Le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) a été créé en 1994 à l'initiative d'un groupe d'avocats et de journalistes bénévoles mené par Dominique Torrès, ayant constaté que rien n'existait en France pour lutter contre le phénomène des « petites bonnes ». À cette époque, en Grande-Bretagne, des exploiteurs s'étaient physiquement « débarrassés » de leurs « petites bonnes », dont les cadavres flottaient sur la Tamise...
Les « petites bonnes » ont été dès l'origine le coeur de cible du comité. Aujourd'hui, après 21 ans d'existence, nous traitons toutes les formes d'exploitation par le travail, qu'il s'agisse du domaine des services, du monde agricole ou encore du bâtiment. Nous traitons également l'exploitation par la mendicité.
Nous prenons en charge environ 150 personnes chaque année et comptons à peu près trente entrants et trente sortants par an. Cette population est composée, en 2015, de 75 % de femmes.
Le CCEM propose aux victimes un accompagnement juridique, social et administratif.
Le service juridique du Comité prend en charge le traitement et le suivi des plaintes, mais également le suivi administratif des procédures liées à l'obtention de titres de séjour. Le CCEM permet aux victimes d'engager tous types d'actions, notamment des actions prud'homales.
Le comité compte également un pôle social proposant un accompagnement dans le domaine de la santé pour l'obtention de l'aide médicale de l'État ou de la couverture maladie universelle, ainsi que des aides médicales d'urgence.
En matière d'hébergement, le CCEM dispose d'un appartement d'urgence fourni par l'association Emmaüs, qui ne compte que sept places. Nous travaillons donc avec les Services intégrés d'accueil et d'orientation (SIAO), le Samu social, ainsi que le dispositif Ac.Sé pour proposer des solutions d'hébergement aux personnes que nous accompagnons.
Le CCEM agit par ailleurs dans le domaine de l'insertion professionnelle et de l'autonomisation sociale.
Le Comité mène enfin une activité de plaidoyer et de formation des professionnels. Voilà quelques années, nous assurions des formations dans des écoles nationales de police, qui s'avéraient très importantes pour les professionnels. Aujourd'hui, nous n'avons plus les moyens de les assurer.
Les problématiques que nous rencontrons sur le plan opérationnel ne concernent pas l'arsenal juridique, qui est conforme aux obligations internationales de la France et qu'il ne semble pas opportun de modifier. Elles portent essentiellement sur trois points : l'identification des victimes, la qualification pénale et l'absence d'unité de traitement des victimes sur le territoire national.
S'agissant de l'identification des victimes, j'insiste à mon tour sur l'absolue nécessité de former des donneurs d'alerte. Sur ce sujet, nous avons noué un partenariat avec la région Ile-de-France pour délivrer ce type de formation. Il convient bien évidemment de renforcer les pouvoirs de l'URSSAF et de l'Inspection du travail, mais surtout, de sensibiliser les travailleurs sociaux dans le domaine de la santé et de l'éducation, en première ligne pour identifier les victimes potentielles. Par exemple, lorsqu'un enfant est accompagné à l'école par une personne qui reste systématiquement à l'écart de la structure et des autres parents d'élèves, ceci devrait constituer un signal d'alerte pour le professionnel à la porte de l'école. Les formations destinées aux forces de l'ordre et à la magistrature sont par ailleurs largement insuffisantes.
Faute de guichet unique, personne ne contrôle réellement l'application de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France. Parallèlement, la circulaire de politique pénale en matière de lutte contre la traite des êtres humains du 22 janvier 2015 réserve l'identification des victimes aux seules forces de police et de gendarmerie. La circulaire entretient par ailleurs une confusion entre le trafic de migrants et la traite des êtres humains. Le trafic des êtres humains représente évidemment un terreau extrêmement favorable à la traite, mais ne constitue pas une forme de traite en tant que telle. En outre, cette circulaire entretient une confusion entre traite et prostitution. Si la prostitution est un sujet extrêmement sensible, la première forme de traite à l'échelle mondiale reste l'exploitation par le travail. C'est notamment le cas au Royaume-Uni, d'après les statistiques établies par les organismes chargés de l'identification des victimes, forces de police et de gendarmerie mais également milieu associatif. Il conviendrait d'ailleurs que le Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) soit doté de moyens plus importants, pour établir des données statistiques plus fiables sur ce phénomène.
En France, l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) est le service dédié à la lutte contre l'exploitation par le travail. Néanmoins, il n'intervient qu'en assistance à d'autres services enquêteurs, parfois peu enclins à ouvrir leurs enquêtes à un office central de gendarmerie. Par ailleurs, l'OCLTI a tendance, comme de nombreux professionnels, à concentrer son action sur les réseaux. Or, la traite des êtres humains n'est pas uniquement le fait de réseaux organisés. Le pire dossier que j'ai eu à traiter, un cas d'exploitation à des fins sexuelles avec des actes de torture et de barbarie épouvantables, était le fait d'exploiteurs domestiques.
J'en viens à présent à la problématique de la qualification pénale. En raison d'un manque de formation et d'habitudes professionnelles ancrées, la qualification pénale est généralement centrée sur le travail clandestin (absence d'autorisation de travail, travail sans titre de séjour, travail dissimulé) et non sur le phénomène de traite (conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine, absence ou insuffisance de rémunération). Cela s'explique notamment par l'absence de parquet spécialisé dans ce domaine. Dès lors, le parcours de la victime s'apparente généralement à un « parcours du combattant » extrêmement chaotique. Pour imposer au juge d'étudier les incriminations pénales non retenues par le parquet, nous avons décidé, à mon initiative, de procéder désormais par citation directe. Nous sommes alors face à une véritable résistance des parquetiers, qui peut conduire à des décisions très regrettables pour les victimes sur le plan judiciaire.
En ce qui concerne la mendicité forcée, un phénomène cette fois essentiellement en lien avec les réseaux, se pose la question de la protection des victimes. Récemment, lors d'une visite à Fresnes, nous avons rencontré une très jeune femme qui refusait de porter plainte, ce qui illustre la chape de plomb qui pèse sur les victimes.
De l'identification des victimes découlent des droits spécifiques (allocation des demandeurs d'asile, titres de séjour), dont découlent d'autres droits (aide juridictionnelle, accès à l'indemnisation). Aujourd'hui, nous constatons un renversement de l'objectif du législateur : les droits accordés par la loi deviennent un motif de suspicion à l'égard des victimes pour tous les intervenants professionnels, qu'il s'agisse des enquêteurs, des parquetiers ou des magistrats du siège.
J'aborderai enfin l'absence d'unité de traitement des victimes sur le territoire national, tant sur le plan administratif que sur le plan judiciaire. Cette problématique concerne tout particulièrement la délivrance des titres de séjour. D'après la Cimade, sur les 200 000 titres de séjour accordés en France en 2014, seuls 63 l'ont été sur le fondement de la traite. Sur ce point, des divergences extrêmement importantes existent entre les préfectures. Face à certaines juridictions, nous devons parfois remonter des cas en appel, puis à la Cour de cassation, au Conseil d'État, voire à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci a d'ailleurs condamné la France à deux reprises, en 2005 et en 2012.
Aujourd'hui, le CCEM, constitué d'une trentaine d'avocats bénévoles, d'un conseil d'administration bénévole et de seulement cinq salariés, assure une véritable mission de service public, qui s'effectue en lieu et place des pouvoirs publics. Tous les ans depuis 2009 se pose la question de la survie du comité, en raison du manque de financement.