Intervention de Harlem Désir

Réunion du 15 mars 2016 à 14h30
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 17 et 18 mars 2016

Harlem Désir, secrétaire d’État :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires européennes, monsieur le rapporteur général de la commission des finances, mesdames, messieurs les sénateurs, beaucoup d’orateurs ont insisté sur les mêmes questions, j’essaierai donc de regrouper mes réponses.

Jean-Claude Requier et plusieurs de ses collègues se sont interrogés sur la portée exacte des négociations engagées avec la Turquie. Tout le monde reconnaît la nécessité de nouer un partenariat avec ce pays dans la lutte contre les filières de l’immigration illégale. Toutefois, les décisions prises dans différents domaines, en particulier celles qui sont relatives à l’ouverture de chapitres de négociations d’adhésion à l’Union européenne ou au régime des visas, doivent répondre aux critères et aux cadres établis et il est clair qu’il ne saurait y avoir de chantage.

D’une part, il faut faire face à la nécessité d’apporter une réponse à la mise en place d’une route de l’immigration illégale qui provoque des drames et des morts et résulte de l’instabilité internationale liée à la situation en Syrie ou à des guerres civiles dans d’autres régions du monde. M. Bonnecarrère a ainsi évoqué sa visite du hotspot de Lampedusa en compagnie du président du Sénat et il ne faut pas oublier la situation en Libye ni les mouvements migratoires au cœur de l’Afrique. Des passeurs proposent, moyennant finance, à des migrants venant parfois de très loin de les aider à accéder à des voies de passage qui semblent ouvertes vers l’Union européenne : ils soumettent ces personnes à des traitements tout à fait indignes avant de les entasser sur des embarcations de fortune, provoquant des naufrages et des morts.

D’autre part, parallèlement au partenariat qui concerne la lutte contre les filières de l’immigration illégale, la Turquie avait déjà demandé – cette question avait fait l’objet d’un accord dans le cadre d’un plan d’action global décidé en novembre – que l’aide qui lui est apportée pour accueillir les réfugiés présents sur son sol s’accompagne d’une reprise du dialogue politique avec l’Union européenne. Ce dialogue passe par divers canaux et il peut aussi porter sur les réponses communes à la grande crise internationale à l’origine de ces flux de migration, la crise syrienne. Sur ce dernier point, les progrès sont difficiles, car la Turquie a ses propres objectifs, tout comme la Russie ou d’autres pays de la région.

Quant à nous, notre seul objectif est la résolution de la crise syrienne, ce qui suppose l’arrêt des combats – la trêve est actuellement à peu près respectée –, la lutte contre les groupes terroristes, en particulier Daech et le Front al-Nosra, et surtout l’organisation d’une transition politique qui permette de mettre un terme à la guerre civile, afin que les Syriens puissent retourner dans leur propre pays et y vivre. Nous tâchons de faire en sorte que la Turquie soit partie prenante à la recherche de cette solution. Tel est l’objet des négociations qui ont lieu à Genève.

Ensuite, la Turquie demande aussi la réouverture des discussions avec l’Union européenne, d’une part, sur les chapitres de négociation ouverts à partir de 2005 dans le cadre du statut de candidat à l’adhésion qui lui a été reconnu en 1999 et, d’autre part, sur la feuille de route relative à la libéralisation du régime des visas établie il y a déjà longtemps et dont elle souhaite qu’elle soit accélérée.

Sur ces deux points, notre position est très claire. L’ouverture de chapitres de négociation ne préjuge pas l’issue des négociations. Un chapitre a été ouvert l’an dernier, un autre pourrait l’être cette année dans le cadre du dialogue politique que je viens de mentionner. Ces chapitres concernent des sujets économiques.

Le chapitre ouvert l’an dernier porte sur des sujets de politique financière et économique. Son intitulé englobe également la politique monétaire, ce qui, évidemment, ne signifie pas que la Turquie rejoindrait la zone euro, puisqu’elle n’est pas membre de l’Union européenne.

L’un des chapitres économiques qui pourraient être ouverts cette année concerne l’énergie. Je reste prudent, dans la mesure où cette ouverture suppose un vote unanime des vingt-huit États membres, et donc de la République de Chypre qui, pour d’autres raisons liées à la négociation interchypriote sur la réunification de l’île, est très attentive à ce que l’ouverture de chapitres de négociation soit cohérente avec le fait que la Turquie soutient le processus de réunification en cours. Une négociation sur l’énergie s’avère délicate parce que des explorations de gisements gaziers ont lieu actuellement dans la zone économique exclusive de Chypre, mais elle peut être intéressante, parce qu’il est important d’avoir une coopération dans le domaine de l’énergie avec la Turquie, comme avec d’autres pays voisins de l’Union européenne.

Quoi qu’il en soit, nous avons entamé un rapprochement avec la Turquie, un dialogue politique et économique. En revanche, l’issue des négociations et la perspective d’une adhésion à l’Union européenne constituent une autre question. Je réponds ainsi très clairement à Jean-Claude Requier, même s’il m’a semblé qu’il se réjouissait de l’ouverture de ces chapitres de négociation et de la reprise de ce dialogue dans la perspective d’une adhésion. Je le répète, la question ne se pose pas maintenant.

Pascal Allizard a posé la question du contrôle de l’aide aux réfugiés en Turquie. À ce jour, un peu plus de 200 millions d’euros ont été vraiment utilisés dans le cadre du plan de 3 milliards d’euros – je rappellerai tout à l’heure la provenance de ces fonds. Cette aide est versée sur la base de projets concrets et vérifiables : il ne s’agit absolument pas de signer un chèque de 3 milliards d’euros à la Turquie en espérant que cet argent permettra d’aider les réfugiés.

Pascal Allizard, comme d’autres orateurs, notamment le président Bizet, m’a demandé comment nous nous assurerions que le système « un pour un » respecte le droit d’asile et soit vraiment opérationnel. L’idée de ce système a été retenue, mais doit faire l’objet d’un examen plus détaillé. Son principe est simple : chaque fois que, dans le cadre d’un accord de réadmission signé avec la Turquie, un réfugié syrien entré illégalement dans l’Union serait reconduit en Turquie – il s’agit de dissuader les Syriens d’accepter les propositions des passeurs –, nous accepterions la réinstallation dans l’Union d’un réfugié syrien présent actuellement en Turquie. Nous pensons en effet qu’il est préférable de faire passer le message suivant : il est inutile de recourir aux services de trafiquants d’êtres humains pour entrer en Europe ; pour obtenir le droit d’asile en Europe, il faut déposer en Turquie une demande qui respecte la procédure légale.

Il faudra toutefois examiner dans quelles conditions ce système respecte la convention de Genève relative au statut des réfugiés et les directives européennes sur le droit d’asile. Le service juridique du Conseil de l’Union européenne a évidemment rappelé que des règles existaient et qu’une demande d’asile déposée en Europe doit être examinée. Cet examen est individuel et il ne saurait y avoir de traitement collectif des dossiers. Il en va de même pour les réadmissions. Évidemment, ce dispositif devra être conforme avec les principes européens pour être appliqué.

Pascal Allizard m’a également interrogé sur la plus-value que représente le recours à l’OTAN. Le principal avantage tient au fait que la Turquie est membre de l’OTAN ; c’est la principale différence avec le recours à FRONTEX.

Faut-il craindre que ce signal soit perçu de manière négative par la Russie, compte tenu du fait que celle-ci est présente dans la région en raison de son intervention en Syrie ? Non, parce que les bateaux de l’OTAN étaient déjà présents dans cette zone de la Méditerranée. Ils ont simplement été plus spécifiquement affectés, dans le cadre de ce partenariat entre la Turquie et l’Union européenne, à la surveillance des mouvements de bateaux entre les côtes turques et les côtes grecques. Cette opération n’entraîne pas de changement de posture stratégique de l’OTAN.

Cette opération est utile dans la mesure où la Turquie est membre de l’OTAN et, à ce titre, partie prenante à ce dispositif de surveillance. À partir du moment où l’OTAN établit chaque jour qu’un certain nombre de bateaux quittent les côtes turques pour se diriger vers la Grèce et demande aux gardes-côtes turcs de vérifier si ces bateaux circulent légalement ou se livrent au trafic d’êtres humains, la Turquie n’a pas de raison de mettre en doute l’information qui lui est transmise par l’OTAN, puisqu’elle est membre de l’Alliance et qu’elle a par conséquent les moyens de vérifier comment cette mission est mise en œuvre. La Turquie a donc accepté ce partenariat qui permet de fait une coopération plus étroite entre les gardes-côtes turcs et les gardes-côtes grecs et entre les gardes-côtes turcs et FRONTEX, via la mission de surveillance de l’OTAN.

La question peut se poser de savoir s’il ne serait pas préférable que l’agence FRONTEX assure seule cette mission. En soi, c’est l’objectif que nous visons : renforcer les moyens de FRONTEX, disposer de véritables gardes-côtes européens, faire en sorte que tous les États membres mettent davantage de personnel à disposition de FRONTEX pour éviter à l’Union européenne de recourir aux services d’organismes extérieurs.

Dans le cas présent, il était intéressant de pouvoir s’appuyer sur l’OTAN, mais une telle solution ne serait pas applicable dans d’autres zones de la Méditerranée où cette surveillance pourrait avoir à s’exercer, par exemple au large de la Libye où l’Union européenne a déployé sa propre mission, EUNAVFOR Med.

Là aussi, une question doit être réglée et le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a eu l’occasion d’insister sur ce point au cours des dernières semaines. Nous avons besoin d’un gouvernement d’union nationale, d’une autorité reconnue en Libye, afin de pouvoir engager la phase 3 de l’opération EUNAVFOR Med et intervenir aussi dans les eaux territoriales libyennes et empêcher les départs de bateaux à partir des côtes de ce pays. Pour cela, il faut soit un accord international avec un mandat de l’ONU, soit un accord avec une autorité reconnue en Libye. Voilà pourquoi il est urgent qu’un gouvernement d’union nationale soit formé, mais aussi tout simplement pour stabiliser ce pays et lutter contre les groupes terroristes.

Enfin, Pascal Allizard et d’autres sénateurs ont souhaité connaître le coût des moyens mobilisés dans le cadre du plan d’action vis-à-vis de la Turquie. Les 3 milliards d’euros que j’ai mentionnés tout à l’heure se répartissent comme suit : 1 milliard d’euros est prélevé sur le budget de l’Union européenne et 2 milliards d’euros proviennent de contributions des États membres, au prorata de leurs capacités. La France, comme l’a rappelé M. le rapporteur général de la commission des finances, contribue donc à hauteur de 309 millions d’euros pour les quatre prochaines années.

Pour l’instant, aucun accord ne prévoit le versement de 3 milliards d’euros supplémentaires. La possibilité a été évoquée, s’il était nécessaire de continuer à venir en aide à la Turquie au-delà de 2017, d’abonder l’enveloppe initiale. Comme je l’ai dit tout à l’heure, aujourd’hui, seuls plus de 200 millions d’euros ont été identifiés et affectés : nous sommes donc très loin d’avoir utilisé la totalité de la facilité financière accordée. Aucune décision n’a donc été prise, même si l’hypothèse d’une deuxième enveloppe de 3 milliards d’euros a été évoquée au cas où elle serait nécessaire au-delà de 2017.

Plusieurs interventions ont abordé les recommandations de la Commission européenne. À ce propos, Philippe Bonnecarrère a évoqué la notion de « découplage » entre la France et l’Union européenne sur la nécessité des réformes structurelles.

Je me permets de lui répondre que nous menons actuellement ces réformes. Comme il l’a rappelé lui-même, nous menons une réforme du marché du travail qui va être soumise au Parlement : votre assemblée aura donc l’occasion de se prononcer. Philippe Bonnecarrère notait que les réformes dites « Hartz » ont été menées en Allemagne il y a dix ans. Effectivement, cette réforme n’a pas alors été faite en France ; nous l’entreprenons maintenant et il faut plutôt s’en réjouir. En outre, cette réforme est menée dans les conditions de dialogue social que vous connaissez et le Premier ministre a présenté hier les éléments d’aménagement décidés dans le cadre du dialogue engagé avec les partenaires sociaux.

En l’occurrence, il s’agit plutôt d’un « recouplage » de la France avec l’Union européenne. Nous avons mené et nous menons de nombreuses réformes : le pacte de responsabilité, les réformes qui concernent les collectivités locales et sur lesquelles nombre d’entre vous avez travaillé, cette réforme du marché du travail aujourd’hui. D’autres réformes sont également importantes, pour lesquelles la France réunit beaucoup d’atouts : le renforcement de la recherche, de l’innovation, du système éducatif.

Je souhaiterais donc que l’on voit, y compris dans le dialogue avec la Commission, le chemin parcouru, y compris la réduction des déficits, loi de finances après loi de finances, plutôt que de constater simplement que d’autres avaient parfois procédé à des réformes avant nous. Il en a effectivement été ainsi, mais ceux-là peuvent aussi rencontrer d’autres problèmes, par exemple de sous-investissement.

Quand la Commission européenne parle de déséquilibre au sein de la zone euro, elle mentionne aussi le fait que, dans certains pays, des excédents commerciaux peuvent poser un problème aux autres partenaires de l’Union. Ainsi, l’Allemagne – ce débat est connu et public outre-Rhin – a besoin d’investir davantage ; cela contribuera à des besoins qui lui sont propres, mais aussi à la relance de l’économie européenne.

Concernant l’agriculture, la mesure prise en vue de soutenir les prix dans le secteur laitier, sur une base volontaire, constitue l’un des acquis de la discussion qui a eu lieu hier au sein du Conseil Agriculture, à la demande du ministre Stéphane Le Foll. La Commission a déclenché pour la première fois l’article 222, qui permet aux opérateurs de déroger au droit de la concurrence pour maîtriser et gérer la production laitière. Il est vrai que cet article permet de déclencher ces mesures sur une base volontaire, au profit des États membres et des opérateurs. Il est important que les institutions européennes – Commission, Conseil, Parlement européen – prennent aussi leurs responsabilités en réunissant rapidement les représentants européens de ces opérateurs. Nous souhaitons évidemment une cohérence des actions qui seront menées dans les différents États membres.

Éric Bocquet a posé des questions sur la Turquie auxquelles j’ai essayé de répondre. Il est tout à fait légitime de s’interroger sur les conditions de mise en œuvre d’un accord, sur les exigences que l’on peut attendre d’un partenaire – j’ai dit que nous avions l’exigence que la Turquie lutte par tous les moyens contre les filières de l’immigration clandestine, non seulement au départ des côtes turques, mais aussi à l’intérieur de la Turquie. En revanche, en proposant simplement de rejeter toute forme d’accord ou de partenariat proposé, on n’offre pas de solution.

Nous sommes vigilants, exigeants, attentifs à ce que les accords proposés puissent être efficaces, conformes à nos principes, mais il faut proposer une réponse européenne. On ne peut pas se contenter de dire à la Grèce, après avoir reconnu que sa situation est dramatique, que les propositions avancées soulèvent de telles questions que nous préférons ne rien faire. Ce n’est pas possible, car aujourd’hui la Grèce vit une crise humanitaire. Les pays des Balkans ont fermé leurs frontières, ne voulant pas eux-mêmes se retrouver dans une situation humanitaire intenable, puisque l’Autriche avait annoncé qu’elle n’accueillerait plus de migrants dans les mêmes proportions.

Nous disons ce que la France a toujours dit : il faut une réponse collective, et cette réponse passe par le contrôle de notre frontière extérieure commune. Ce contrôle passe par des mesures concernant notamment l’agence FRONTEX, mais aussi par un partenariat avec la Turquie dans la lutte contre les filières de l’immigration illégale.

Éric Bocquet a insisté à juste titre sur la situation des mineurs isolés. C’est l’un des accords qui ont été rendus publics au moment de la rencontre franco-britannique d’Amiens. Comme vous le savez, le Premier ministre britannique a confirmé que la Grande-Bretagne accepterait le regroupement familial des mineurs isolés qui se trouvent à Calais et ont de la famille directe outre-Manche.

Le ministre de l’intérieur a eu à plusieurs reprises l’occasion d’exprimer devant le Sénat ses intentions, à savoir que le camp de Calais soit assaini, qu’aucun migrant ne vive dans des conditions insalubres ou dans la boue, que soit proposé à tous ceux qui peuvent avoir des motifs de le faire, de déposer leur demande d’asile en France, car ils ne pourront pas se rendre en Grande-Bretagne, que les migrants soient relogés dans des centres d’accueil des réfugiés partout en France et qu’ils ne se rendent pas dans d’autres ports pour tenter de passer en Grande-Bretagne, car celle-ci ne les acceptera pas. Je comprends tout à fait l’alerte qui a été donnée par Pascal Allizard concernant Ouistreham, par exemple ; le même problème se pose à Grande-Synthe.

La mobilisation des services du ministère de l’intérieur est donc permanente. Mais, je le répète, nous demandons à la Grande-Bretagne d’accueillir les mineurs qui ont déjà des parents directs outre-Manche et veulent les rejoindre.

Philippe Bonnecarrère a posé des questions sur les changements d’origine géographique. J’ai déjà évoqué cette question. Effectivement, si l’attention est portée aujourd’hui sur cette route principale qui avait été ouverte, d’une certaine façon, par les passeurs entre la Turquie et la Grèce, nous ne devons pas sous-estimer les problèmes qui peuvent de nouveau se poser dès que la situation saisonnière et météorologique s’améliorera en Méditerranée centrale, entre la Libye et l’Italie, en particulier à Lampedusa dont vous avez eu l’occasion de visiter le centre d’accueil et d’enregistrement. À ce propos, vous avez constaté que, à partir du moment où une route était perçue comme ouverte, des migrants venaient de très loin, de plus en plus loin, en tentant de passer par cette voie. Il faut donc mettre en œuvre des accords de réadmission et un contrôle de cette frontière.

Simon Sutour s’est désolé que le Parlement européen n’ait toujours pas adopté la directive sur le PNR.

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