les outre-mer. Ce texte appelle le Gouvernement à faire pression sur les services de la Commission pour que les intérêts spécifiques des RUP soient systématiquement pris en compte dans ses négociations commerciales. Il rappelle aussi l'exigence de transparence et d'information des Parlements nationaux sur les négociations en cours : nous l'avions déjà dit à propos des discussions sur le Traité Transatlantique. Nous insistons particulièrement sur la nécessité d'études d'impact préalables sérieuses.

Jeudi dernier, la commission des affaires européennes a adopté cette proposition de résolution en y apportant quelques précisions sur la publication par la Commission européenne des textes des négociations d'accord de commerce et d'investissement : nous n'avons été alertés que tardivement de cet accord. Je vous propose d'adopter ce texte qui comporte 42 alinéas.

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