Intervention de Gilles de Kerchove

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 10 février 2016 à 9h05
Audition de M. Gilles de Kerchove coordinateur de l'union européenne

Gilles de Kerchove, coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme :

L'Europe traverse une crise existentielle grave. Moi qui ai consacré vingt ans à promouvoir l'Europe de la sécurité, je n'en ai jamais connu d'une telle ampleur. Si la sécurité intérieure est bien une compétence partagée entre l'Union européenne et les États membres, ces derniers en assurent en l'état actuel 90 %, ils en sont les premiers responsables. Le traité de Lisbonne dispose également que les États membres sont les seuls responsables de la sécurité nationale, ce qui signifie que le secteur du renseignement échappe aux compétences de l'Union européenne : les États membres en ont la compétence exclusive. Après les attentats de Paris, les chefs de gouvernement ont voulu se réunir à Bruxelles afin d'envoyer un message fort.

La crise migratoire et la toxicité du lien noué entre terrorisme et migrations constituent également des défis. La présence d'un passeport syrien contrefait près du Stade de France, le 13 novembre, n'est pas due au hasard.

Les services de renseignement estiment que la principale menace est représentée par les citoyens d'États membres qui se sont radicalisés sans établir de lien direct avec une organisation terroriste, par internet, la télévision satellitaire, la prison, la rencontre d'un imam itinérant, et susceptibles de commettre des attentats de petite ampleur, de façon opportuniste. Abou Moussab al-Souri a théorisé cette stratégie dont l'effet psychologique est important. Les combattants étrangers sont plus de 5 000 à provenir de l'Union européenne. S'il faut éviter de penser qu'Al-Qaeda est finie, puisque des franchises s'en revendiquent, Daech est une organisation considérable par le nombre de ses combattants, son emprise territoriale, ses moyens financiers, sa maîtrise des réseaux sociaux, sa communication stratégique. Ces derniers mois, elle est sur la défensive en raison des frappes aériennes qui la visent.

Cette pression militaire accrue pourrait malheureusement se traduire par une multiplication des attentats - on l'a déjà constaté avec les attentats à Suruç et Ankara en Turquie, dans le Sinaï, à Beyrouth, à Paris et en Tunisie. Cette organisation qui gagnait de nouveaux territoires, recrutait massivement, a besoin de montrer des succès quand elle est mise en difficulté. Autre conséquence, le retour accru de nos ressortissants issus de Daech et de Jabhat al-Nosra. S'il n'est pas simple pour eux de partir, les bombardements rendent un départ possible. Des responsables de Daech pourraient aussi quitter la Syrie et l'Irak pour rejoindre la Libye.

Cinq facteurs sont susceptibles d'amplifier cette menace : les États faillis se sont multipliés, or les organisations terroristes aiment les zones de non droit ; la tension entre Chiites et Sunnites grandit en raison du sentiment que l'Iran gagne la partie ; les pays du printemps arabe doivent restructurer leur appareil sécuritaire, à l'image de la Tunisie dont plus de 5 000 ressortissants ont rejoint Daech - imaginez la digestion de leur retour, pour ce petit pays ; le salafisme se propage - les experts divergent sur l'impact de l'idéologie sur la radicalisation : pour schématiser, Gilles Kepel le pense, comme moi, quand Olivier Roy met davantage en avant la marginalisation ; les nouvelles technologies de l'information et de la communication se développent et accroissent la capacité d'un individu isolé à commettre un attentat. Je ne serais pas étonné de voir émerger le cyberterrorisme d'ici cinq ans. Les explosifs ont été miniaturisés. Une bombe faisant exploser un avion peut avoir la taille d'une batterie d'iPad, ce qui explique que les Américains demandent que les appareils électroniques puissent être allumés lors de l'embarquement à l'aéroport. L'un des premiers numéros du magazine d'Al-Qaeda en péninsule arabique expliquait comment fabriquer une bombe dans la cuisine de votre maman ; un jour, un virus de synthèse pourra sans doute être mis au point dans la cuisine de votre maman.

L'Union européenne n'est pas la première responsable de la sécurité intérieure, mais elle est soucieuse d'apporter son soutien à l'action des États. Dans leur déclaration après les attentats de janvier, les chefs d'État et de gouvernement ont demandé davantage d'efforts de répression, de prévention et de soutien aux pays tiers. Ils l'ont confirmé en décembre, et ces objectifs ont été discutés lors de réunions avec les ministres de l'intérieur et de la justice. La France joue un rôle moteur considérable en la matière.

Le volet répressif a pour but de s'assurer que les États accèdent aux données utiles, le fichier PNR sur les passagers aériens par exemple - le Parlement européen devrait adopter cette mesure dans un mois - mais aussi qu'ils participent correctement aux plateformes européennes. Il faut comprendre les obstacles techniques, juridiques et culturels qui l'empêchent. Le Système d'Information Schengen (SIS) n'a pas fonctionné correctement dans plusieurs cas, dont celui de Mehdi Nemmouche. La base de données d'Europol pâtit des réticences de la communauté du renseignement à partager ses informations. Hors du cadre de l'Union européenne, il faut faire en sorte que les services de renseignement se coordonnent mieux. En décembre, pour la première fois, le Conseil européen a demandé aux services de renseignement de structurer leur coopération en dehors du cadre institutionnel de l'Union. L'interopérabilité des bases de données doit être assurée, or elles ont chacune leur logique et leur but. L'emploi de faux documents par les terroristes rend nécessaire le croisement des informations de différents fichiers, ce qui est compliqué dans la mesure où le principe de protection des données est qu'elles ne puissent être utilisées que pour la finalité pour laquelle elles ont été recueillies.

La Commission européenne vient de saisir le Conseil d'une proposition de modifier le code frontières Schengen pour prévoir un contrôle systématique des ressortissants européens aux frontières extérieures. Tous les Américains sont contrôlés lors de leur entrée aux États-Unis. L'Union européenne ne fait pas de même. Si la crainte d'encombrements aux aéroports a pu peser lors de l'adoption de la législation, il peut y être répondu grâce aux lecteurs de passeports biométriques. Certains États membres renâclent car la mesure entraînerait des contraintes comme le déploiement des lecteurs dans tous les points de passage aux frontières. Le contrôle des ressortissants de pays tiers entraîne le besoin d'équipement de toutes les îles grecques en branchements et terminaux informatiques, afin de procéder à des contrôles de sécurité.

Le trafic d'armes pose également problème. Il semble facile d'acquérir une Kalachnikov en Belgique pour 300 euros. La France a pris des initiatives pour lutter contre le financement du terrorisme et encouragé la Commission européenne à affiner son dispositif. La quatrième directive anti-blanchiment a été adoptée récemment. La Commission compte y ajouter des éléments sur les cartes prépayées, mentionnées après les attentats de novembre, les monnaies virtuelles ou le trafic d'oeuvres d'art.

La lutte contre le terrorisme relève des ministres de l'intérieur mais aussi de ceux de la justice. La Commission a saisi le Conseil d'un projet de Directive tendant à définir le crime de djihadisme de façon harmonisée. La résolution 2178 des Nations unies nous en fait obligation.

Eurojust peut aider le Conseil à aborder le problème des combattants étrangers. Certains pays se montrent extrêmement répressifs vis-à-vis des personnes de retour de Syrie ; d'autres sont tentés par des politiques plus nuancées. Que faire quand on n'a pas de preuve ? Les seules preuves sont parfois électroniques. Au début, les djihadistes étaient extrêmement narcissiques et publiaient des photos d'eux avec le drapeau de Daech sur Facebook, ce qui est suffisant. Mais ces données sont stockées sur des clouds américains. Les messages échangés sur Whatsapp entre deux Français sont stockés aux États-Unis. Le juge français doit émettre une requête d'entraide pénale qui prend au moins dix mois et peut se heurter aux exigences du quatrième amendement de la Constitution américaine. Les Britanniques sont en train de négocier un accès plus rapide à ces données. La Commission y travaille également.

Le deuxième volet politique porte sur la prévention, à la fois directe et indirecte - les politiques de contexte telles que l'éducation, la jeunesse, la culture, le sport ou l'accès à l'emploi. Le commissaire en charge de ces questions doit faire prochainement une communication sur la mobilisation de programmes européens dans cette direction.

La prévention plus directe consiste d'abord en la détection précoce des signaux faibles. La France a beaucoup investi ce domaine récemment. Je m'en réjouis. En arrivant au ministère de l'intérieur, Manuel Valls et ensuite Bernard Cazeneuve ont été sensibilisés à ces questions et oeuvré pour apporter très rapidement des réponses non sécuritaires. La question porte sur une meilleure formation des acteurs de première ligne tels que la police de proximité, les travailleurs sociaux et les professeurs.

La prévention concerne aussi Internet et les réseaux sociaux. Le commissaire Avramopoulos a lancé un partenariat public-privé avec les grands opérateurs Google et Facebook pour enlever les contenus en contradiction avec leur charte d'utilisation. Europol a mis sur pied une équipe qui trie les contenus, entre liberté d'expression et infraction à la charte, inspirée de l'exemple de Scotland Yard. Les contenus signalés par l'équipe britannique sont retirés à 93 % alors qu'ils ne le sont qu'à 33 % quand ils sont signalés par de simples utilisateurs. La Commission a recruté un groupe d'experts du contre-discours, surtout britanniques, afin de définir une communication stratégique.

Le troisième axe de la prévention porte sur la réintégration des ressortissants partis en Syrie. Si 2 000 Français rentrent, peut-être que 50 % seront traduits en justice et 20 % contrôlés en permanence par les services de renseignement. Reste un grand nombre de personnes dont il faudra bien faire quelque chose, sans la preuve qu'ils aient du sang sur les mains. Le Gouvernement français imagine une prise en charge d'une dizaine de mois comprenant du coaching psychologique et une formation à la citoyenneté. J'en suis très partisan.

Quant aux pays du pourtour de la Méditerranée, je passe 60 % de mon temps à nouer des partenariats de sécurité avec eux, qu'il s'agisse de la Turquie ou d'États des Balkans occidentaux.

L'Union européenne est confrontée à quelques défis. Elle doit détecter les signaux faibles. Un expert français a analysé les comportements en prison il y a dix ans et récemment mis en évidence la pratique de la taqiya - la dissimulation - qui consiste à éviter les signes extérieurs de radicalisation. L'Union européenne doit connecter les données qu'elle possède. Les États-Unis ont reconnu qu'ils auraient pu empêcher le 11 septembre en reliant les indices dont leurs différents services disposaient. Elle doit aussi penser hors du cadre, enrichir son analyse. Un service de renseignement confronté à des milliers de personnes potentiellement dangereuses doit se concentrer sur quelques cas, ce qui suppose de disposer d'une palette de compétences. J'approuve la démarche de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui s'adjoint les services de sociologues, de psychologues, de spécialistes des nouvelles technologies.

L'Union européenne doit aussi trouver le difficile équilibre entre sécurité et liberté. Une vision inexacte consiste à voir le Parlement européen comme le défenseur des libertés et le Conseil des ministres comme celui de la sécurité. Il faudra être créatif pour développer des réponses équilibrées.

Un sujet important n'est pas discuté à Bruxelles : celui du chiffrement. De nombreuses entreprises ont réagi aux révélations d'Edward Snowden. Faut-il les obliger à donner leurs clés de chiffrement ? Les ministères de l'intérieur n'ont pas une grande culture de l'expression de besoins, contrairement aux ministères de la défense. Il est important de développer l'industrie européenne de la sécurité. La France a des champions mondiaux. La cybersécurité a un très grand potentiel, avec une croissance de 6 à 8 % par an.

L'antisémitisme et l'islamophobie sont préoccupants. En Allemagne, des tensions existent, notamment autour du parti Pegida. Je suis séduit par la proposition de Wolfgang Schäuble de lever un impôt européen sur le pétrole pour financer la sécurisation des frontières et l'intégration des migrants. Enfin, comment promouvoir un islam européen et non un islam en Europe ? Il faut aider les musulmans pour que l'exercice de leur culte puisse être serein, ouvert et transparent.

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