En effet.
Au printemps 2012, Kofi Annan, qui était chargé du dossier syrien pour les Nations unies, a conçu un schéma selon lequel on devait déployer des Casques bleus observateurs, donc non-armés, ce déploiement devant avoir un effet vertueux sur les différents groupes armés et permettre d'arriver ainsi, petit à petit, à des cessez-le-feu locaux qui, de loin en loin, s'étendraient et se rejoindraient.
On m'a demandé de déployer trois cents observateurs, ce que nous avons fait en un temps record de vingt-sept jours. Au bout de quatre mois, on a tout arrêté, parce que cela ne servait à rien. On s'en est rendu compte dès le début, et c'est un miracle qu'aucun de nos officiers n'a été tué ou gravement blessé.
Dieu sait que le contexte, en 2012, en Syrie, était à cent lieues de ce qu'il est actuellement. On ne parlait pas encore de Daech. On savait qu'Al-Qaïda était présent, mais on trouvait plutôt des groupes de l'opposition syrienne armée, des patriotes malheureusement pour eux peu structurés. On s'est trouvé à plusieurs reprises dans de sales situations.
Ceci est très important. J'ajoute - et c'est un point dont je suis heureux qu'il ait été réaffirmé avec force par le panel d'examen des opérations l'an dernier - qu'une opération des Nations unies n'a pas et ne saurait avoir vocation à être un outil antiterroriste.
On peut être amené à intervenir dans des environnements dans lequel nous sommes exposés aux terroristes, et nous y sommes parfois forcés. On s'y adapte, mais nous n'en sommes pas le fer de lance. Au Mali, le dispositif onusien, naguère constitué de Serval et maintenant de Barkhane, est le fer de lance antiterroriste. Nous sommes là pour essayer d'apporter de l'aide.
L'autre exemple que je mentionnerai est celui de la FNUOD, cette opération que nous menons depuis quarante et quelques années sur les hauteurs du Golan, où il ne se passait rien.
Une fois par an, un chevreau et son berger se perdaient dans les barbelés, et cela donnait matière à un an de rapports. Brutalement, ils se sont trouvés pris dans les combats entre l'armée syrienne et différents groupes armés. Des personnes ont été kidnappées, menacées, des matériels ont été volés. Il a fallu repenser complètement la mission, qui reste pour autant nécessaire, Damas et Jérusalem continuant à nous dire qu'il existe assez de problèmes dans la région pour ne pas avoir en plus le problème du Golan qui revienne sur le devant de la scène. Nous restons donc coûte que coûte, mais ce n'est pas facile. Cela a un prix, et il a fallu s'adapter à beaucoup de choses.
Je persiste donc à dire que les dossiers de la Syrie, de la Libye et du Yémen - même si les problématiques sont différentes - ne sont pas pour nous tant qu'ils n'auront pas évolué de manière significative vers un règlement.
J'aide les envoyés spéciaux en leur prêtant des conseillers militaires, des officiers généraux, mais on n'ira pas plus loin tant qu'on n'aura pas vraiment avancé et que les armes ne se seront pas tues.
Quant à la question du processus de décision, je crois qu'il n'y a que des contextes spécifiques. Il y a tout d'abord le cas d'espèce dans lequel un pays prend une initiative forte pour appeler l'attention sur une situation particulièrement grave. Je crois que la décision de faire intervenir Serval au Mali a participé de ce processus de prise de conscience déclenché de manière volontariste, mais il est aussi du rôle du secrétariat - et du secrétaire général dans certains cas - d'agiter la clochette en disant que ce qui se produit appelle une réaction structurée.
C'est ce qu'on a essayé de faire au Burundi, lorsqu'on a constaté à quel point la situation se dégradait. J'étais au mois de mai à Bukavu. Je me suis dit que si l'on se retrouvait dans un scénario de massacre à grande échelle, même si c'est plus compliqué, personne ne comprendrait que les Nations unies aient vingt mille Casques bleues au Congo, à trente kilomètres, et ne fassent rien à Bujumbura. Sans rien demander à personnes, discrètement, j'ai fait étudier des scénarios dans lesquels, dans des situations extrêmes, on pourrait relocaliser trois ou quatre bataillons de la MONUSCO, au Congo, vers le Burundi, sous certaines conditions.
C'est en dernier ressort aux États membres, et notamment à ceux du Conseil de sécurité, de prendre leurs responsabilités. Là, les choses varient beaucoup. Les États-Unis, par exemple, ont joué un rôle crucial, notamment Mme Power, qui s'est engagée sur le dossier centrafricain, qui a voyagé et qui est revenue en disant que c'était catastrophique et qu'il fallait faire quelque chose. Elle a énormément aidé la France à faire passer politiquement le mandat de ce qui est devenu la MINUSCA.
En revanche, sur le Sud Soudan, qui est un peu la création de l'administration américaine, on n'arrive pas à faire bouger les États-Unis. Ils reconnaissent que c'est bien triste, mais ne voient pas ce qu'ils peuvent faire. En outre, il existe au moins trois ou quatre positions de l'administration américaine. Pour une administration sortante, cela ne facilite pas les choses !
Ce processus est donc composé de différentes initiatives d'États membres, de forces régionales ou du secrétariat, avec une prise de conscience politique et un accord du Conseil de sécurité. C'est tout l'exercice de définition du mandat qui est compliqué. C'est une négociation où chacun pousse les dossiers importants. Nous avons nous-mêmes la possibilité de faire valoir notre vision quand les choses vont trop ou pas assez loin.
Nous instruisons le dossier techniquement. C'est nous qui proposons un volume de forces, un plafond d'effectifs. Au Mali par exemple, lors du renouvellement du mandat, dans un mois et demi, on va redemander un relèvement du plafond parce qu'on a besoin d'incorporer de nouvelles unités.
Et puis, il faut tenir compte de la typologie des contributions qui sont nécessaires, des modalités de l'exercice de génération de forces. On a des principes : normalement, un voisin immédiat ou une zone de crise ne doivent pas être acceptés comme contributeurs de troupes, mais il y a des exceptions. C'est un peu une géométrie au petit point qu'il faut réaliser. Il faut ensuite le faire passer au travers des différents organes parlementaires, notamment financiers.
Le pays hôte n'a pas souvent grand-chose à dire. C'est généralement un pays en crise ou un État en défaillance à peu près complète. On l'écoute, mais on ne lui donne pas nécessairement, à ce stade, voix au chapitre.
On essaye de gérer cela au mieux mais, à partir du moment où les choses se normalisent, il est vrai qu'il faut avoir un dialogue confiant avec le pays hôte, sous peine de voir les choses se compliquer.
La question de la réactivité est essentielle. C'est la raison pour laquelle nous avons différents modèles. En République démocratique du Congo, nous avons créé, il y a deux ans et demi, une brigade d'intervention composée des pays de la Southern African Development Community (SADC) qui, dans le cadre du mandat de la MINUSCO, ont pour mission très spécifique de neutraliser les groupes armés, selon l'expression officielle du Conseil de sécurité, que l'on n'avait jamais utilisée auparavant.
C'est ce qu'on est arrivé à faire avec les M23. Pour les autres groupes de la région, beaucoup plus diffus, c'est plus compliqué, mais on y travaille. Il nous faut des troupes motivées, bien équipées. Je me suis rendu un jour à Pinga, au fin fond du Nord-Kivu. Le colonel sud-africain, probablement descendant de Huguenots étant donné son nom français, m'a présenté un jeune soldat de 25 ans en m'expliquant que c'était le numéro deux mondial du tir de précision militaire, qui parvenait à mettre une balle dans la tête de quelqu'un à 1 700 mètres. C'est parfois nécessaire, il faut bien le dire.
Il est vrai que, dans le cas de la MINUSMA, Barkhane et les Nations unies sont la cible des djihadistes, qui veulent continuer à mener leurs opérations et leurs trafics, y compris le trafic de drogue, et qui nous attaquent donc tous les jours. C'est pourquoi 70 % de nos effectifs sont concentrés sur l'autoprotection. Pour faire changer les choses, on est en train de ramener un bataillon de logistique de combat du Sri Lanka, qui va avoir pour mission de protéger nos convois.
L'une des difficultés réside en effet dans la longueur des chaînes logistiques qui, sur 2 000 kilomètres, comptent une bombe, une mine, un Improvised Explosive Device (IED) tous les quatre kilomètres. Les nuits de pleine lune, ils nous bombardent au mortier, à la roquette tirée à l'aveuglette. C'est pourquoi nous déployons des radars de contrebatterie, des héliostats, ces ballons captifs équipés de batteries de capteurs, de caméras.
On l'a fait pour la première fois l'an dernier, en Centrafrique pour les élections, qui coïncidaient avec la visite du pape. Les services de sécurité du Saint-Siège m'appelaient deux fois par jour. Je leur ai promis l'héliostat trois jours avant la venue du Saint-Père, qui a été très importante politiquement dans le contexte centrafricain. Cette machine nous permet de voir dans tout Bangui ce qui se passe à tout moment. Cela change quelque peu la façon de travailler. C'est un investissement qu'il faut réaliser constamment, car c'est important.
J'ajoute que je participe maintenant tous les six mois à la réunion informelle des ministres de la défense de l'Union européenne. Je leur rappelle que, depuis l'opération Artémis, en 2003, l'une des premières de politique extérieure et de sécurité commune (PESC), il existe un concept de battle groups, ou groupements opérationnels. J'aimerais beaucoup, en tant qu'onusien, qu'un battle group européen soit enfin mis en place, par exemple au profit d'une de nos opérations. On aurait très bien pu choisir d'appeler l'opération de transition en Centrafrique groupement opérationnel.
Cela n'a pas été le cas pour des raisons théologiques, mais je reste très demandeur. C'est en effet ce qu'il nous faut quand il faut aller vite. C'est au début d'une crise qu'il y a le plus de victimes et qu'on peut faire le plus de différences si on est présent tout de suite.