Intervention de André Gattolin

Réunion du 15 mars 2016 à 14h30
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 17 et 18 mars 2016

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme le présent débat nous le confirme, lors du Conseil européen qui se tiendra à la fin de la semaine, les discussions tourneront certainement, pour l’essentiel, autour de la crise migratoire.

Nous le savons tous, la complexité de ce dossier découle de son caractère multidimensionnel.

En réalité, il n’y a pas une crise migratoire, il y a des crises migratoires, avec des réfugiés et des migrants originaires de différents pays et aux motivations parfois très variées.

Ces crises sont nourries par des instabilités géopolitiques aux portes de l’Europe et, parfois, au-delà.

Certains États n’hésitent d’ailleurs pas à instrumentaliser cette détresse, en l’utilisant comme une arme sournoise et pour le moins non conventionnelle, dans le but de contraindre l’Union européenne.

N’est-ce pas le cas quand la Turquie se sert de sa place géostratégique pour exiger, en échange de sa coopération, le déblocage du dossier de libéralisation des visas et une reprise des négociations sur son adhésion à l’Union ?

N’est-ce pas le cas non plus quand Moscou bombarde Alep en soutien au régime syrien, poussant des dizaines de milliers de civils à fuir, saturant un peu plus les camps de réfugiés en Turquie et les flux de migrants vers l’Union européenne ?

La Russie ne défie-t-elle pas l’Europe, lorsqu’elle laisse certains réfugiés traverser son territoire, afin qu’ils puissent atteindre l’espace Schengen via la Norvège et la Finlande ? Ainsi, au cours des derniers mois, on a soudainement vu s’ouvrir une route arctique de l’exil, perçue par la Norvège comme une punition de la part de Moscou, en réplique à son soutien aux sanctions internationales qui ont été décidées à la suite du conflit en Ukraine.

Plus encore que les pays de l’Union européenne, chacun de nos partenaires extra-européens joue donc aujourd’hui, dans cette grave crise, sa propre partition, avec des objectifs souvent très divergents.

Comment en effet interpréter la très récente annonce faite par Vladimir Poutine d’un retrait partiel de ses troupes du conflit syrien ? S’agit-il d’une annonce en trompe-l’œil à la veille de la réouverture des négociations de Genève sur la Syrie ?

En matière militaire comme en matière diplomatique, dispose-t-on aujourd’hui d’une base minimale d’objectifs partagés entre tous les acteurs impliqués dans ce que nous osons appeler « la guerre contre Daech » ? Pour notre part, nous en doutons. Mais peut-être M. le secrétaire d’État peut-il nous éclairer sur ce point.

Vu d’Europe, ce drame est l’une des plus graves crises humanitaires que la région ait jamais connue. Il est symptomatique d’une profonde crise de la solidarité européenne, non seulement à l’endroit des réfugiés, mais aussi entre les pays de l’Union.

Ces derniers temps, il faut bien le reconnaître, nous avons failli, en abandonnant notre allié allemand au moment où la chancelière Angela Merkel avait le plus besoin de soutien pour promouvoir la cohésion européenne. Ainsi, la poussée de l’extrême droite anti-réfugiés lors des élections régionales du week-end dernier en Allemagne a été la conséquence directe de notre incapacité à élaborer une approche commune.

Après la crise du Grexit, et en dépit des concessions faites par ce pays, la Grèce reste aujourd'hui encore très décriée. C’est injuste, compte tenu de sa situation économique et politique, et de la charge immense qui lui incombe. En un an seulement – de janvier 2015 à 2016 –, les arrivées de réfugiés sur le territoire grec ont augmenté de 600 % !

Monsieur le secrétaire d’État, pourriez-vous nous dire comment la France compte contribuer au plan d’aide humanitaire récemment dévoilé par la Commission européenne pour soutenir la Grèce ?

Cette aide est bienvenue, et elle est aussi, et surtout, très attendue.

Toutefois, sans volonté politique et sans un budget européen digne de ce nom, toute tentative de stratégie européenne sera sans doute vaine.

Nous l’observons déjà, puisque, pour faire face en termes de moyens à ces défis, nous bricolons aujourd’hui des marges d’action ad hoc, avec des transferts de budget et une forte fongibilité au sein d’un cadre financier européen déjà très contraint avant tous ces événements.

Dans ce contexte, le ministre allemand des finances, M. Wolfgang Schäuble, avait proposé, voilà quelques mois, une taxe européenne sur l’essence. Monsieur le secrétaire d’État, la France étudie-t-elle cette hypothèse ? N’y a-t-il pas là une occasion rêvée pour, enfin, réformer notre système archaïque de ressources propres, qui n’en sont pas ?

Les tensions et divisions intra-européennes sont toujours aussi vives, et le coup de force d’Angela Merkel lors du sommet entre l’Union européenne et la Turquie du 7 mars dernier en est certainement le plus récent avatar.

Cette rencontre a en effet été marquée par l’ouverture d’un nouveau chapitre dans notre gestion approximative de l’actuelle crise migratoire.

Non seulement les États membres ont acté la fermeture de la route des Balkans, qui, de facto, avait déjà été mise en œuvre par les pays concernés, mais une autre proposition, dangereuse selon nous, a aussi été mise sur la table. On nous suggère d’établir une sorte de pont du Bosphore d’un tout nouveau genre, aux frais de l’Europe, entre la Turquie et la Grèce.

Le principe – il a été rappelé, mais on peut le repréciser ici – serait le suivant : en échange d’un Syrien en situation irrégulière réadmis en Turquie à partir des îles grecques, on accepterait de réinstaller un Syrien de la Turquie vers les États membres. Une logique de un contre un, en quelque sorte…

Ce tour de passe-passe avec des vies humaines est à notre sens inacceptable, d’autant qu’il se fera avec un pays qui, ces derniers temps, brille surtout par sa dérive autoritaire.

Si cette proposition était mise en œuvre, elle traduirait un véritable échec moral de l’Europe.

Pour de nombreuses raisons, cet échec risquerait aussi d’être juridique, cette proposition pouvant constituer une violation du droit européen et un précédent préjudiciable contre le système de protection internationale.

Le haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a déjà exprimé sa profonde inquiétude au sujet de l’atteinte au principe de non-refoulement vers le pays d’origine. Tout comme la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne interdit les « expulsions collectives », sans traitement individuel de la demande d’asile.

Monsieur le secrétaire d’État, quel serait d’ailleurs l’impact de cette nouvelle mesure sur le processus de relocalisation ?

Je crois que sur ce point, le conseil Justice et affaires intérieures de la semaine dernière a admis que le doute demeurait sur la compatibilité.

Dernière chose, et non des moindres, la Turquie ne remplit pas les critères juridiques fixés par l’Union pour être qualifiée de « pays sûr ».

En effet, elle n’applique que partiellement la convention de Genève, son système d’asile présente de nombreux dysfonctionnements et il existe des cas répétés de tortures, de détentions illégales sanctionnés par la Cour européenne des droits de l’homme, et de renvois forcés de réfugiés vers la Syrie et l’Irak.

Jeudi, il s’agirait donc de fermer les yeux sur ces questions épineuses et de passer outre !

Le Président de la République a pourtant affirmé qu’« aucune concession » ne sera faite à la Turquie au sujet des droits de l’homme.

Monsieur le secrétaire d’État, cela signifie-t-il que nous nous positionnerons contre ce statut de « pays sûr » et, de facto, contre ce nouvel accord avec la Turquie ?

En conclusion, avec la superposition des défis, les risques de dislocation de l’Union européenne atteignent désormais un niveau jamais vécu depuis la signature du traité de Rome, en 1957.

Aujourd’hui, malheureusement, le projet européen est illisible. Il appartient donc au Conseil européen de diffuser un message clair, articulé sur une vision cohérente, fidèle à nos valeurs, et à la hauteur des défis qui ébranlent fortement l’Union européenne. Nous espérons, monsieur le secrétaire d’État, que la France saura jouer un rôle majeur dans ce cadre.

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