Merci, monsieur le président.
On m'a demandé un exposé de cadrage général, avant de revenir sur les domaines spécifiques que vous venez d'évoquer.
Je suis historien. Cette région dite du monde arabe - Proche-Orient, Moyen-Orient - se trouve depuis la fin du XVIIe siècle dans un système politique construit autour d'un jeu permanent d'ingérences et d'imbrications des puissances locales, régionales et internationales.
Lorsqu'on est acteur de ce scénario, que l'on est dans un rapport de forces avec des compétiteurs, on fait nécessairement appel à des éléments extérieurs pour compenser un rapport de forces défavorable.
Au XIXe siècle, les événements pouvaient partir d'un village dans la montagne libanaise, où un paysan druze et un paysan maronite se bagarraient. Ceci provoquait l'intervention du consul de France, protecteur des Maronites, ou du consul d'Angleterre, protecteur des Druzes ; l'affaire remontait à Constantinople si l'on n'arrivait pas à se mettre d'accord à Beyrouth, puis à Paris et à Londres si l'on n'arrivait pas à se mettre d'accord à Constantinople. De façon générale, cela s'inscrit dans le code génétique de la politique régionale : Saddam Hussein perd la guerre avec l'Iran, il invite les Occidentaux à venir à son aide ; on envoie une escadre dans le Golfe, et l'intervention occidentale conduit à la fin de cette guerre ; quand le même Saddam Hussein annexe le Koweït, l'Arabie saoudite sollicite les puissances occidentales pour créer une coalition internationale afin de reprendre le Koweït, etc.
Fondamentalement, tout acteur utilise un réseau d'alliances à plusieurs niveaux. Pour construire ces alliances, les acteurs développent soit des discours d'intérêt commun bénéficiant aux politiques - l'Égypte protectrice du canal de Suez, etc. -, soit certaines idéologies, comme la défense d'une culture ou d'une position politique proche du celle du bloc qu'ils cherchent à rallier, ou lancent un appel urgent dans le cadre d'une catastrophe humanitaire en cours, comme dans le cas de la situation syrienne.
C'est là le cadrage général.
S'agissant du point le plus récent, nous sommes encore dans les conséquences de la fin des années 1970, qui ont connu une recomposition régionale extrêmement importante, alors qu'on était encore en pleine guerre froide. C'est l'année 1979 qui est la clé de la compréhension des événements régionaux, puisqu'il s'agit de l'année de la révolution iranienne et de la création de la République islamique d'Iran.
Les Occidentaux n'ont pas compris l'ampleur de cette transformation. Certes, M. Brezinski, à l'époque, avait parlé d'un « arc de crise » allant de l'Indonésie a la Méditerranée, dans lequel il identifiait des musulmans, mais on ne l'avait encore perçu que dans la vision qui était celle de la guerre froide. C'est ainsi que lorsque le président Carter a créé une force de déploiement rapide, qui deviendra ensuite le CENTCOM, c'était non pour intervenir contre l'Iran, mais pour protéger ce pays d'une invasion soviétique. Il a fallu attendre 1990 pour que le CENTCOM commence à considérer les acteurs régionaux comme des menaces.
1979 est aussi l'année de l'invasion soviétique de l'Afghanistan. Fort de sa révolution, l'Iran a voulu étendre son hégémonie sur l'ensemble du monde musulman, en montrant aux différents mouvements islamistes que la prise de pouvoir était possible. Jusqu'à 1979, aucun islamiste n'avait réussi à prendre le pouvoir ; il s'agissait alors de ce que l'on aurait pu appeler des « révolutionnaires sans révolution ». À partir de 1979, et jusqu'en 1982, la prise de pouvoir des islamistes en Iran déclenche de véritables guerres civiles islamistes en Égypte, en Irak et en Syrie. Ces tentatives sont liquidées dans le sang, et conduisent à l'assassinat d'Anouar al-Sadate en 1981.
Cette hégémonie chiite sur l'islam a surtout provoqué une réaction sunnite, qui s'est construite dans le djihad afghan, avec notre soutien. Il existe une photo célèbre représentant le président Reagan, dans le salon ovale, recevant des chefs de la résistance afghane en tenue afghane.
Le djihad afghan contre l'Union soviétique était composé d'une part d'Afghans, mais aussi de volontaires de l'ensemble du monde musulman, et en particulier du monde arabe. Je m'excuse auprès de certains, mais j'utiliserai le terme technique de « brigadistes » pour désigner ce genre de volontaires qui accourent du monde entier pour défendre une cause - même si cela peut être estimé injurieux pour les brigades internationales de la guerre d'Espagne.
Ces brigadistes arabes, qui étaient à Peshawar, ont construit une doctrine mortifère, associée à une pratique politique du djihad. Ils le pratiquaient moins eux-mêmes qu'ils n'en étaient les doctrinaires. On trouvait dans ce groupe des Égyptiens, des Saoudiens, comme le fameux Ben Laden, et des Palestiniens. Après l'effondrement du bloc de l'Est et de l'Union soviétique, ces djihadistes, qui ont estimé, peut-être à tort, qu'ils étaient responsables de l'effondrement de l'Union soviétique, ont pensé qu'ils pourraient retourner l'arme contre l'Occident ; et on est passé du djihad afghan au djihad international, dans les années 1990.
Ce djihad international a en particulier été représenté par Ben Laden et Al-Qaïda - mais je pense que l'expression de « djihad international » est plus explicite que le terme « Al-Qaïda ». Néanmoins, ce terme d'Al-Qaïda est intéressant, parce qu'en réalité, Ben Laden a repris la théorie du « foco » de Che Guevara. Lorsque j'en ai parlé à Régis Debray, il était furieux : il m'a dit que c'est lui qui avait inventé la théorie du foco, qui consiste à créer une multiplicité de lieux de combats pour épuiser l'adversaire impérialiste un peu partout dans le monde.
C'est ce qu'a fait le djihad international en allumant des feux dans le Caucase, en Bosnie et, dans un autre contexte, au Cachemire - George W. Bush, avec une gentillesse extraordinaire, lui offrant l'Irak en 2003. Il a permis au djihad international, là où il n'existait pas, de s'engouffrer dans l'affaire irakienne.
C'est dans ce contexte que le djihad de Ben Laden s'est transformé progressivement en une organisation rivale, construite sur la même expérience, portant le nom d'État islamique ou Daech. La différence, c'est que Daech mène une politique de territorialisation prônant la conquête d'un territoire, alors que Ben Laden plaidait pour la multiplication des fronts.
Un autre point concerne l'effondrement de l'autoritarisme arabe, en 2011, au moment du fameux « printemps arabe ». Le printemps arabe est probablement la seule révolution de l'histoire qui ne soit pas faite au nom d'une utopie, mais au nom d'une volonté de normalité. Les gens qui se sont révoltés en 2011 se sont révoltés pour avoir une vie normale, dans une société libre et à peu près démocratique, tenant naturellement compte des réalités culturelles locales. Le souhait profond des populations est donc bien un souhait de normalité.
Ceci n'a pu fonctionner, dans les premiers mois de 2011, que grâce à la suspension de la notion de géopolitique et au fait que les acteurs étaient purement locaux mais, dès l'intervention occidentale en Libye - selon moi justifiée -, la notion de géopolitique a été rétablie et l'on est revenu dans un jeu d'implications et d'ingérences. On a ensuite assisté à la catastrophe syrienne, le régime de Bachar el-Assad ayant choisi d'éradiquer son opposition. Depuis 2011, la situation syrienne fonctionne comme un trou noir qui happe tout l'environnement régional, puis international. Il existe donc aujourd'hui une coalition occidentale, une coalition arabe et une coalition menée par les Russes avec le soutien de l'Iran, chacun regardant ses alliés avec méfiance.
Il s'agit d'une catastrophe absolue, dont nous payons les conséquences de façon dramatique avec, en premier lieu, la propagation des attentats perpétrés par le djihad international à la façon de l'État islamique et non plus à la façon d'Al-Qaïda. C'est, dans une certaine mesure, ce que l'on a pu appeler, en usant d'humour noir, une « uberisation » du terrorisme : on n'a même plus besoin de créer un réseau, de préparer des gens pour organiser une attaque ; on suscite l'attaque par la propagande, sans connexion avec un centre donneur d'ordres - d'où la notion d'« uberisation » du terrorisme. Les attentats de Paris étaient préparés, mais ce qui s'est passé à Marseille, il y a deux jours, constitue une « uberisation » du terrorisme. Cela coûte très cher, à nous et à nos proches, en matière de sécurité, d'économie, etc.
Par ailleurs, l'ensemble des conflits régionaux en Irak et en Syrie, ainsi que les autres conflits annexes, ont provoqué un départ massif de population, qui était prévisible. Je l'avais prédit dès 2012-2013. On a apparemment été surpris de les voir arriver en 2015, mais c'était déjà clair il y a deux ans. Nous savons que ces millions de personnes qui fuient la région posent des problèmes : d'un côté, la situation humanitaire est catastrophique, des scènes épouvantables nous arrivent en particulier de Méditerranée et, de l'autre, on assiste - pour des raisons qui ne sont pas nécessairement condamnables - à un rejet massif des migrants de la part d'une grande partie des populations européennes.
Que nous enseignent ces migrants ? En premier lieu, les migrants fuient classiquement les zones de guerre, mais pourquoi sont-ils partis en 2015 et non en 2013 ? Tout simplement parce qu'en 2013, ils espéraient encore un retour à l'ordre et à l'équilibre social. En 2015, les migrants quittent leur pays parce qu'ils n'ont plus d'espoir sur place.
Cela touche même les zones qui ne sont pas en guerre ; j'ai été très frappé, il y a quelques semaines, par la tentative d'une famille, fuyant la banlieue sud de Beyrouth, qui a perdu la moitié de ses membres dans un naufrage en Méditerranée. On les a ramenés au Liban, mais il est significatif qu'une famille entière, venant d'un endroit encadré par le Hezbollah, avec une société extrêmement structurée, ait pris le risque d'une traversée clandestine de la Méditerranée en période automnale, alors que sévit le mauvais temps.
Le peuple souhaite massivement une vie meilleure dans la région, et l'une des clés de l'explication de la migration actuelle est la même que pour le printemps arabe, la volonté d'avoir une vie normale, tout en faisant le terrifiant constat que ce n'est plus possible.