Chaque attentat sur notre territoire est vécu par nos services comme un échec. Or un éditorial paru récemment dans la revue francophone de Daech, Dar al-Islam, nous menace en ces termes : « La question n'est pas de savoir si la France sera de nouveau frappée par des attentats comme ceux de novembre dernier. Réveillez-vous, pauvres fous ! Les seules questions pertinentes concernent les prochaines cibles et la date ».
Un rapide examen rétrospectif des attentats du 13 novembre met en évidence les éléments suivants : la décision est prise, et la structure mise en place en Syrie ; les opérateurs sont des combattants aguerris qui, face à l'armée de Bachar el-Assad, sont devenus des professionnels de la guerre et ont perdu toute humanité. Ils sont prêts à mourir, comme ils l'ont prouvé lors des attentats, en toute connaissance de cause : contrairement à ce que l'on a pu entendre, aucun d'entre eux n'avait consommé de stupéfiants.
Les modes opératoires sont professionnels : ils ont emprunté plusieurs routes pour rejoindre le territoire ; deux des terroristes, de nationalité irakienne, sont passés par l'île de Leros, en Grèce. Ils ont utilisé de nombreux moyens de communication éventuellement chiffrés - le chiffrement est un enjeu vital qui dépasse largement les débats à l'intérieur de nos frontières. Deuxième principe opératoire, le regroupement à l'extérieur de nos frontières, en Belgique, où la logistique de l'opération est mise en place, notamment l'acquisition d'armes. Il est envisagé de durcir fortement la législation sur les armes, comme la Grande-Bretagne l'a fait après la fusillade de Dunblane. Des appartements en France ont été réservés depuis la Belgique, des véhicules ont aussi été loués en Belgique, en vue d'une projection sur le territoire français. Le coordonnateur, toujours non identifié ni localisé, opérait depuis le territoire belge.
Autre élément caractéristique, le choix de cibles dites « molles » avec l'objectif de faire le maximum de victimes, et des modes divers : l'attentat-suicide au Stade de France, les fusillades au Bataclan et sur les terrasses. Aucune cellule logistique n'a été décelée sur notre territoire. Salah Abdeslam n'est pas mort au cours de l'opération, soit qu'il ne l'ait pas voulu, soit que l'engin explosif qu'il portait n'ait pas fonctionné. De fait, afin de fuir, il a dû faire appel à des amis en Belgique afin qu'ils le récupèrent. Quant à Abdelhamid Abaaoud, le responsable opérationnel sur le terrain, il a trouvé refuge dans des buissons et, cherchant à regagner la Belgique, a pris contact avec sa cousine Hasnaa Ait Boulahcen, une personne guère islamisée, cocaïnomane, dont les erreurs grossières - cela a été notre chance - ont rendu possible notre intervention.
Que faire contre les terroristes ? Il faut d'abord un renseignement en amont, des contrôles aux frontières sur la base de documents biométriques, un croisement des fichiers, une coopération nationale, européenne et internationale. Nous devons désormais raisonner à l'échelle de la francophonie. La majorité des individus passés à l'action le 13 novembre sont des Français mais qui ont vécu en Belgique ; de nombreux combattants venus de Tunisie, du Maroc ou d'Algérie sont présents en Syrie et pourraient être utilisés sur le sol européen. Nous avons récemment arrêté des personnes parties de France pour la Libye afin de rejoindre Daech. Nous aurons aussi à faire face aux vétérans de Syrie et d'Irak. À cet égard, souvenons-nous du rôle des « Afghans » dans la création du Groupe islamique armé algérien, responsable des attaques de 1995. Enfin, au-delà de Daech, n'oublions pas Al-Qaeda qui projette de son côté une attaque majeure pour redorer son blason au sein de la communauté islamiste.
Depuis le début de l'été, nous avons bloqué six projets terroristes. Parmi ceux-ci des membres de Daech basés en Syrie ont invité les contacts qu'ils ont sur notre territoire à rester sur place pour y préparer des opérations. La dangerosité des individus engagés n'est cependant pas de même nature.
Autre aspect de la menace, les appels à la violence sur les réseaux sociaux, dont l'impact sur notre jeunesse peut être particulièrement efficace, surtout auprès de ceux qui sont dépourvus de connaissances religieuses, et qui n'ont pas d'alternative à l'islam radical pour exprimer leur colère, leur opposition à notre société.
Enfin, ceux que nous appelons les velléitaires et qui voudraient s'engager mais ne franchissent pas le Rubicon. Ils se livrent à un terrorisme de basse intensité fait d'attaques individuelles : l'assassinat d'un chef d'entreprise, les coups de couteau portés contre des militaires en faction.
N'oublions pas non plus les anciens islamistes passés sous les radars du renseignement, à l'exemple des frères Kouachi et d'Amédy Coulibaly qui complètent ce tableau d'une menace diverse et polymorphe.
Je suis convaincu, à titre personnel, que la réponse sécuritaire n'est que partielle et ne résoudra pas le phénomène. Pourquoi une fille de 15 ans quitte-t-elle notre territoire pour la Syrie alors que rien ne la destine à ce destin macabre ? Pourquoi un garçon du même âge issu d'un milieu kurde, non islamisé, tente-t-il d'assassiner un enseignant juif à Marseille ? C'est une question pour notre société. L'ensemble des pays européens sont touchés, et même le monde, comme en témoignent des événements survenus en Australie et aux États-Unis. Une partie - certes infime - de la jeunesse est secouée par une crise profonde. La revendication filmée des attentats produite par Daech, terrible, insoutenable, montre des individus déshumanisés, revenus à l'état d'animaux. Si nous les interceptons, qu'allons-nous en faire ? Faut-il les maintenir en prison à vie ? Il y a là un problème psychiatrique, et un enjeu de protection pour la société. Ils sont prêts à aller jusqu'à la mort après avoir fait le maximum de victimes.
L'Europe fera sans nul doute face à d'autres attentats majeurs. La France reste en première ligne : à preuve, le titre « Qu'Allah maudisse la France » en une de la revue Dar al-Islam. Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et Al-Qaeda dans la péninsule arabique (Aqpa) considèrent eux aussi la France comme l'ennemi numéro 1, mais la menace pèse aussi sur d'autres pays. Elle est de nature à déstabiliser notre société : nous surveillons aussi des groupes extrémistes à l'opposé du spectre, qui n'attendent que de nouveaux actes terroristes pour engager une confrontation violente.