Madame la présidente, madame la ministre, mes très chers collègues, renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias : on ne peut bien sûr que souscrire aux objectifs de la proposition de loi qui nous a été transmise par l’Assemblée nationale.
Corollaire de la liberté d’expression, la liberté d’information est l’un des « fondamentaux » de toute démocratie. Nous le mesurons chaque jour, que ce soit sur notre sol, où certains ont voulu la voir abattue, ou, pas très loin de chez nous, en Europe même. Je pense aujourd’hui à la régression de la liberté des médias en Pologne, en Hongrie ou encore en Croatie. Hélas, les exemples sont nombreux de par le monde.
À cet égard, je tiens à saluer le remarquable travail de défense des journalistes de Reporters sans frontières.
En France, la situation semble a priori satisfaisante : l’accès à l’information n’a jamais été aussi aisé ; la pluralité des supports d’information est foisonnante ; la diversité des médias n’a jamais été aussi importante.
Même si la presse écrite souffre, pour des raisons que nous connaissons tous, les journaux d’opinion, fort heureusement, existent toujours. Du quotidien local à la chaîne d’information étrangère, les sources d’information sont multiples et accessibles. Le développement d’une presse gratuite, depuis une quinzaine d’années, la révolution numérique et l’apparition des réseaux sociaux, nouveaux pourvoyeurs d’information, ont, eux aussi, changé jusqu’aux usages de nos concitoyens.
Une étude de Médiamétrie parue la semaine dernière a particulièrement attiré mon attention : elle montre que, si les Français s’informent toujours massivement via les médias traditionnels – 80 % par la télévision, 52 % par les chaînes d’information en continu, 49 % par les radios et 49 % par la presse –, ils sont aussi de plus en plus nombreux à s’informer via les médias numériques, tels que les portails et pages d’actualité, les pure players et les réseaux sociaux : de 34 % en 2013, ils sont passés à 38 % en 2016, et cette progression n’est, bien entendu, pas près d’être enrayée.
Au-delà de la remise en cause du modèle économique des médias traditionnels engendrée par cette évolution, nous sommes confrontés à un véritable défi démocratique. En effet, la multiplicité des informations diffusées sur internet pose, plus encore que par le passé, les questions de la vérification des sources, de la qualité du recoupement des faits exposés et du caractère professionnel des personnes qui diffusent ces informations.
Dans ce foisonnement, cette pléthore de canaux d’information, subsiste toujours un soupçon insidieux : l’information qui nous est délivrée est-elle véritablement indépendante ? Alors que ce soupçon visait hier le monde politique, aujourd’hui, il s’est tourné vers le monde économique.
Ainsi, devant l’affaiblissement structurel des acteurs historiques et le besoin grandissant de capitaux pour assurer une modernisation devenue indispensable, le recours à de puissants investisseurs extérieurs au monde des médias s’est progressivement imposé : rachat des Échos par LVMH ; prise de contrôle du Monde par MM. Niel, Bergé et Pigasse ; montée au capital de Vivendi de l’industriel Vincent Bolloré ; rachat de 49 % de NextradioTV par Altice.
Ces prises de participation dans des médias majeurs se sont accompagnées d’autres rachats dans le but de constituer des groupes de taille critique, qui ont, en quelques années, considérablement redessiné l’univers des médias en France : Libération et L’Express ont rejoint Altice ; Le Nouvel Observateur a été repris par Le Monde ; Dailymotion a été racheté par Vivendi.
L’émergence de ces nouveaux groupes de médias, gérés comme de véritables sociétés industrielles, a eu des incidences sur l’exercice de leur métier par les journalistes, qui, d’une part, ont été amenés à revoir leurs méthodes de travail pour intervenir sur l’ensemble des supports et, d’autre part, ont souvent dû accepter de s’inscrire dans une logique de groupe plus ou moins publicitaire.
Dès lors se pose légitimement la question de l’influence des annonceurs sur la ligne éditoriale de ces médias. Pourtant, les cas d’interférences sont connus et, à juste titre, dénoncés, même s’ils demeurent rares.
En 2009, le site Rue89 se faisait l’écho de la suppression dans le numéro du 29 janvier du journal Direct matin d’un article qui expliquait « en détail comment la RATP exploitait les données du Pass Navigo à des fins commerciales ».
En 2011, Mediapart dénonçait un autre cas de censure concernant la publication Géo Histoire, qui avait supprimé plusieurs pages consacrées à la collaboration des entreprises françaises dans un dossier consacré à l’Occupation.
Plus récemment, c’est la nouvelle direction de Canal+ qui a été montrée du doigt à l’occasion d’interventions sur la programmation de son magazine Spécial Investigation, un reportage portant sur le Crédit mutuel ayant fait l’objet d’une déprogrammation et des sujets d’enquête ayant été refusés par la direction éditoriale.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel s’est légitimement saisi de l’affaire en septembre 2015 et a obtenu des évolutions, avec la création d’un comité de déontologie pour iTélé et Canal+ et la rédaction d’une charte. Ces engagements sont destinés à renforcer les garanties relatives à l’indépendance éditoriale.
Dans le cas d’espèce, la régulation ex post exercée par le CSA semble donc avoir fonctionné, et rien ne semblait par conséquent justifier a priori le recours à une initiative législative, qui plus est dans l’urgence. Auditionné par notre commission le 23 mars dernier, Olivier Schrameck, président du CSA, a d’ailleurs rappelé que le conseil n’avait jamais demandé de modifications législatives.
C’est dans ce contexte qu’en février 2016 deux propositions de loi ont néanmoins été successivement déposées sur le bureau des deux assemblées. Je donne acte à notre collègue David Assouline de son antériorité dans cette réflexion, puisqu’il est l’auteur d’une première proposition de loi sur l’indépendance des rédactions déposée en 2011.
Je tiens tout d’abord à rappeler les mauvaises conditions dans lesquelles nous avons dû examiner ces textes : absence d’étude d’impact et de concertation préalable, ce que tout le monde, ou presque, a déploré ; engagement de la procédure accélérée ; examen tout juste quatre semaines après l’adoption à l’Assemblée nationale, même si nous avons réussi à mettre à profit ce court délai pour entendre de nombreux acteurs des médias français ; enfin, cet examen sera vraisemblablement tronqué au cours de cet après-midi et renvoyé, au mieux, en fin de session.
Si je regrette que les textes que nous examinons prévoient de remplacer un système souple de régulation à la fois interne, au cœur des entreprises, et externe, par le CSA, qui devient non plus un régulateur, mais un censeur du monde des médias, j’ai voulu m’inscrire dans une démarche constructive.
J’ai aussi proposé que notre commission s’attelle à distinguer l’urgent de l’important et demeure concrète.
Tout d’abord, il importe de réaffirmer le bien-fondé des principes de transparence, d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme de l’information et des programmes. Ainsi, nous souscrivons à l’inscription dans la loi du droit d’opposition des journalistes et à l’institution de chartes et de comités de déontologie dans les entreprises.
Il s’agit de sujets tout à fait essentiels, mais nous avons veillé à ce que ces principes trouvent leur juste traduction dans des dispositifs pertinents et opérationnels, qui n’entravent pas le bon fonctionnement des entreprises et qui prennent en compte ce travail collectif qu’est la confection d’un journal, dans le respect de chacun, avec une chaîne de responsabilité clairement établie.
Nous avons tâché d’éviter toute immixtion injustifiée du législateur, les entreprises étant déjà suffisamment encadrées de normes et de contraintes pour ne pas en rajouter.
C’est pourquoi la commission de la culture a prévu que les modalités d’élaboration de la charte puissent s’adapter à chaque entreprise. Bien sûr, en matière de déontologie, il y a un référentiel commun, mais il y a aussi une histoire, une culture propre à chacun.
Notre commission a de surcroît limité le rôle du comité d’entreprise en matière de contrôle de la déontologie des journalistes.
Elle a précisé que le CSA veille à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes, sans qu’il devienne l’arbitre entre les journalistes et leurs employeurs.
Enfin, elle a supprimé la possibilité de saisine de ces comités par « toute personne » et ouvert un droit de saisine à la société des journalistes.
Je vous proposerai quelques autres améliorations.
Il me reste deux points à aborder avant de céder la parole à mon collègue Hugues Portelli, qui exposera le point de vue de la commission des lois sur la création d’un régime de protection du secret des sources, qui est une véritable avancée.
Premièrement, je suis favorable à un travail approfondi sur la déontologie. Celle-ci est en effet au cœur de la crédibilité des médias. Cela signifie qu’elle doit s’inscrire dans le cadre d’un dialogue permanent au sein de l’entreprise : le journal, encore une fois, c’est un collectif, comme n’ont cessé de nous le dire nos nombreux interlocuteurs. La déontologie concerne bien sûr les droits, mais aussi les responsabilités des journalistes et de la rédaction, ainsi que l’a encore récemment rappelé le président de l’Observatoire de la déontologie de l’information, Patrick Eveno, dans son dernier rapport annuel, qui pointait notamment les dysfonctionnements dans le traitement de l’information à la suite des attentats du début de l’année 2015.
Deuxièmement, selon moi, l’enjeu pour les médias traditionnels français n’est pas l’adoption par le Parlement français de telle ou telle proposition de loi, fût-elle pleine de bonnes intentions et comportant quelques avancées.
L’enjeu réside plutôt dans leur adaptation à un paysage de l’information en complète recomposition, avec l’entrée sur le marché de l’information des grands acteurs internationaux de l’internet et des réseaux sociaux. Là se trouve à terme, si nous n’y prenons garde, la véritable menace pour le pluralisme et l’indépendance des médias français.
On se souviendra de la manière dont le géant Google, voilà quelques années, a répondu aux réclamations des éditeurs de presse en leur faisant l’aumône de quelques millions d’euros pour solde de tout compte, sans apporter de solutions aux problèmes structurels du nouveau et juste partage de la valeur ajoutée qu’engendre la mutation numérique. Je trouve donc que le débat suscité par ces deux propositions de loi, même s’il était nécessaire, est quelque peu déphasé au regard des immenses défis qui sont devant nous, mes chers collègues.