On est dans la situation de l'Europe au moment de la guerre de Trente Ans, une guerre de tous contre tous, avec des violences locales du fait de l'absence de force centrale. Même dans le régime de Bachar el-Assad, on ne trouve plus que des groupements de milices face à d'autres groupements de milices. De façon générale, chacun des acteurs tend à réaliser du nettoyage ethnique dans la zone dans laquelle il se trouve. C'est pourquoi la situation devient catastrophique. Il n'existe pas, actuellement, de pouvoir central syrien porteur d'un véritable projet ; on ne trouve qu'un chef de bande mafieux, Bachar el-Assad, qui entraîne avec lui dans sa perte sa communauté d'origine, la communauté alaouite et les chrétiens qu'il a clientélisés. De l'autre côté, on trouve un agrégat de forces locales qui peuvent changer de discours et de références en fonction de ceux qui leur apportent des financements et des armes. Les seuls à avoir encore un projet pour la Syrie, ce sont les membres de l'opposition syrienne en exil - mais elle n'est précisément pas sur le terrain.
En ce qui concerne l'Iran et l'Arabie saoudite, cette dernière a toujours été paranoïaque dès sa création sous forme actuelle. Nous en sommes au troisième État saoudien en deux siècles. Compte tenu que les deux précédents ont été détruits au XIXe siècle, on comprend que les Saoudiens ont mémoire de leur fragilité. C'est en ce sens que les fondateurs de l'Arabie saoudite actuelle ont toujours pensé que leur pays ne pouvait fonctionner qu'avec une protection étrangère, d'abord la Grande-Bretagne dans une certaine mesure, puis les États-Unis après 1945. De façon plus générale, la stratégie de l'Arabie saoudite a été une stratégie de clientélisation ou de mercenarisation de ses soutiens extérieurs.
L'un des moyens de se payer des protecteurs consiste à leur acheter des armes. Plus on en achète, plus les protecteurs interviendront ; c'est une vieille règle saoudienne et cela dégage en outre une commission de 5 à 15 % pour la famille royale. Ce sont donc les mécanismes fondamentaux de la politique saoudienne.
Pour l'Iran, c'est un peu la même chose. L'Iran a connu trois invasions en un siècle, l'une durant la Première Guerre mondiale, la deuxième durant la Seconde Guerre mondiale et la troisième durant la guerre avec l'Irak. On pourrait aujourd'hui qualifier le régime iranien de « thermidorien », l'équivalent du Directoire de la Révolution française, mais un Directoire qui durerait sans Bonaparte. Je vous rappelle que ce Directoire a envahi la Hollande, l'Italie, etc.
La volonté iranienne de se projeter sur les rives de la Méditerranée, de jouer un rôle en Syrie, ou encore en Palestine consiste à exporter les conflits le plus loin possible de son territoire, afin de le rendre moins vulnérable. C'est la même raison qui conduit l'Iran, également envahi plusieurs fois, à chercher une solution éventuelle dans l'armement nucléaire - mais ceci dépasse naturellement la question des régimes en place en Iran.
Du coup, dans une certaine mesure, pour l'Arabie saoudite, l'accord sur le nucléaire iranien a constitué une trahison de la part des Américains. Paradoxalement, cela a donné à l'Arabie saoudite une plus grande marge d'action. Pour la première fois, elle a agi seule, profitant du changement de monarque intervenu l'an passé. Structurellement, le but du discours saoudien a toujours été d'apparaître dans l'obligation d'agir sous la contrainte. En 1990, l'Arabie saoudite expliquait qu'elle avait été tenue d'intervenir sous la contrainte des Américains et les Irakiens. Profitant du changement de roi, l'Arabie saoudite a cette fois attaqué tout de suite, sans y être contrainte.
Il faut dire que l'Iran a mis de l'huile sur le feu, certains responsables iraniens ayant énoncé qu'après le contrôle de Damas, Beyrouth et Bagdad, l'Iran contrôlait à présent Sanaa, quatrième capitale arabe. La réaction de l'Arabie saoudite a été violente ; elle est en train de mobiliser toutes les instances arabes à son service pour affronter l'Iran.
Paradoxalement, l'accord sur le nucléaire, censé pacifier la région, accélère au contraire les tensions et les violences régionales, alors que s'effondre la rente pétrolière. Un excellent article paru ce matin dans le New York Times pose la question de savoir comment continuer à combattre l'État islamique alors que les Kurdes et les Irakiens n'ont plus d'argent dans leurs caisses. C'est la même chose pour les Russes, qui ont un besoin urgent de voir la question syrienne, qui leur coûte entre 4 et 10 millions de dollars par jour, réglée politiquement : l'économie russe subit le même impact que les autres économies. Les Russes ne pourront donc pas éternellement financer la guerre en Syrie. C'est pourquoi ils poussent à un règlement politique, en essayant d'affaiblir l'opposition, pour l'amener à céder.
S'agissant de l'Algérie, je ne suis pas compétent pour répondre. Je suis spécialiste de l'Orient arabe plus que du Maghreb. Je travaille sur le Maghreb colonial, mais non sur le Maghreb indépendant.
Je voudrais revenir sur un point à propos des curiosités du djihad international. Le djihad international est basé sur la destruction des structures tribales qui vont du Pakistan à la Mauritanie. C'est toujours sur un espace tribal que le djihad se construit et se territorialise. Paradoxalement, ce sont les membres des tribus qui recrutent les brigadistes des banlieues de l'Occident. C'est une rencontre totalement incongrue, qui passe par un maniement extraordinaire de l'Internet et des images. Curieusement, cette maîtrise absolue de la communication s'exerce dans le cadre des structures sociales les plus archaïques.