Intervention de Robin Rivaton

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 28 janvier 2016 : 1ère réunion
Audition de robin rivaton économiste membre du conseil scientifique de la fondapol auteur de deux rapports consacrés à la relance industrielle de la france grâce à la robotique

Robin Rivaton, membre du Conseil scientifique de la Fondapol, auteur de deux rapports consacrés à la relance industrielle de la France grâce à la robotique :

économiste, membre du Conseil scientifique de la Fondapol, auteur de deux rapports consacrés à la relance industrielle de la France grâce à la robotique. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à venir débattre de ce sujet essentiel qu'est la robotique.

Je commencerai mon intervention par définir rapidement ce que recouvrent la robotique et ses technologies puis je m'attacherai à en évaluer les impacts économiques et sociaux, qui sont au coeur de la réflexion. Nombreuses en effet sont les théories qui s'affrontent pour évaluer le nombre d'emplois susceptibles de disparaître du fait de la menace représentée par les outils robotiques.

Il convient donc de prendre un peu de recul pour mesurer la réalité de cette menace, jauger ses éventuelles implications et vérifier si pareil schéma ne s'est pas déjà produit par le passé.

Le premier robot, qualifié comme tel au sens de la définition internationale, est apparu en 1961 sur les chaînes de montage d'une usine de General Motors, à Détroit, aux États-Unis. De conception extrêmement simple, il servait à démouler des pièces détachées fondues dans des moules en plastique.

En cinquante-cinq ans, les robots se sont à ce point développés qu'ils ont peu à peu colonisé un très grand nombre de domaines. À l'époque, le robot était assimilé à un automate : muni d'un bras articulé, il pouvait se déplacer, entretenait un rapport physique avec son environnement par sa faculté d'interagir avec de nombreux objets. Désormais, le champ de la robotique s'est largement étendu et sa définition ne correspond plus du tout à ce qui prévalait initialement, d'où un développement exponentiel de la robotique relayé abondamment dans la presse.

Inventé au début du vingtième siècle pour désigner un automate capable de répondre à des ordres humains et d'interagir avec son environnement, le mot « robot », étymologiquement, tire son origine du tchèque « robota », qui signifie « travail forcé ». L'image du robot-esclave, de l'humanoïde qui apparaît dans tous les films de science-fiction, reste encore dans l'imaginaire collectif comme le robot ultime. Nous en sommes encore très loin aujourd'hui.

Depuis les premiers bras articulés apparus dans les usines à partir de 1961, auxquels on associait simplement un outil - fer à souder, pince, pistolet à peinture -, les robots ont gagné en puissance, en polyvalence, en vitesse d'exécution, en précision. En même temps qu'ils devenaient plus rapides et plus puissants, les robots étaient également plus dangereux. C'est donc logiquement qu'ils ont pendant longtemps été confinés dans des cages pour les séparer des opérateurs humains.

L'industrie automobile est la première à avoir permis la diffusion de la robotique, notamment chez les constructeurs japonais. Ce sont eux qui l'ont développée massivement à partir des années 1970-1980, jusqu'à en devenir eux-mêmes des spécialistes, autrement dit des roboticiens. Ils allaient même partager leur savoir-faire à l'étranger.

En France, nos deux grands constructeurs nationaux ont eu très largement recours à la robotique dans les années quatre-vingt. Sur certains sites industriels, l'évolution a été violente sur le plan social puisqu'elle s'est traduite par la substitution de la machine à l'homme. Ailleurs, notamment au sein des ateliers de ferrage, les équipements robotiques ont été réclamés par les syndicats eux-mêmes, pour effectuer des tâches très difficiles sous des températures élevées, excédant parfois soixante degrés.

La robotique industrielle s'est ainsi développée bon an mal an, avec cette ambivalence entre, d'un côté, l'automatisation d'un certain nombre de tâches vraiment très difficiles et, de l'autre, le remplacement pur et simple de l'opérateur humain, ce qui a rendu son acceptation sociale plus délicate.

Après la construction automobile, la robotique a essaimé dans d'autres secteurs, la sidérurgie, la plasturgie, en vue d'effectuer des opérations relativement calibrées. Au cours des années quatre-vingt-dix, elle fait son apparition dans la logistique, pour palettiser et filmer les marchandises. Commencent alors à apparaître, sur les lignes de production, des chariots autoguidés capables de circuler de manière intelligente et d'apporter les pièces à un opérateur situé à un endroit précis de la chaîne.

C'est au tournant des années deux mille que la notion de robotique va renvoyer à une définition plus large, et donc plus complexe. On appelle robots, non plus seulement des outils industriels entretenant un rapport physique à l'espace et interagissant avec leur environnement, mais également des algorithmes, des logiciels, des lignes de code. Aujourd'hui, les « robots de trading » sont entrés dans le langage courant et les « robots-journalistes » font de plus en plus parler d'eux. Tout récemment encore, un journal s'est fait l'écho d'un programme informatique capable d'écrire des discours politiques en s'appuyant sur une base de données regroupant des milliers de précédents.

Cette extension du champ de la robotique, bien éloigné de la définition initiale, introduit, chez les décideurs et nos concitoyens, une certaine confusion quant à la compréhension des enjeux inhérents à ces nouvelles technologies.

Dans le secteur tertiaire est apparue une robotique des services professionnels et une robotique des services domestiques. La première intègre, par exemple, les voitures autoguidées, capables de se déplacer toute seules, suffisamment autonomes pour prendre, en fonction de l'environnement qui les entoure, des décisions non programmées. Elle englobe également les machines mises au point pour faire du gardiennage, de la surveillance périmétrique de certaines zones - hangars, entrepôts, voire aéroports. Un drone automatisé est ainsi considéré comme un robot.

Au milieu des années deux mille, des progrès considérables ont été obtenus dans ce qu'il est désormais convenu d'appeler la robotique médicale. Il s'agit d'outils extrêmement perfectionnés, mais non autonomes, car manipulés par un opérateur humain qui garde le contrôle des opérations. Ces outils permettent d'amplifier les mouvements, ou à la rigueur de les atténuer, et de travailler à l'échelle du micron. En l'espèce, le robot est non pas une machine automatique capable de prendre des décisions mais un simple outil - scalpel ou autres -, très sophistiqué, certes, mais rien de plus.

Telles sont les étapes qui ont conduit à une définition de la robotique extrêmement élargie, mais dont l'objectif ultime reste le même : l'androïde de services à domicile, sur lequel les Japonais investissent massivement depuis une quarantaine d'années, avec des progrès somme toute assez mesurés. En ce domaine, le robot le plus avancé est le Asimo de Honda : absolument fantastique, d'une extrême complexité, il est même capable de courir ; cela aura pris bien du temps pour arriver à un tel résultat tant la marche bipède est difficile à dupliquer. Si l'horizon mythique de l'androïde domestique est encore loin, il n'en demeure pas moins que les robots ont investi la plupart des secteurs de l'économie.

J'en viens à mon second point : la réaction économique et sociale au développement de la robotique. Encore une fois, il convient de distinguer ce qui relève de la robotique industrielle et des autres domaines.

À l'évidence, un pays dont les usines ne seraient pas équipées de robots industriels, autrement dit de machines suffisamment complexes et sophistiquées, se verrait dans l'incapacité de fabriquer, même avec les meilleurs ouvriers du monde, des produits susceptibles de se vendre dans le cadre d'une concurrence mondialisée.

C'est justement le problème français. La France compte 125 robots pour 10 000 ouvriers dans l'industrie manufacturière ; l'Espagne, 141. Ce ratio permet de relativiser l'idée communément répandue selon laquelle l'Espagne afficherait des productions plus bas de gamme que la France. L'Espagne n'a jamais cessé d'investir en robotique industrielle, même pendant les pires années de la crise, en 2008-2009. Les États-Unis, qui ont continué d'accroître leur parc d'installation, comptent 152 robots pour 10 000 ouvriers ; la Suède, 174 ; l'Allemagne, 282 ; le Japon et la Corée du Sud, plus de 400.

Notre pays accuse donc un retard considérable, d'autant que l'âge moyen d'un robot dans le parc français oscille entre douze et treize ans, quand il est inférieur à huit ans chez nos voisins allemands. Du point de vue technologique, cela équivaut à un saut de génération.

Avec des machines aussi anciennes, nous sommes condamnés à avoir une production de moindre qualité. Ce n'est pas une critique contre le travail humain, loin de là, mais force est de constater qu'une partie des opérations ne peuvent plus être effectuées par des opérateurs humains. Prenons l'exemple d'un panneau solaire, qui comporte des milliers de soudures faites en série : une seule erreur, et le panneau est bon pour la poubelle. Statistiquement, et c'est normal, avec un opérateur humain, il y aurait forcément quelques ratés ; avec un robot, aucun. Voilà ce qui différencie les productions haut de gamme.

Les observations en dynamique montrent que la France a réduit sa base de robots installés là où l'ensemble des autres pays est en train de très fortement l'augmenter. Et pas uniquement des pays développés. Le piège serait de penser que la robotisation va nous permettre de reconcurrencer des pays à bas coût. Ainsi, la Chine est le premier marché mondial d'automatisation et de robotisation. S'y installe aujourd'hui plus de la moitié du parc de robots. Les dirigeants chinois consentent d'énormes efforts pour inciter les usines à se robotiser, conscients qu'ils sont que c'est un moyen de les conserver sur leur territoire.

L'enjeu essentiel est là : mieux vaut une usine robotisée quasiment à 100 %, même peu pourvoyeuse d'emplois, car au moins elle crée de la valeur ajoutée sur un territoire et produit des recettes fiscales.

La France s'est très largement fait déposséder de son industrie, cela n'aura échappé à personne. Notre incapacité à investir pour maintenir un outil industriel de qualité, un outil robotique notamment, est très liée à cette situation. La robotique permet de répondre à des exigences de qualité, à l'instar de la production de panneaux solaires que j'évoquais, et de flexibilité. Le jour où il faut augmenter la cadence, il suffit de faire tourner la chaîne robotique deux ou trois fois plus vite, plus longtemps, toute la nuit si nécessaire : passer à un cycle de production continue permet très largement d'encaisser les chocs de demande. À l'inverse, il est toujours possible de s'adapter aux variations à la baisse du carnet de commandes.

Prenons-en conscience, l'industrie est capable aujourd'hui d'avoir des usines 100 % robotisées. Ce n'est pas forcément optimal sur le plan économique du fait des surcoûts engendrés, car de nombreuses petites tâches pourraient être encore réalisées par les humains. Mais une fois l'investissement réalisé, la productivité obtenue est absolument incroyable. J'ai eu la chance de visiter récemment une usine 100 % robotisée du groupe Fanuc, au Japon, le plus grand fabricant de robots industriels au monde. Fanuc est parvenu à conserver au Japon toute sa production de robots alors même que les coûts de production y sont très élevés. Fanuc se hisse à la quatrième place des entreprises les plus rentables de l'archipel. Nul doute que l'absence de robotique industrielle dans nos usines est l'une des grandes causes de notre échec.

La robotique et ses avancées soulèvent une autre question qui nourrit nombre de commentaires et d'expertises : est-ce la fin du travail ? La perte de 500 000 emplois dans l'industrie en sept ans s'explique en partie par un déficit de compétitivité mais aussi par l'automatisation. Demain, le secteur des services - 80 % des emplois totaux - ne connaîtra-t-il pas le même sort ? Les robots-journalistes, les robots de trading, de services financiers, toutes ces machines ne nous conduiront-elles pas vers une réduction du niveau de travail disponible, vers la fin du travail ?

La plus célèbre enquête sur le sujet est celle de Frey et Osborne. Publiée en septembre 2013, elle soulignait que 47 % des emplois aux États-Unis étaient à risque de destruction dans les vingt prochaines années. C'est le niveau communément admis aujourd'hui.

À bien y regarder, ce débat sur la fin du travail a surgi dans l'histoire des dizaines de fois, pour ne pas dire des centaines. En 1960, le président Kennedy avait demandé la création d'une commission pour étudier les effets destructeurs de l'automatisation. Malgré tout, je suis convaincu que c'est grâce à l'automatisation et aux gains de productivité qu'elle a entraînés que nous avons pu atteindre un tel niveau de vie.

Il n'en est pas moins vrai que, avec l'essor des technologies actuelles, dans le domaine industriel comme dans le numérique, 45 % à 50 % des tâches pourraient être automatisées sans aucun problème. Les capacités cognitives des machines en termes de traitement de l'information sont très largement suffisantes pour écrire des discours, des articles, des résumés de rencontres sportives, pour traduire des textes. Le métier de traducteur est condamné à disparaître très prochainement. Même la profession de juge est menacée. D'après l'étude de Frey et Osborne, c'est celle qui pourrait être automatisée le plus facilement, tant il est simple de faire avaler à une machine l'ensemble de la jurisprudence.

Il convient de bien distinguer, sur le plan sémantique, les tâches des emplois. Si près de la moitié des premières sont automatisables, seuls 5 % des emplois pourraient être totalement automatisés. C'est dire combien l'emploi a peu de chance de disparaître massivement, d'un seul coup.

Entre 1970 et 2000, la société française a quasiment détruit la moitié de ses emplois du fait de la tertiarisation. Elle s'est pourtant adaptée sans trop de problèmes. Le taux de chômage est toujours très élevé, certes, mais ce phénomène est beaucoup plus lié à des questions de politique économique que d'automatisation.

Si la société s'est montrée capable d'encaisser de tels chocs, pourquoi en serait-il autrement demain ? D'autant que des gisements d'emplois considérables restent inexploités. À mon avis, plus l'automatisation gagnera du terrain, plus les exigences de relations humaines seront élevées.

En 2035, il sera possible d'ouvrir un restaurant entièrement automatisé. D'ores et déjà, il existe des fabricants qui fabriquent des machines qui fabriquent des hamburgers, et je peux vous dire que le résultat est très convaincant. Pour autant, le seul restaurant 100 % automatisé dans lequel les clients accepteront d'aller, ce sera le fast-food. L'homme est un animal social, qui a besoin de tisser du lien, de communiquer. D'ailleurs, que faisons-nous quand, au téléphone, nous nous retrouvons avec un robot à l'autre bout du fil, sinon appuyer frénétiquement sur la touche dièse pour enfin être mis en contact avec un opérateur humain ?

J'en suis intimement convaincu, l'automatisation ira de pair avec un renchérissement de la qualité de la relation humaine en milieu professionnel parce qu'il nous sera insupportable de vivre dans un monde 100 % robotisé. Je reprends l'exemple du Japon, pays fortement robotisé par certains aspects, avec une robotique industrielle extrêmement développée, mais très peu automatisé dans ce qui relève de la relation personnelle. Vous trouverez toujours un guichet, un comptoir, un accueil où quelqu'un se rendra disponible pour vous renseigner ou vous vendre quelque chose. C'est très important pour les Japonais.

Je suis tout aussi convaincu que la stratégie française est très mauvaise en la matière. Nous sommes défaillants en robotique industrielle alors que c'est là que se trouvent les gains de productivité. En revanche, nous sommes toujours prompts à remplacer les opérateurs humains par des guichets ou caisses automatiques, ce qui ne crée quasiment aucune valeur, ni pour le client ni pour l'entreprise. Il ne s'agit que d'une simple substitution, qui, au final, détruit de nombreux emplois pour un résultat somme toute modeste.

Nous nous sommes complètement trompés de combat. Notre grande erreur, ce fut de délaisser la robotisation industrielle au profit de l'automatisation des services à la personne.

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président - 

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