Le Liban est vraiment le pays qui a intégré le plus le discours de l'ingérence, au point que l'on peut dire que, pour tout Libanais, il existe une seconde patrie, quelle qu'elle soit - Arabie saoudite, Iran, etc. C'est en ce sens que le jeu politique libanais est plus pour les autres que pour les Libanais eux-mêmes. Il suffit de lire la presse libanaise pour voir comment la population intègre en permanence ces jeux de relations internationales. Le Liban est, de ce fait, le seul pays au monde où les ambassadeurs ont encore une importance...
Le seul motif d'espérance au Liban, c'est que ce pays a connu la guerre entre 1975 et 1990, et que chacune des parties est au bord du gouffre mais n'a pas envie d'y sauter. Il existe donc un mécanisme qui leur permet de s'arrêter au bord de la catastrophe. Ce que l'on peut espérer, c'est que cela se poursuivre.
Les frontières ne résultent pas de la ligne Sykes-Picot, mais de la ligne de San Remo, qui est très différente. Très curieusement, l'État islamique correspond géographiquement à l'une des zones des accords Sykes-Picot. C'est pourquoi j'avais écrit un article ironique en disant que Daech rétablissait Sykes-Picot et ne l'abolissait pas. De ce point de vue, l'histoire de l'abolition de la frontière syro-irakienne est une « foutaise » ! Daech, en Irak, est composé exclusivement d'Irakiens ; en Syrie, Daech est composé majoritairement de non-Syriens. On voit donc tout de suite que la frontière fonctionne. Il y existe d'ailleurs toujours des personnes qui y pratiquent le racket ou imposent des droits de douane, même si elle a été abolie.
Pour ce qui est de la Jordanie, cela fait cinquante ou soixante ans que certains affirment que ce pays ne mérite pas d'exister et qu'il doit logiquement disparaître dans les dix années à venir. On trouve aussi, dans la bibliographie, un grand nombre d'ouvrages qui expliquent que l'Arabie saoudite ne peut tenir et qu'elle n'existera plus dans cinq ans. Cela fait des décennies que certains affirment que tous ces gens sont censés disparaître : ils sont toujours là !
Ceci m'amène à revenir sur la question kurde. Il y a en effet là un facteur de déplacement de frontières, mais cela ne semble pas être le cas, la Turquie étant plutôt alliée avec les Kurdes d'Irak et plutôt hostile aux Kurdes de Syrie. Bagdad ne veut pas non plus d'un État kurde. Il n'est donc pas évident que celui-ci finisse par exister. En revanche, il peut y avoir, dans le cadre d'une solution politique, des structures dotées d'une très grande autonomie.
On peut donc imaginer de vastes mouvements de décentralisation politique à l'intérieur des frontières héritières de la première guerre mondiale ; c'est logique. Ce qui est inquiétant, sur le terrain, ce n'est pas la mise en cause des frontières, mais les déplacements de populations en Syrie et en Irak, qui tendent à être des nettoyages ethniques, confessionnels ou religieux. Cela s'accélère plutôt ces derniers mois. On imagine donc très mal le retour de populations dans des zones dont elles ont été chassées, les rapports avec les gens qui occupent le terrain et qui sont armés ne pouvant être faciles. On ne voit pas comment ces populations peuvent revenir sans une présence militaire internationale extrêmement forte, comptant des dizaines de milliers d'hommes en arme. Encore une fois, je ne sais où on peut les trouver.
Le risque le plus grand est de voir des populations entières massacrées dans les mois à venir en Syrie, qu'il s'agisse de sunnites, d'alaouites, ou autres. S'ils ne sont pas expulsés, ils seront détruits par la famine, comme on déjà pu le voir dans les affaires syriennes.
En conclusion, je voudrais reprendre deux formules qui s'apparentent pratiquement à celles du sapeur Camembert - même si elles ne sont pas de lui. Elles résument à peu près la situation... « Tout est dans tout et réciproquement » : dans cette région, on ne peut isoler un facteur, tout étant entremêlé. « Lorsqu'on passe les bornes, il n'y a plus de limites » ; or on a passé les bonnes, d'où l'extrême violence, les massacres, les destructions, les pertes d'humanité face auxquelles nous nous trouvons aujourd'hui.