Mes chers collègues, en novembre dernier, nous avons demandé à la Cour des comptes de réaliser une enquête sur la prévention des conflits d'intérêts en matière d'expertise sanitaire. Lors de la discussion du projet de loi de modernisation de notre système de santé, il était apparu que le cadre normatif actuel posait encore de nombreuses questions et nous nous étions engagés à réaliser un bilan de la loi dite « Bertrand » du 29 décembre 2011. Cette loi, qui avait été élaborée pour tirer les enseignements de la crise du Mediator, a fixé un cadre destiné à éviter tout nouveau scandale sanitaire lié à des conflits d'intérêts au sein des agences sanitaires.
Parallèlement aux travaux de la Cour, nous avons organisé deux tables rondes sur les relations entre la réglementation des liens d'intérêts et la recherche, auxquelles nous avions convié des représentants de l'INCa, de l'ANSM, de la Fondation maladies rares, des personnalités issues d'associations comme le Formindep, des experts et un professeur de droit. Nous n'avions pu que constater, de la part des différents intervenants, une grande variété d'appréciations sur l'opportunité et les moyens de renforcer le cadre existant.
L'enquête effectuée par la Cour des comptes porte spécifiquement sur l'application des dispositions de la loi Bertrand par les agences sanitaires les plus impliquées dans le circuit des produits de santé, ainsi que l'Oniam.
M. Antoine Durrleman, président de la 6ème chambre de la Cour des comptes, va nous présenter les conclusions de l'enquête. Il est accompagné de M. Patrick Lefas, contre-rapporteur, et de Mme Maud Child, rapporteur.
Nous avons également demandé à plusieurs personnalités représentant des instances concernées par cette législation de bien vouloir participer à notre réunion pour réagir aux observations de la Cour.
Je remercie de leur présence Mme Emmanuelle Prada-Bordenave, conseiller d'État, qui préside le comité déontologie et indépendance de l'expertise de la Haute Autorité de santé, M. Maurice-Pierre Planel, qui vient d'être tout récemment nommé président du comité économique des produits de santé, M. Christian Poiret, chef de service du secrétariat général de la direction générale de la santé, et M. Philippe Ranquet, directeur des affaires juridiques au secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales.
Je passe maintenant la parole au Président Durrleman pour la présentation du rapport et des conclusions de la Cour.
M. Antoine Durrleman, président de la 6ème chambre de la Cour des comptes. - Nous vous présentons aujourd'hui le résultat de l'enquête conduite par la Cour des comptes sur cinq agences et organismes du domaine sanitaire retenus en raison de leur rôle majeur dans le processus de décision. Il s'agit de la Haute Autorité de santé (HAS), de l'agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), du comité économique des produits de santé (Ceps) qui ont rendu respectivement, 1 900, 9 000 et 5 700 décisions en 2015, pour la plupart sur le médicament, de l'institut national du cancer (INCa) qui a la particularité d'être à la fois une agence sanitaire et un organisme de recherche, et l'Oniam qui a rendu en 2015 1000 décisions individuelles qui relèvent de l'expertise médicale et qui est soumis à la loi du 29 décembre 2011.
Nous nous sommes livrés à un audit de procédure au travers de l'examen de 2 900 déclarations d'intérêts sur 3 900, soit un taux de contrôle de 73 %. Le rapport que nous vous rendons peut donc paraître d'une acribie technique mais celle-ci est nécessaire pour étayer les conclusions auxquelles nous parvenons.
D'un mot, le bilan de la loi du 29 décembre 2011 et de sa mise en oeuvre est encore en demi-teinte quatre ans plus tard. Des progrès ont été accomplis, ils sont importants mais ils sont insuffisants pour assurer une transparence complète de l'expertise sanitaire.
Ce constat s'appuie sur plusieurs points.
Tout d'abord, s'agissant des déclarations d'intérêts, notre contrôle a fait apparaître que plus de 22 % d'entre elles étaient entachées d'anomalies. S'il s'agissait d'un contrôle des comptes, un tel taux entraînerait un refus de certification. D'autant que ce taux considérable ne porte que sur les déclarations existantes. En effet, 12 % des déclarations d'intérêts qui auraient dues être déposées ou actualisées sont absentes.
Le tableau global des déclarations d'intérêts qui figure dans notre communication fait apparaître une situation très contrastée entre les organismes. On peut classer parmi les bons élèves l'ANSM, la HAS et l'INCa, tandis que l'Oniam et le Ceps doivent encore faire des progrès.
Si l'on s'intéresse au-delà des organismes aux catégories de personnes assujetties, on constate que le taux d'anomalies des déclarations d'intérêts est de 40 % pour les membres des instances, alors qu'il est moindre pour les experts externes.
S'agissant de la nature de ces anomalies, il s'agit pour les deux-tiers d'une absence de mise à jour. On constate par ailleurs des cas d'incomplétude des déclarations. On peut considérer qu'il s'agit de difficultés purement formelles. En fait, elles révèlent des failles dans la mise en oeuvre du dispositif.
Un autre point de notre analyse porte sur la gestion par les organismes des déclarations d'intérêts qu'ils reçoivent. Les procédures mises en place sont inégalement opérationnelles même si celles mises en place par l'ANSM, la HAS et l'INCa sont relativement sécurisées. S'agissant de l'Oniam et du Ceps, on constate plutôt l'inexistence de procédure.
La Cour constate le flou important des règles applicables aux experts sanitaires internes. La loi de 2011 a édicté, s'agissant des membres des organismes concernés, une règle simple : celle de l'incompatibilité, avec pour conséquence un déport systématique des experts internes ayant un lien d'intérêts pouvant donner lieu à conflit d'intérêts. A l'inverse, pour les experts externes, il y a une appréciation de l'intensité des liens et des conflits d'intérêts qui rend quand même possible leur participation dans certains cas. Ce dispositif s'est avéré très attractif. L'interprétation de la loi n'a pas été suffisamment stricte et on applique dans certains cas les règles concernant les experts externes aux experts internes.
La publication des délibérations de certaines instances, prévue par la loi de 2011, paraît satisfaisante sauf pour le Ceps qui s'est extrait de cette obligation. La Cour estime qu'étant donné la nature des décisions prises par le Ceps, il convient d'étudier la manière dont les règles en matière de publicité pourraient lui être appliquées de manière plus claire tout en préservant les secrets protégés par la loi. Même si nous partageons l'analyse du Ceps sur la sensibilité des sujets traités, nous pensons que celle-ci ne s'oppose pas systématiquement à l'enregistrement et à la publication de certaines délibérations.
Le troisième point de notre analyse porte sur la transparence des rémunérations et des avantages, un point majeur de la loi du 29 décembre 2011. Les entreprises du secteur de la santé doivent déclarer les avantages directs ou indirects qu'elles consentent aux experts sanitaires au sens large. Mais l'application de cette disposition a été tardive et partielle. Tardive parce que le site transparence.sante.gouv.fr, géré par le ministère de la santé, n'a été mis en ligne qu'en juin 2014. Partielle parce que la loi prévoyait une obligation de déclaration large. Or le site est monté en charge lentement et seulement sur un champ réduit. Le décret d'application a en effet sorti du champ de la déclaration par les entreprises les conventions d'achat de prestations de service pour le compte des entreprises et les rémunérations y afférentes. Il en résulte une transparence tronquée.
Le Cour a néanmoins opéré une première mise en lumière de cette question. Sur l'année 2014, près de 1 000 entreprises ont déclaré près de 190 millions d'euros d'avantages au bénéfice d'experts sanitaires. Nous avons retraité les informations de la base transparence santé à partir d'une extraction qui nous a été fournie. Sur l'exercice 2014, 187 576 médecins ont été bénéficiaires d'au moins un avantage de l'industrie, soit 84 % de la profession pour un montant moyen perçu de 102 euros. Cette moyenne peut paraître modeste mais elle est à mettre au regard des sommes perçues par les dix praticiens percevant le plus d'avantages, pour lesquels les sommes se situent entre 74 135 et 35 000 euros.
Cette analyse montre que l'outil qu'est la base de transparence est un levier majeur d'analyse et prévention des conflits d'intérêts.
Nous avons dégagé plusieurs axes de progrès :
- organisationnels tout d'abord. Il faut un pilotage plus important par le ministère de la santé, et que le secrétariat général des ministères sociaux définisse une politique de prévention des conflits d'intérêts des administrations centrales et des agences. Un audit interne mené par l'inspection générale des affaires sociales a d'ailleurs été conduit pour les administrations centrales en 2014-2015 et a abouti à la mise en place d'un plan d'action dont le secrétariat général des ministères sociaux a la charge.
Il nous paraît également important de renforcer le vivier des experts. Plus l'exigence de transparence se renforce et plus on lutte vigoureusement contre les conflits d'intérêts, plus il devient nécessaire de mieux reconnaître l'expertise, y compris au niveau des carrières.
Enfin nous constatons que le site unique de déclarations d'intérêts n'est toujours pas mis en place alors qu'il était prévu par la loi de 2011. C'est là une source de difficultés pour les experts qui doivent répéter les déclarations d'intérêts pour chacune des agences aux travaux desquelles ils sont appelés à participer. L'absence de site empêche aussi tout regard externe sur les déclarations.
Notre conclusion est qu'il manque un chaînon dans le contrôle des déclarations d'intérêts. Ce contrôle doit être effectif et externe.
Il doit y avoir un contrôle au niveau de chaque agence et le secrétariat général des ministères sociaux a vocation à animer le réseau des déontologues créé par la loi de modernisation de notre système de santé. Mais il faut de surcroît un contrôle externe. Bien sûr, nous ne préconisons pas la création d'une nouvelle instance indépendante et, suite à nos auditions, nous ne préconisons pas que ce rôle soit confié à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Nous suggérons donc que ce rôle soit donné à la HAS. Ceci suppose que dans son organisation interne, cette mission soit bien cloisonnée des autres mais si une telle instance n'est pas mise en place, il manquera une clef de voûte au dispositif.
Merci Monsieur le Président. Je veux le dire sans vous fâcher, mais nous avons aujourd'hui des experts qui manquent d'expertise et des chercheurs qui ne veulent plus devenir experts. Il faudrait trouver une solution à cette situation.
Je vais maintenant passer la parole aux représentants des différentes instances que nous avons invitées, afin qu'elles nous fassent part brièvement de leurs principales réactions.
Pour ma part, je poserai deux questions d'ordre général :
- l'appréciation de ce qui constitue un conflit d'intérêts doit-elle relever des agences au cas par cas, ou une définition législative ou réglementaire est-elle possible ?
- y a-t-il ou non un manque d'experts sans conflits d'intérêts par rapport aux besoins de l'expertise ? Une expertise de qualité est-elle possible sans l'existence de liens d'intérêts ?
Une question plus particulière à Mme Prada-Bordenave et au ministère des affaires sociales. La Cour propose de confier le contrôle de la véracité des déclarations publiques d'intérêts à la Haute Autorité de santé. La HAS ne risquerait-elle pas d'être accusée d'être juge et partie, et est-il raisonnable de lui confier encore une compétence entièrement nouvelle alors que ces moyens sont déjà fortement sollicités ?
À l'attention de Maurice-Pierre Planel, je souhaiterais savoir si des évolutions sont envisageables au regard de l'appréciation assez critique portée par la Cour des comptes sur la mise en oeuvre par le Ceps des dispositions visant à prévenir les conflits d'intérêts.
Enfin, aux représentants du ministère des affaires sociales, je demanderais si la DGS, qui doit animer le système d'agences, les accompagne suffisamment sur la question de la mise en oeuvre de la législation. D'autre part, quels sont les freins à la mise en place du site internet unique qui doit centraliser les déclarations publiques d'intérêts, ce qui facilitera les procédures et les contrôles ?