Intervention de Didier Billion

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 mars 2016 à 9h35
Turquie — Audition de Mme Dorothée Schmid chercheur à l'institut français des relations internationales - ifri et de M. Didier Billion directeur adjoint de l'institut de relations internationales et stratégiques

Didier Billion :

M. Ahmet Davutoglu, actuel Premier ministre, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, s'était donné pour objectif de parvenir à ce que la Turquie ait « zéro problème avec ses voisins ». Force est de constater, une dizaine d'années plus tard, qu'il n'est pas parvenu à réaliser cet objectif. Certains considèrent même que la Turquie a, désormais, « zéro voisin sans problème ».

La politique étrangère de la Turquie est prise dans un tissu de contradictions qu'il sera difficile de démêler dans les années à venir. Ces contradictions sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir.

Certes, la Turquie n'a pas atteint son objectif : « zéro problème avec ses voisins ». Toutefois, pendant des décennies, la politique extérieure de la Turquie a suivi l'adage : « Le Turc n'a d'ami que le Turc ». L'orientation fixée par M. Ahmet Davutoglu indique donc un changement de rapport entre la Turquie et son environnement. La Turquie est devenue une puissance incontournable pour tout État souhaitant avoir une politique active au Moyen-Orient et, en particulier, au Machrek.

Nous avons trop souvent tendance à analyser la politique extérieure de la Turquie à travers le seul prisme moyen-oriental. Les dirigeants turcs ont pourtant souhaité développer une « diplomatie à 360 degrés ». La Turquie a pris conscience du rôle qu'elle pouvait jouer au plan international.

Dans le dossier syrien, la Turquie a multiplié les erreurs d'appréciation. À partir de l'été 2011, les autorités politiques turques se sont focalisées sur l'objectif de la chute du régime de Bachar el Assad, en se fondant sur des pronostics hasardeux. La Turquie, qui souhaitait jouer un rôle actif dans la région, s'est révélée incapable de comprendre les dynamiques politiques profondes d'un voisin avec lequel elle partage plus de 900 km de frontière.

Cet « autisme politique » des autorités turques a induit de coupables complaisances à l'égard des groupes les plus radicaux qui se déploient sur le théâtre syrien. S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie. Depuis 2011, la Russie et la Turquie connaissent des divergences, qui sont demeurées au second plan derrière les enjeux économiques. Depuis que l'aviation turque a abattu un avion russe le 24 novembre dernier, les relations entre les deux pays se sont tendues, sans aller toutefois jusqu'à la rupture. En effet, la Turquie a besoin des hydrocarbures russes, et les Russes ont besoin de les leur vendre.

La question kurde, située au croisement des dynamiques internes et externes de la Turquie, a été réactivée par la crise syrienne. Cette question ne saurait recevoir de réponse militaire sur le territoire turc. En Syrie, le PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, est soutenu par les alliés de la Turquie, notamment par les États-Unis.

Il ne faut pas considérer que la Turquie serait anti-kurde de façon anthropologique. Cette question est politique, liée au risque de constitution d'une entité kurde autonome en Syrie, tenue par le PYD. Les relations sont, en revanche, fluides entre la Turquie et les Kurdes d'Irak.

La Turquie s'est-elle éloignée des puissances occidentales ? Des points de divergence ont toujours existé et cette relation n'a jamais été parfaitement linéaire, malgré l'intégration de la Turquie dans l'OTAN. Néanmoins, dans les crises, la Turquie reste fidèle à ses alliances traditionnelles. Le 24 novembre 2015, lors de la crise avec la Russie, la Turquie a immédiatement demandé une réunion de l'OTAN, qui a abouti à un communiqué de soutien. Au-delà des divergences, les alliances fondamentales de la Turquie demeurent dans le camp occidental. Les relations internationales ne sont toutefois pas un jeu à somme nulle. La Turquie doit pouvoir avoir plusieurs atouts dans son jeu.

L'accord du 18 mars 2016 confirme une réactivation des relations entre la Turquie et l'Union européenne, au point mort depuis plusieurs années. La crise des réfugiés a démontré que la Turquie et l'UE étaient confrontées à des défis communs, qu'elles ne peuvent résoudre qu'ensemble. La gestion désordonnée du dossier des réfugiés par l'UE l'a mise dans une position de faiblesse relative, dont les autorités turques ont profité. Personne ne peut penser que l'adhésion de la Turquie à l'UE sera possible demain matin. Mais c'est une possibilité qu'on ne saurait écarter à moyen terme. Si l'idée européenne est beaucoup moins prégnante en Turquie qu'il y a une dizaine d'années, elle demeure toutefois une réalité. 55 % des Turcs restent favorables à la perspective européenne.

L'UE est également moins attractive en raison de la crise profonde qu'elle traverse. Le niveau européen est le plus pertinent, pour nous, pour agir au niveau international. Serions-nous plus efficaces si la Turquie devenait membre de l'UE ? Je le pense. Le débat national sur ce sujet a été mal posé. Tentons de le reposer de façon plus sereine. À moyen terme, la Turquie et l'UE évolueront et la question de l'adhésion se posera de façon différente. L'évolution de l'architecture européenne pourrait favoriser ce rapprochement.

En conclusion, la Turquie a gâché nombre d'atouts qui étaient les siens. Il convient néanmoins de maintenir le fil d'un dialogue exigeant avec ce pays. Le gel des négociations avec l'UE a été l'un des facteurs, quoique secondaire, qui a permis au pouvoir turc de mettre en oeuvre la stratégie liberticide préoccupante qui est la sienne aujourd'hui. Nous devons rester intransigeants, tout en entretenant la perspective d'une restructuration des relations avec ce pays, dont nous avons intérêt à faire un allié solide. Votre mission prochaine en Turquie me paraît, de ce point de vue, une bonne initiative.

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