Intervention de Jean-Yves Le Drian

Réunion du 15 mars 2016 à 14h30
Rapport au parlement relatif aux conditions d'emploi des forces armées lorsqu'elles interviennent sur le territoire national pour protéger la population — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez exprimé dans ce débat l’attention que la Nation porte à nos armées, mais aussi son soutien dans cette période de fortes sollicitations et la fierté que nous tirons collectivement de l’engagement de nos soldats.

Vous avez également – je pense à Mme Michelle Demessine, mais aussi à d’autres orateurs – insisté sur la nécessité d’être extrêmement vigilant sur les conditions d’hébergement et de vie quotidienne de nos forces déployées très rapidement dans le cadre de l’opération Sentinelle.

Je tiens à vous remercier de la qualité de vos propos et de l’appui que vous apportez à nos forces armées. Je vous remercie également de votre soutien à mon action, répété par les uns et par les autres au-delà des clivages politiques.

Je crois avoir déjà évoqué la plupart des sujets qui ont été abordés, et je reviendrai donc simplement sur deux ou trois points, en réponse à certaines interpellations qui m’ont été adressées.

J’assume complètement la « menace militarisée ». Cette expression, qui n’est pas neutre, explique en partie la mobilisation encore plus forte qu’auparavant de nos forces armées pour assurer la protection intérieure.

De fait, la menace s’est militarisée. Je crois avoir été le premier à parler d’« armée terroriste » au sujet de Daech. Cette expression dit bien la dimension territoriale et la volonté d’élargir le califat en se projetant à l’extérieur, y compris d’ailleurs en Libye, qui anime cette organisation. Nous sommes confrontés à une armée terroriste.

Permettez-moi à ce sujet de suggérer à M. Jacques Gautier, dont j’apprécie toujours la tonicité, bien que parfois elle m’interpelle, la lecture intégrale du dernier ouvrage de M. Pierre Servent, un expert assez connu de la chose militaire. Cette suggestion de lecture ne s’adresse d’ailleurs pas qu’à lui ! Je précise que la publicité que je vais faire pour ce livre n’engage que moi. Son seul titre, Extension du domaine de la guerre, est assez révélateur, le mot « domaine » étant pris ici dans son sens aussi bien numérique que territorial.

Monsieur Gautier, vous vous demandez si nous sommes en guerre ou non, en soulignant que la guerre n’est pas visible sur le territoire comme elle l’était auparavant. Je cite l’introduction de l’ouvrage de M. Servent, en miroir de votre interpellation : « [Les guerres] n’obéissent plus aux partitions classiques d’hier : État contre État, armée contre armée, étendard contre étendard. Elles sont baroques, dodécaphoniques et en perpétuelles transformations. » Il nous faut changer ensemble notre logiciel sur la guerre.

En réponse au terrorisme militarisé, pour que nos armées soient en mesure d’assumer ce nouveau domaine de la guerre, nous devons changer de logiciel et nous donner d’autres priorités.

Cela suppose sans doute une mutation culturelle assez considérable de notre part et de la part de l’ensemble des acteurs, y compris des militaires, mais je crois que les priorités que nous nous sommes fixées, y compris celles que j’affichai aujourd’hui dans mes propos et celles qui figurent dans le rapport sur l’emploi des forces armées sur le territoire, correspondent à peut-être ce début de réflexion.

Je vous le concède, mesdames, messieurs les sénateurs, ce nouveau domaine de la guerre ne concerne pas uniquement le territoire national ; les événements que nous venons de vivre en Côte d’Ivoire en participent.

Vous avez raison, changer de logiciel et de priorités suppose également, et nous le faisons, de renforcer le renseignement, de le rendre plus fluide, plus opérationnel, plus interactif entre les différents acteurs, et de faire en sorte que les personnels engagés dans l’opération Sentinelle contribuent à la politique et à l’action du renseignement.

Il nous faut pour cela renforcer les forces spéciales, la préparation opérationnelle et la prévention. L’ambition que nous donnons aux forces armées sur le territoire national est animée par cette volonté. Les forces armées ne peuvent en aucun cas être des supplétifs, et je partage volontiers les propos de M. Raffarin soulignant combien il est nécessaire que le potentiel de nos armées soit suffisamment exploité.

Les choses ont déjà beaucoup bougé. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans la situation du mois de novembre 2015, eu égard notamment à la bonne utilisation de l’agilité de nos forces et de l’effet de surprise. Les compétences de nos armées sont mises en œuvre dans le cadre du respect de la loi et de la Constitution, en lien étroit avec le ministère de l’intérieur et dans le cadre d’une interopérabilité renforcée.

Nous avons beaucoup progressé, parce qu’il y avait une urgence et qu’il fallait prendre la situation telle qu’elle était. Une mutation s’opère progressivement dans le respect des textes et dans une collaboration extrêmement étroite, je le dis pour l’ensemble des sénateurs, entre le ministre de l’intérieur et moi-même pour la mise en œuvre de cette nouvelle logique de protection du territoire.

Certains l’ont rappelé avec force et ils ont eu raison, il ne s’agira en aucun cas de faire de nos forces armées des supplétifs d’autres forces sur le territoire national. Les évolutions qui sont déjà engagées en la matière permettront d’assurer notre sécurité dans la durée.

Cela m’amène à répondre à la question de Mme Leila Aïchi, qui me demandait : jusqu’à quand ? Eh bien, jusqu’à longtemps ! Étant donné que nous sommes confrontés à un nouveau domaine de la guerre, je ne sais pas si cette situation aura une fin. Nous devons faire face à une nouvelle donne, et il faut y répondre le mieux possible, avec cohérence et dans le dialogue. Ce débat, que vous avez souhaité, nous permet ainsi de progresser.

Concernant le cadre juridique, M. Raffarin et d’autres sont intervenus sur ce point, et je tiens à ce que les choses soient très claires : nous sommes pour le respect de la légitime défense comme référence juridique sur le territoire intérieur de nos forces. Nous y intégrons le concept de « périple meurtrier », qui a été voté par l’Assemblée nationale et qui sera débattu demain dans cet hémicycle, afin que les forces armées aient à cet égard les mêmes capacités d’action et d’intervention que les forces de police ou de gendarmerie. Il s’agit donc d’une extension du droit de légitime défense.

Je souhaite également répondre à M. Gilbert Roger et à d’autres orateurs sur la question de la préparation opérationnelle de nos forces. Y a-t-il eu une diminution de la préparation opérationnelle de nos forces terrestres, qui sont les principales concernées par la nouvelle logique de protection du territoire déployée au cours de l’année 2015 ? Oui, bien sûr ! Et le contraire eût été stupéfiant, puisque nos forces terrestres ont été mobilisées par l’opération Sentinelle dès janvier 2015, puis remobilisées en novembre au maximum de la capacité indiquée dans le contrat opérationnel.

L’activité de préparation opérationnelle de l’armée de terre est tombée à 64 jours, au lieu des 90 prévus, mais face aux événements que vous connaissez, il était d’une certaine manière logique qu’il en soit ainsi.

Nous sommes en phase de recrutement, certains d’entre vous l’ont rappelé, puisque quelque 11 000 militaires supplémentaires seront recrutés pour renforcer la force opérationnelle terrestre en 2015-2016, et plus de 10 000 en 2017-2019. Nous pouvons donc alléger le dispositif Sentinelle, en particulier les rotations, et accroître progressivement le nombre de jours consacrés à la préparation opérationnelle. En augmentation dès 2016, celui-ci sera porté à 83 en 2017 et à 85 en 2018, afin d’atteindre de nouveau l’objectif de 90 jours.

Mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de vous apporter un élément de précision concernant l’action de préparation opérationnelle des forces en OPEX ou sur le territoire national. L’opération Sentinelle prévoit des préparations sur les actions de présence d’unité. Dans les périodes creuses, l’état-major de l’armée de terre propose également sur le territoire national, par exemple en région parisienne, des créneaux de formation et de maintien en condition opérationnelle, des actions de préparation au tir ou encore l’utilisation de simulateurs de chars Leclerc.

Le cycle de présence Sentinelle est désormais intégré dans les préparatifs et dans les scénarios d’emploi et d’activité de nos forces, en particulier terrestres, afin d’éviter une partie des inconvénients ou des carences que certains d’entre vous ont pointés.

Par ailleurs, il m’a été demandé si des moyens avaient été engagés en vue de l’acquisition des nouveaux matériels nécessaires pour la protection intérieure du territoire. Je répète que le développement d’une protection intérieure renforcée nécessite l’acquisition de matériels supplémentaires, notamment des véhicules légers.

Nous allons commander 16 000 armes d’infanterie du futur, qui seront mises à la disposition des réserves renforcées et des nouveaux personnels affectés à l’opération Sentinelle dans le cadre des recrutements que j’ai indiqués tout à l’heure ; s’y ajoute une action particulièrement forte de renforcement de l’entretien programmé des matériels. Comme je l’ai annoncé à l’occasion de l’actualisation de la loi de programmation militaire, il s’agit de l’une de mes priorités, et l’action sera poursuivie dans ce sens.

MM. de Legge et Raffarin m’ont interrogé sur le financement. Je répète que, en 2015, la dépense supplémentaire entraînée par l’opération Sentinelle s’est élevée à 171 millions d’euros et que cette opération intérieure a été traitée de la même manière qu’une OPEX classique. Je l’avais annoncé lors des débats budgétaires, et cet engagement a été tenu.

Ce surcoût de 171 millions d’euros se décompose en 52 millions d’euros de dépenses salariales et 119 millions d’euros de dépenses hors titre II. Cet effort sera poursuivi, et les opérations intérieures connaîtront le même sort positif que les opérations extérieures en fin d’année.

L’autre question, posée à la fois par M. de Legge et par M. Raffarin, concerne la pérennité de l’effort financier sur la durée, c'est-à-dire, en quelque sorte, l’actualisation de l’actualisation !

Le Président de la République a annoncé la création de 10 000 postes sur la période 2017-2019 – puisqu’il y en a 10 000 en moins, 10 000 seront maintenus. Cette perspective triennale de la loi de programmation militaire sera soumise à l’examen du Parlement avant la fin de cette année, même si je ne sais pas encore sous quelle forme. Je précise que cette perspective triennale est indépendante du triennal budgétaire, puisqu’il s’agit de l’adaptation de la loi de programmation militaire à des décisions prises par le Président de la République et qu’elle sera appliquée même si la forme n’en est pas encore définitivement arrêtée.

Je voudrais conclure mon propos en revenant sur la question des réserves, sur laquelle M. Perrin, notamment, a insisté. Lors des premières assises de la réserve qui ont eu lieu il y a quelques jours, j’ai redit que mon objectif était d’atteindre les 40 000 réservistes en 2019.

Nous constatons déjà un progrès en 2016, mais l’atteinte de cet objectif suppose de rendre la réserve plus attractive, d’y consacrer des moyens financiers plus importants – quelque 100 millions d’euros annuels y seront désormais dédiés, contre 75 millions d’euros au cours de la période précédente –, d’inciter les entreprises à contracter avec le ministère de la défense pour faciliter l’accès des réservistes à des périodes de réserve, et d’augmenter les périodes dans la mesure du possible, pour passer d’une moyenne de vingt jours à une moyenne de trente jours.

Pour répondre à la préoccupation exprimée par MM. Bockel et Roger en particulier, nous travaillons également dans le sens d’une plus grande territorialisation des réserves. Les réserves « nouvelles formules » pourront ainsi être le creuset d’une garde nationale qui serait l’aboutissement de cette évolution, mais celle-ci ne peut se faire que progressivement.

Nous observons déjà des résultats dès 2016, et je suis certain que nous atteindrons l’objectif grâce à la mobilisation de tous, à la communication sur la facilité de devenir réserviste et sur l’attractivité de cette mission, ainsi qu’à la mobilisation de l’intérieur.

Je précise que le même officier général assurera la fonction d’organisation des réserves et celle de responsabilité de la force opérationnelle terrestre, ce qui montre bien l’impulsion que nous souhaitons donner à la territorialisation de la réserve.

La réserve fait l’objet d’une mobilisation très forte, dont les résultats nous permettront d’alléger progressivement certaines contraintes. Nos militaires ont en effet été extrêmement mobilisés en 2015 et ils le seront de manière très significative jusqu’à l’été 2016 dans le cadre de l’opération Sentinelle. Ensuite, les recrutements nouveaux qui sont engagés, ajoutés à la montée en puissance de la réserve permettront d’aboutir à une situation plus stable, tout en maintenant le principe en vertu duquel nos forces armées sont parties prenantes de la protection intérieure du territoire.

C’est la première fois dans l’histoire de la République que nous avons un débat sur l’emploi des forces armées sur le territoire national, me semble-t-il. Ce n’est pourtant pas la première fois que la mission de protection du territoire est confiée à nos armées, puisque c’était prévu par la loi de 2008, ainsi que par la loi de 2013 et dans les lois de programmation militaire précédentes, du fait de ce qu’on appelait alors la défense opérationnelle du territoire.

C’est en quelque sorte une nouvelle forme de défense opérationnelle du territoire qu’il nous appartient de mettre en œuvre désormais.

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