Intervention de Dorothée Schmid

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 mars 2016 à 9h35
Turquie — Audition de Mme Dorothée Schmid chercheur à l'institut français des relations internationales - ifri et de M. Didier Billion directeur adjoint de l'institut de relations internationales et stratégiques

Dorothée Schmid :

Les questions internationales, évoquées par Didier Billion, rétroagissent aujourd'hui sur la situation intérieure en Turquie.

Comment la Turquie a-t-elle évolué depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 ? En tant que chercheuse, j'ai observé la dynamique alors enclenchée, qui fut d'abord positive, puis négative. L'information sur la Turquie est aujourd'hui très difficile d'accès pour les chercheurs, en raison notamment de restrictions à la liberté de la presse. Des pressions sont exercées. J'ai personnellement subi des tentatives d'interférence dans mon travail de chercheuse.

La Turquie communique beaucoup, comme l'illustrent ses slogans de politique étrangère. Il existe un narratif turc, un récit historique aujourd'hui proposé de manière beaucoup plus ferme qu'auparavant car la Turquie est confrontée à un enjeu d'image. La propagande déployée par le pouvoir me fait penser à l'effort de communication des Russes, tout en étant moins efficace. Les interlocuteurs que vous rencontrerez en Turquie auront des positions extrêmement contrastées mais toutes crédibles, et donc difficiles à synthétiser. La dégradation de la situation politique turque remonte à 2013, au moment des manifestations pour la défense du parc de Gezi. En 2015, la séquence des deux élections a plongé la Turquie dans un chaos intérieur.

La Turquie s'est révélée à nous de 2002 à 2013, en se transformant sous nos yeux. Elle poursuit une trajectoire démocratique paradoxale, avec une politique de libéralisation, qui a débouché sur une reprise en mains extrêmement stricte. Aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise.

Je commencerai par la « révélation ». La Turquie était avant 2002 un pays plutôt fermé, malgré un début de libéralisation, qui communiquait peu avec l'extérieur et continuait d'entretenir l'héritage politique post-kémaliste. Son régime était encore considéré par beaucoup d'analystes comme une forme de dictature militaire, avec une absence de renouvellement idéologique préoccupante. La référence à Atatürk paraissait la seule possible. La société était alors assez uniformisée : une société de classes moyennes, très homogène, comparable, dans une certaine mesure, avec les sociétés des pays communistes. Les années 2000 ont révélé la mosaïque turque, sur les plans ethnique, communautaire et politique. La Turquie connaissait par ailleurs avant 2002 une croissance économique extensive, fondée sur un « capitalisme des copains » et la fructification de petites rentes sous l'égide de l'État, sans vraie dynamique d'entraînement.

En 2002 commence la « révolution AKP ». Un nouveau paysage politique apparaît, autour du parti kémaliste et de l'AKP, ce qui permet à celui-ci d'ancrer très rapidement un programme de modernisation. Ce programme nous a alors paru d'autant plus intéressant, à nous Européens, que la Turquie entrait dans les négociations d'adhésion avec l'Union européenne. Entre 2002 et 2005, plusieurs paquets législatifs ont fait avancer la Turquie sur la voie des réformes, pour s'approcher de l'acquis communautaire. L'abolition de la peine de mort a permis de garder Abdullah Ocalan en prison, en vue d'une éventuelle reprise du processus de paix.

Cette politique de modernisation a abouti à un déblocage identitaire. Un processus de paix a été entamé en 2013 avec les Kurdes. La diplomatie a rencontré d'importants succès. La Turquie est devenue une puissance régionale, considérée comme un vrai partenaire international pendant plusieurs années. La croissance économique a été très forte, avec un triplement exceptionnel du PNB en dix ans et donc un effet de rattrapage très rapide. La Turquie a exercé une réelle attraction dans le monde arabe, en raison de son économie performante, tirée par une société de consommation en marche. Elle a aussi été perçue comme retrouvant ses valeurs traditionnelles au travers d'une modernisation de l'islam. La Turquie est alors devenue un partenaire à part entière, considéré à l'aune du fonctionnement de nos démocraties libérales occidentales.

Le régime turc a toutefois évolué de façon paradoxale, avec une démocratisation et une libéralisation à l'usage d'un seul, comme le montre Ahmet Insel dans son ouvrage sur le régime d'Erdogan. Des éléments de démocratie sociale réels se sont mis en place en Turquie, à partir de la redistribution économique, avec l'apparition d'une nouvelle classe d'entrepreneurs, les « tigres anatoliens ». Une classe moyenne s'est constituée. Une ingénierie sociale a été mise en place par le régime, avec une loyauté absolue à l'Etat, qui est une constante de la culture politique turque depuis la fondation de la République. Les Turcs ont confiance ou peur de l'Etat. Il n'existe pas vraiment de contestation des décisions prises au sommet. Le président Erdogan a rapidement entrepris une transformation de la société turque passant notamment par une réforme des programmes éducatifs. Le nombre d'universités a triplé en dix ans, au détriment de la qualité. Le clientélisme et la corruption ont provoqué une baisse de la qualité du recrutement d'universitaires, couplée à un contrôle étroit des universités publiques. Mes collègues universitaires ont la vie très dure depuis 2013.

La politique « d'approfondissement démocratique » a reposé sur deux éléments :

- d'une part, la normalisation du rapport avec l'armée, qui a résulté d'une série de grands procès et de l'institution d'un secrétaire général civil pour le conseil national de sécurité. On a assisté à un assainissement du débat sur la question de l'intervention des militaires dans la vie politique en Turquie ;

- d'autre part, l'ouverture à l'égard des Kurdes, qui est venue d'un travail sur l'électorat kurde, dont une bonne partie vote pour l'AKP, et du processus de paix ouvert - au moins sur le papier - en 2013. À mon sens, toutefois, aucune proposition politique sérieuse n'a été formulée à l'égard des Kurdes. Aucune évaluation de la difficulté à normaliser la vie des milliers de combattants du PKK en Turquie n'a été entreprise. Le processus est resté très cosmétique, ce qui explique le retournement rapide observé en 2015.

La démocratie paradoxale turque fonctionne comme un régime électoraliste. Les votations sont régulières, sous des formes diverses, permettant à l'AKP de réaffirmer sa légitimité en obtenant des majorités de l'ordre de 40-50 %. L'AKP exige ensuite le « respect de la démocratie », en ne laissant pas les opposants s'exprimer, occultant ainsi une partie de ce qu'est une démocratie. Le verrouillage du pouvoir est aujourd'hui total, avec un contrôle progressif des institutions par l'AKP. Le président Erdogan rêve d'une nouvelle Constitution. Ce débat est ouvert depuis 2006. Une réflexion est menée pour faire aboutir ce projet grâce à un vote du Parlement ou par référendum, ce qui suppose un consensus large. Dans l'intervalle, plusieurs réformes constitutionnelles de moindre ampleur ont eu lieu.

On assiste, par ailleurs, à une « AKP-isation » progressive de la fonction publique avec l'installation, notamment dans la police et la justice, de relais de l'AKP. La pyramide clientéliste ainsi instituée est probablement l'une des raisons de la perte d'efficacité du régime. L'unanimisme ne permet pas l'autocritique en cas de crise. L'opposition est marginalisée, ce dont elle est en partie responsable, car elle n'a pas été capable de trouver les moyens de lutter efficacement contre l'AKP, en formant des coalitions et en surmontant des divergences sur lesquelles il est facile pour le régime de jouer. La question kurde redevient un point de clivage important. Le HDP est accusé de complicité avec le PKK. Des députés risquent la levée de leur immunité. Le régime mène une politique délibérée de marginalisation de l'opposition. La campagne pour les élections législatives de novembre n'a pas été démocratique, comme le montre le rapport de l'OSCE à ce sujet, qui est très critique, soulignant l'état de violence, l'impossibilité pour l'opposition de faire campagne et l'auto-attribution systématique de tous les moyens de communication à l'AKP.

Aujourd'hui, les variables négatives deviennent incontrôlables et favorisent le verrouillage autoritaire de l'État, qui est le miroir des pressions auxquelles la Turquie est confrontée. Le président Erdogan se présente comme l'homme de la situation pour réagir à un état d'urgence permanent, nécessitant un consensus social forcé qui rassemble environ la moitié de la population turque. La Turquie est devenue un grand champ de forces intérieures en conflit. Les forces nationalistes ressurgissent. Le clivage avec les Kurdes sera très difficile à surmonter. Les élites kémalistes laïcistes n'ont jamais cessé de dénoncer ce qu'elles considèrent être un double agenda du gouvernement.

La crise syrienne pose des problèmes de sécurité immédiats. La Turquie a été victime d'une série d'attentats, dont les uns sont attribués à Daech et les autres à la mouvance du PKK. La crise syrienne a entraîné l'installation sur le territoire de la Turquie de cellules dormantes de Daech. Elle a également réveillé la question kurde, dans la perspective d'une possible autonomie des Kurdes syriens. Je n'identifierais toutefois pas le PYD au PKK. Cette situation permet un retour paradoxal au fantasme militaire, qui s'est traduit par des annonces d'intervention au sol en Syrie, avant une volte-face. Des tiraillements, difficiles à décrypter, existent toutefois entre l'armée et le gouvernement.

La présence de près de trois millions de réfugiés en Turquie est un autre facteur de fragilité. Leur situation n'est pas aussi enviable que le pouvoir le suggère.

Quant au dossier kurde, il a atteint un point de non-retour avec les opérations des forces de sécurité turques à l'est, qui ont provoqué des centaines de pertes civiles ainsi que des déplacements de population vers l'ouest du pays. Environ 100 000 personnes ont ainsi fui, d'après les chiffres officiels ; et environ 200 000, selon les chiffres des organisations de défense des droits de l'homme. On assiste donc à une migration massive face à une politique du pire menée par l'État, sans issue militaire possible. Le PKK est aujourd'hui beaucoup plus fort qu'il ne l'était dans les années 1990. C'est une impasse que de dire que l'on se débarrassera du PKK. Mais cela correspond aux évolutions aujourd'hui observables au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie où l'on est entré dans une ère de clivages communautaires et de nettoyage ethnique.

Enfin, le modèle de croissance turc est peu qualitatif. Il souffre de la faiblesse de la croissance européenne et de la perte de marchés commerciaux au Moyen-Orient du fait de la crise. La Turquie a des problèmes de financement. L'influence du risque politique sur la croissance turque devient une vraie préoccupation, notamment en raison des répercussions des attentats sur le secteur du tourisme.

En conclusion, le fait que la sécurité ne soit plus assurée en Turquie renforce les éléments de crise interne et alimente l'autoritarisme. Très peu de voies de réconciliation sont possibles dans la question kurde. La Turquie est-elle aujourd'hui un État aussi solide qu'on le dit ? Ma conclusion diffèrera quelque peu de celle de Didier Billion. Oui, nous avons besoin d'une alliance solide avec la Turquie. Mais jusqu'à quel point la Turquie pourra-t-elle jouer son rôle dans cette alliance ? La nature du régime joue sur la qualité de l'alliance. La Turquie ne respecte plus aujourd'hui les critères de Copenhague. La question de la légitimité de la procédure d'adhésion doit être posée, même si maintenir la procédure d'adhésion ouverte est aussi une manière de maintenir le dialogue ouvert avec les Turcs.

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