Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, je voudrais tout d’abord, à mon tour, remercier notre collègue Jacques Mézard et les membres du groupe du RDSE, héritiers d’une famille politique qui a permis, avec celle à laquelle j’appartiens, le choix définitif de la forme républicaine de l’État, la généralisation de l’instruction publique gratuite et obligatoire et la séparation des Églises et de l’État. Nos collègues nous offrent en effet aujourd’hui l’occasion de ce débat sur la laïcité qui, à mes yeux, constitue l’une des plus grandes avancées démocratiques de ces cent dix dernières années.
Cette discussion intervient après une sombre année 2015, dans un contexte de montée des communautarismes et d’attaques contre la laïcité. Les 7, 8 et 9 janvier 2015, puis le 13 novembre, notre pays a été frappé par la barbarie au nom d’une religion dévoyée : des journalistes ont été tués parce qu’ils représentaient la liberté d’opinion ; des policiers ont été abattus parce qu’ils défendaient nos libertés ; des citoyens juifs ont été assassinés en tant que Juifs, et des jeunes ont été massacrés parce qu’ils incarnaient notre art de vivre, l’amour de la musique, de la culture, du vivre-ensemble.
Ce que ces terroristes ont visé, ce sont les valeurs de la France, celles de la République, la liberté, l’égalité, la fraternité, indissociables de la laïcité. Ils ont visé un idéal positif, humaniste, notre projet républicain porteur d’émancipation, dont la laïcité forme la pierre angulaire. Ils ont attaqué les acquis de notre histoire.
La laïcité est le fruit de la lutte pour la liberté, qui puise ses racines dans la philosophie des Lumières, reprise au XIXe siècle par ceux qui se réclamaient de Voltaire ou des Encyclopédistes. Elle est le résultat de combats séculaires contre les sociétés seigneuriales, aristocratiques et cléricales fondées sur la hiérarchisation sociale et les inégalités justifiées par un ordre naturel et divin.
C’est avec la Révolution française et l’article Ier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – que tombe cette hégémonie. C’est la proclamation que chaque être humain naît et demeure porteur de droits inaliénables, imprescriptibles et universels. C’est aussi l’affirmation du droit à la différence dans l’égalité.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen marque une rupture politique, mais le parcours vers l’affirmation de la République laïque ne sera pas un long fleuve tranquille. Il sera jalonné de luttes démocratiques et sociales, de rapports de force entre la société et la religion.
La laïcité a d’abord été un combat pour libérer les consciences, mettre, comme le souhaitait Victor Hugo, la religion à sa place, sa juste place, chez elle, et l’État chez lui.
Ce combat a mis du temps avant d’aboutir, comme le rappelle l’excellent rapport de notre collègue François Pillet. Il mit du temps, car la résistance fut forte. La loi de 1905 est une loi de liberté, un principe d’organisation de la société qui garantit la liberté de conscience, protège celle de croire ou de ne pas croire, et assure à chacun la possibilité d’exprimer et de pratiquer sa foi, ses opinions, paisiblement, sans la menace de se voir imposer d’autres convictions.
La République cesse alors de considérer que la religion a plus d’utilité sociale que l’humanisme athée ou l’agnosticisme.
La République assure la liberté de conscience et l’État, par sa neutralité, en se tenant en dehors du champ des diverses options spirituelles et confessionnelles, garantit à l’individu d’être affranchi de toute tutelle religieuse, philosophique, politique. La laïcité libère l’individu et intègre le citoyen ; elle permet à la nation de se rassembler, par-delà ses différences, sans les nier ni les brimer.
La loi de séparation des Églises et de l’État, conçue notamment par Aristide Briand à partir de huit propositions de loi, a parachevé le processus de laïcisation entamé entre 1881 et 1886 avec les lois Goblet et Ferry. Elle promeut simultanément les trois valeurs d’émancipation laïque : la liberté de conscience, l’égalité de tous les hommes et le recentrage de la loi commune comme de l’espace public sur l’intérêt commun à tous.
La République laïque ne reconnaît que des citoyens ; elle n’a ni race, ni couleur, ni sexe, ni religion. Elle est fraternelle, universaliste. Elle est, en tant que telle, une condition de la liberté et de l’égalité par le respect de l’autre et le respect de la loi commune.
Elle est consubstantielle à la démocratie, comme le disait Jaurès, qui considérait les deux termes identiques. Car la démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits, et il n’y a pas d’égalité des droits si l’attachement à une religion est cause de privilèges ou de disgrâce. C’est la raison pour laquelle nos institutions, notre droit politique et social sont fondés en dehors de tout système religieux.
L’acquis historique de 1905, c’est bien d’avoir remis les religions et leur clergé à leur place et d’avoir coupé court à leurs prétentions politiques.
C’est ce que certains, aujourd’hui, voudraient remettre en cause. Partout dans le monde, on assiste à un retour en force du religieux dans le domaine politique.
C’est vrai des théocraties du Moyen-Orient, depuis longtemps en Arabie Saoudite, plus récemment en Iran, où la religion supplante le politique et impose sa version la plus conservatrice des relations sociales. C’est malheureusement particulièrement préoccupant et dangereux, et notre pays l’a vécu dans sa chair avec ces organisations comme Al-Qaïda, Boko Haram, Daech et leurs succédanés, qui mènent une bataille idéologique, politique et militaire au nom d’un islam dévoyé.
Mais c’est aussi vrai dans de grands pays comme les États-Unis où, hier, lors du premier caucus républicain organisé dans l’Iowa, un ultraconservateur religieux est arrivé en tête. C’est aussi vrai en Pologne, où le nouveau gouvernement ne cache pas ses liens avec l’Église catholique, ou encore en Russie, où le pouvoir s’est rapproché de l’Église orthodoxe.
En France, notre modèle républicain est malmené. La peur de la mondialisation, la défaillance de l’Europe, la montée de l’individualisme incitent au « chacun pour soi », au repli.
Notre pays connaît depuis plusieurs années une crise économique et sociale sans précédent, qui s’accompagne d’une montée du racisme et du communautarisme, les deux se nourrissant mutuellement. La laïcité est critiquée, contestée, attaquée par ceux-là, quand d’autres l’évoquent, l’invoquent, la convoquent dans la confusion : laïcité positive, ouverte, pourquoi pas sectaire, comme si elle avait besoin d’épithètes…
Les manifestations racistes se multiplient. Aujourd’hui encore, les façades d’une boucherie hallal et d’un kebab ont été mitraillées en Corse, quelques jours après qu’un enseignant portant la kippa dans l’espace public, ce que la loi autorise, précisons-le, a été poignardé en pleine rue à Marseille.
De même, on voit fleurir les remises en cause de la neutralité des lieux et des services publics : refus de soins à l’hôpital public, contestation du maître et des enseignements à l’école, revendication de lieux de prière sur les lieux de travail…
La France a changé. Elle n’est plus, tant s’en faut, celle de 1905, où la question était celle de la fin des privilèges de l’Église catholique et de sa tutelle des consciences. Elle n’est plus, non plus, la France de 1989, lorsque la question du foulard à l’école a surgi.
Mais la laïcité garde toute son actualité, sa modernité. Le vivre-ensemble reste une lutte permanente. C’est pourquoi nous devons être vigilants, ne pas accepter, condamner, combattre, en France comme ailleurs, ceux qui véhiculent le racisme, l’antisémitisme, la haine de l’autre et de la différence. À cet égard, l’extrême droite représente un extrémisme politique qui, comme les extrémismes religieux, n’aime pas nous voir vivre ensemble. Elle, dont l’histoire se confond avec la défense d’une identité française blanche, catholique, apostolique et romaine, qui combat la République, veut aujourd’hui donner des leçons de laïcité, mais pour en fait la détourner et établir une hiérarchie entre Français, les monter les uns contre les autres et diviser la société.
En plaçant au cœur de son projet l’exclusion économique, sociale et démocratique des étrangers, en réduisant la citoyenneté au droit du sang contre le droit du sol, en stigmatisant l’islam, elle cherche à couper notre pays de ses valeurs universelles.
Les fondamentalismes se nourrissent de cela, comme ils se nourrissent de la montée du communautarisme, qui s’est développé dans des quartiers ghettos, sous-administrés, souvent sinistrés.
Se sentant abandonnés, cantonnés dans des quartiers dont ils n’ont guère l’espoir de sortir, n’ayant pas de réel avenir dans une société qui ne leur accorde pas suffisamment de place, un certain nombre de jeunes issus de milieux populaires, manipulés par des prédicateurs que l’on a laissé s’installer, se construisent une identité en s’opposant aux valeurs de la République ou en s’identifiant à des combats extérieurs.
Il nous faut briser cet engrenage qui fragilise la paix civile. Promouvoir la République et la laïcité, lutter contre l’intrusion du religieux dans la politique, faire reculer l’extrémisme nécessitent de s’inscrire dans un combat plus large.
Comme le disait Jaurès, la laïcité, c’est la lutte pour la République sociale, celle de l’accès aux droits économiques et sociaux concrets, par le reflux du chômage et de la précarité, par des politiques actives de lutte contre les discriminations dans le travail, la formation, l’accès au logement.
Il faut endiguer les phénomènes de ghettoïsation, qui favorisent la perte de repères et le repli identitaire, religieux et communautaire.
Il faut mettre en place une réelle égalité des chances entre tous les enfants de la République, rétablir le lien entre les citoyens et les quartiers, promouvoir les services publics de santé, d’éducation, d’aide sociale, favoriser l’accès à la culture.
C’est le sens des politiques publiques menées par le Gouvernement.