Intervention de François Pillet

Réunion du 3 février 2016 à 14h30
Laïcité : inscriptions des principes de la loi de 1905 dans la constitution — Rejet d'une proposition de loi constitutionnelle

Photo de François PilletFrançois Pillet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à l’occasion des 110 ans de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, notre collègue Jacques Mézard et plusieurs membres de son groupe ont déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de cette loi à l’article 1er de la Constitution.

Cette initiative n’est sans doute pas sans relation avec les propositions, quoique légèrement différentes, formulées par le candidat François Hollande lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Elle provoque un débat pertinent dans le contexte particulier que traverse aujourd’hui notre pays, notamment à la suite des attentats.

Pour assurer à toute méditation une incontestable profondeur, il nous faut nous extraire des éventuelles querelles de l’instant pour revenir aux principes fondateurs à l’aide d’une analyse juridique rigoureuse. Je limiterai mes propos à cette seule analyse.

Laïciser l’État en assurant sa neutralité religieuse, dans le respect des convictions religieuses de chacun, sans vouloir laïciser pour autant la société, tel est l’acquis durable et bénéfique de cette loi fondatrice, avec d’autres, de la République française.

Toutefois, avant d’envisager ce qui est proposé, à savoir l’incorporation des principes mentionnés au titre Ier de la loi de 1905 dans la Constitution, pour éclairer votre opinion et, finalement, votre décision, il convient, dans un premier et essentiel préalable strictement juridique, de rechercher ce qu’en l’état du droit la proposition ne change pas ou, au contraire, ce qu’elle modifie.

La constitutionnalisation du titre Ier de cette loi, dans laquelle n’apparaît jamais le mot « laïcité », ne consacrerait pas l’introduction de la laïcité et de la liberté de conscience dans la Constitution, ces principes y étant déjà contenus au travers d’une rédaction pure, soit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 soit à l’article 1er de la Constitution.

Dans sa décision du 21 février 2013, le Conseil constitutionnel explicite les principes découlant du principe de laïcité en ces termes : « [considérant] que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. »

Les articles 1er et 2 de la loi de 1905, s’ils devaient intégrer la Constitution, n’organiseraient toujours que quelques modalités de séparation entre l’État et les Églises, mot auquel il faudrait d’ailleurs donner une signification plus universelle que celle qu’il recouvre dans le langage courant. Ils n’organiseraient toujours – et pas plus ! – que la séparation entre deux personnes morales, en quelque sorte.

Cette intégration dans la loi fondamentale ne réglerait pas les relations entre les particuliers et l’État. Elle ne réglerait donc pas l’application d’un éventuel principe de laïcité dans la sphère privée, par exemple au sein de l’entreprise, ou dans l’espace public – d’ailleurs, dans l’espace public, des textes particuliers ont dû intervenir, comme la loi de 2004 concernant le port ostensible de signes religieux à l’école. Elle ne réglerait en aucun cas les comportements, les signes ou les attitudes à connotations religieuses des citoyens hors leur domicile.

La constitutionnalisation proposée des deux premiers articles de la loi de 1905 n’enrichirait pas les acquis définis et solennisés par le Conseil constitutionnel.

Dès lors, peut-elle vous paraître, mes chers collègues, de nature à répondre aux questions que suscitent les débats actuels sur la laïcité ? Juridiquement, à l’évidence, non.

Cette constitutionnalisation pourrait-elle, en revanche, entraîner certaines évolutions dans l’état de notre droit, la remise en cause de situations particulières, voire de bouleversements d’aspects fondamentaux du pacte social ou, pire, de la paix sociale ? La commission des lois a répondu par l’affirmative à cette question.

Après avoir mesuré les seuls effets secondaires de nature juridique, votre responsabilité sera parfaitement éclairée. Ces effets sont de deux ordres : ils concernent, d’une part, le droit applicable en matière de cultes sur certaines parties du territoire et, d’autre part, certaines dispositions législatives favorables aux cultes et confortées par une jurisprudence libérale.

Dans le sixième considérant de sa décision du 21 février 2013, après avoir analysé les travaux préparatoires de la Constitution du 4 octobre 1958, le Conseil constitutionnel indique que celle-ci « n’a pas […] entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l’entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l’organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du culte. »

Dans l’état actuel de la rédaction de la proposition de loi et si la Constitution devait être modifiée dans le sens souhaité par nos collègues, les particularités locales anciennes, bénéficiant à certains cultes en Alsace-Moselle et outre-mer, deviendraient inévitablement inconstitutionnelles. Les régimes particuliers, applicables en Alsace-Moselle, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, en Guyane, à Mayotte, à Wallis-et-Futuna, à Saint-Pierre-et-Miquelon et dans les Terres australes et antarctiques françaises, disparaîtraient à la première question prioritaire de constitutionnalité.

À titre d’exemple, je rappellerai plus spécialement les cas des départements de Guyane et de Mayotte.

Le régime applicable en Guyane paraît être celui qui est le plus éloigné des principes de 1905, puisqu’il ne traite que du culte catholique. Il résulte aujourd’hui que la collectivité unique de la Guyane assure l’entretien des édifices cultuels et la rémunération des ministres du culte.

Concernant Mayotte, un cas plus intéressant encore peut-être, la départementalisation, en 2011, n’a pas emporté de plein droit l’application de la loi de 1905. Ainsi, les cadis ont conservé des compétences en matière de médiation et de conciliation et peuvent être consultés par les tribunaux en cas de litige relatif au statut civil coutumier de droit musulman. Surtout, le grand cadi et les dix-sept cadis sur lesquels il a autorité sont ministres du culte musulman et rémunérés par le département de Mayotte.

Sur un autre plan, le principe selon lequel la République ne subventionne aucun culte, mentionné à l’article 2 de la loi de 1905, n’a pas été retenu par le Conseil Constitutionnel dans sa décision de 2013, à la différence de tous les autres principes inscrits aux articles 1er et 2 de la loi précitée, de sorte qu’il n’a qu’une valeur législative et qu’il peut y être dérogé par la loi.

Ainsi, l’interdiction de rémunérer le ministre d’un culte doit être distinguée de l’interdiction de subventionner un culte à laquelle le législateur n’est pas tenu.

En n’incluant pas le principe de non-subvention des cultes dans son explicitation du principe de laïcité, le Conseil constitutionnel n’a pas remis en cause les dispositions législatives qui permettent, de façon directe ou indirecte, de subventionner les cultes, contribuant ainsi à la conservation d’une situation pacifiée.

Si la proposition de loi était adoptée, deviendraient du même coup inconstitutionnels les avantages fiscaux accordés aux associations cultuelles, les baux emphytéotiques que peuvent consentir les collectivités locales, les garanties d’emprunt et les diverses aides directes ou indirectes admises par la jurisprudence du Conseil d’État. §Et ce ne sont bien évidemment que des exemples…

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, mes propos ne portent, je le répète, que sur les conséquences purement juridiques qu’entraînerait l’adoption de cette proposition de loi, des conséquences qui méritent une attention et une vigilance toutes particulières.

En effet, le droit des cultes aboutit aujourd’hui, la loi de 1905 ne s’attachant qu’à cette question, à une séparation apaisée, tempérée par certaines dérogations. Aussi, il me paraît absolument nécessaire de préserver le consensus constitutionnel actuel sur le principe même de laïcité, sans introduire des controverses juridiques que ferait immanquablement naître l’incorporation des deux premiers articles de la loi précitée dans notre Constitution.

Si plusieurs conceptions de la laïcité semblent s’affronter selon, notamment, la place, la visibilité et les facilités que l’on peut accorder aux religions dans l’espace public en réponse à certaines revendications, nous pouvons totalement ou, en tout cas, très largement partager les observations et, sans doute, les motivations qui sous-tendent la proposition de loi constitutionnelle proposée par nos collègues concernant le communautarisme.

Avant même d’avoir entendu tous les propos qui seront tenus au cours de ce débat, j’ai la certitude que la laïcité, qui exprime une volonté de protection générale de la liberté de conscience, veut aujourd’hui expressément renforcer cette liberté contre les risques que certaines attitudes communautaires lui font encourir. Si telle est votre préoccupation, telle qu’elle est rédigée, cette proposition de loi constitutionnelle n’y répond pas.

La commission des lois recommande donc, en l’état, de ne pas adopter ce texte. Pour autant, nos réflexions participent à la justification du besoin incessant, mais évidemment très actuel, de rappeler notre attachement républicain au principe de laïcité.

Personnellement, je vous invite aussi, mes chers collègues, à proclamer ensemble que le mot « laïcité » est exclusivement porteur de paix.

3 commentaires :

Le 10/12/2020 à 10:31, aristide a dit :

Avatar par défaut

Il y a trop de contresens et d'exceptions à cette laïcité pour qu'elle soit porteuse de paix.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 10/12/2020 à 10:33, aristide a dit :

Avatar par défaut

" Surtout, le grand cadi et les dix-sept cadis sur lesquels il a autorité sont ministres du culte musulman et rémunérés par le département de Mayotte."

Que voilà de la bonne laïcité bien comprise...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 10/12/2020 à 10:34, aristide a dit :

Avatar par défaut

Ils sont payés combien par mois ?

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Inscription
ou
Connexion