L'attitude des grandes puissances est-elle bonne ou mauvaise ? Je crois que la question ne se pose pas en ces termes, car elles sont indispensables. Nous souffrons autant de l'interventionnisme qui a sévi durant la période de George W. Bush que du non-interventionnisme du président Obama, dans la mesure où ce jeu d'ingérences et d'implications ne peut fonctionner correctement que s'il crée une sorte de régulation, ce qu'au XIXe siècle on appelait les « congrès européens » - Paris, Berlin, etc. -, ou les entretiens des deux superpuissances à l'époque de la guerre froide. Ce dont nous souffrons fondamentalement, c'est d'une absence de régulation.
La catastrophe remonte à 2013, après que le président des États-Unis, ayant défini une « ligne rouge », se soit retiré en choisissant d'emprunter la porte de sortie proposée par la Russie. En démantelant les armes chimiques, on autorisait de fait le président Bachar el-Assad à massacrer sa population par tous moyens autres que des armes chimiques. C'est le message qui était envoyé.
Quand on pousse les habitants de la région dans leurs retranchements, on voit combien ils sont pris dans leurs contradictions. Il y a une quinzaine d'années, j'avais organisé un colloque avec la branche culturelle du Hezbollah. Le président de séance était le numéro deux du Hezbollah, le Cheik al-Qassem. On m'avait demandé de parler de l'Europe et de la Palestine. J'ai énuméré toutes les erreurs et catastrophes que l'Europe a pu commettre sur ce sujet depuis deux siècles, et je leur ai demandé s'ils souhaitaient qu'on intervienne encore. Ils étaient très ennuyés, car c'est en effet ce qu'ils désirent.
Cela fait pour ainsi dire partie d'un code génétique : on ne peut éviter les ingérences et les implications dans la région. Je dis souvent que le jour où l'on cessera d'employer le terme de « Moyen-Orient » et qu'on parlera d'« Asie occidentale », comme le fait l'ONU, ce sera la démonstration qu'il n'y a plus de conflit dans cette région du monde, puisque le concept de Moyen-Orient est un concept politique.
En ce qui concerne les sunnites et les chiites, il est évident qu'il existe des héritages théologiques dépassés et douloureux, un peu équivalents à ce qui a pu exister entre catholiques et protestants dans l'histoire européenne. L'islam a connu l'équivalent des guerres de religions à peu près à la même période qu'en Europe, du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Pour le Proche-Orient, il s'agissait des fameuses guerres entre l'Iran chiite et l'empire ottoman sunnite.
Au XIXe siècle, surtout vers la fin, sont apparues entre ces deux branches de l'islam des tentatives oecuméniques ou concordistes. Ceci renvoie à un autre sujet, celui du réformisme musulman qui a connu, dans sa branche moderniste, un concordisme entre sunnites et chiites, mais dont la branche conservatrice ou fondamentalisme a produit le salafisme actuel, qui a au contraire accru les différences.
Dans les années 1950, dans le monde arabe, les chiites étaient les plus pauvres et constituaient la clientèle de base du parti communiste. Au Liban ou en Irak, les chiites formaient la base sociale du parti communiste, qui était souvent encadré par des intellectuels chrétiens, ce qui a d'ailleurs amené la réaction politique du haut clergé chiite en Irak, qui est entré en politique, non contre l'impérialisme occidental, mais contre la propagande communiste dans la base sociale des religieux chiites. Ceci a amené ensuite les mécanismes qui ont conduit à la révolution iranienne de 1979, qui comporte aussi un versant libanais et un versant irakien. C'est pourquoi on ne peut nécessairement parler d'une essence conflictuelle.
Dans la région, actuellement, tout ce qui est religieux est politique, et tout ce qui est politique est religieux, qu'il s'agisse des chrétiens, des juifs ou des musulmans. C'est une réalité : il y a confusion des deux univers, et nous n'y pouvons rien, sinon le regretter. Cela favorise évidemment les bases identitaires. À titre de comparaison, si un jour nous avions une raison quelconque de faire la guerre à la Grande-Bretagne, nous hurlerions dans les rues de Paris : « Ils ont brûlé Jeanne d'Arc ! ». On mobilise le passé et des affaires religieuses à des fins politiques.
Pour ce qui est des Palestiniens, je crois que ceux-ci ont refermé le dossier et ne croient plus au processus de paix. La question fondamentale que l'on se pose en Israël et en Palestine est de savoir si l'Autorité palestinienne va survivre dans les mois à venir et si elle va perdurer après la disparition physique du président de l'Autorité palestinienne, qui a 80 ans. Il est en bonne santé, mais il n'a pas été réélu depuis une dizaine d'années. S'il disparaît, quelle légitimité l'Autorité palestinienne aura-t-elle ? De façon générale, elle a perdu ses bases sociales - bien que les gens l'acceptent encore, dans la mesure où elle fournit des services à la population et est le réceptacle de l'aide étrangère -, et ne possède plus de soutien politique parmi la population.
Les Palestiniens semblent aujourd'hui espérer pouvoir utiliser une nouvelle gamme d'armes qu'ils ont très peu utilisées jusqu'ici, un mélange de procédures juridiques internationales et d'appels au boycott des produits israéliens. C'est en ce sens que la campagne « Boycott Désinvestissement Sanctions » (BDS) est extrêmement importante. Ceci va nécessairement interagir avec nous, et l'on a vu récemment un arrêt de la Cour de cassation qui pose beaucoup de problèmes concernant ces questions.
S'agissant de l'État islamique et du conflit palestinien, le djihad international n'a pu, durant longtemps, s'implanter en Palestine du fait de la barrière du Hezbollah. L'ennemi numéro un du djihad international, ce sont les chiites ; ensuite viennent les juifs et les « croisés ». Paradoxalement, le Hezbollah avait interdit tout accès au djihad international à la frontière palestinienne. C'est pourquoi l'on trouvait des djihadistes dans le nord du Liban, dans la région de Tripoli et de Racca, mais non au Liban-Sud, parce qu'ils ne pouvaient y entrer. C'est encore le cas aujourd'hui.
L'effondrement syrien fait que les djihadistes sont maintenant à proximité du Golan. On ne sait pas si ces groupes sont vrais ou non, car il est toujours compliqué d'identifier des groupes qui se battent en Syrie. Pour la première fois cependant, Israël a un contact direct avec le djihad international en territoire syrien.
Il y en a maintenant aussi dans le Sinaï. Quelles relations ont-ils avec le Hamas ? Celles-ci sont complexes. Le Hamas, dans la bande de Gaza, a éliminé en effet les djihadistes, qui sont des rivaux politiques. La grande peur du Hamas, c'est de trouver plus radical que lui. Il mène donc une répression de fer dans la bande de Gaza contre toute apparition de mouvements djihadistes, ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas de relations compliquées avec les djihadistes du Sinaï, qui réalisent divers trafics avec lui.
Le djihadisme a maintenant atteint la frontière de la Palestine, ce qui n'était pas le cas il y a quelques années.