Intervention de Pascal Saint-Amans

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 9 mars 2016 à 9h10
Mise en oeuvre des recommandations du projet beps « base erosion and profit shifting » érosion de la base d'imposition et transfert de bénéfices — Audition de M. Pascal Saint-amans directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'ocde

Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE :

Pourquoi le paquet de mesures fiscales connu sous le nom de BEPS a-t-il été lancé ? Où en est-il ? Quels enjeux emporte-t-il, notamment en termes de transposition en droit interne par les parlements nationaux ? Telles sont les trois questions auxquelles je m'efforcerai de répondre.

On sait les progrès enregistrés, dans le cadre du G20, en matière de lutte contre les paradis fiscaux, avec le pas important qu'a représenté, s'agissant de la levée du secret bancaire, l'échange automatique d'informations, qui devrait voir le jour entre 2017 et 2018. C'est à la suite de ces avancées qu'ont été lancés, dans le même cadre, les travaux sur le projet BEPS. Le fait que, par des artifices juridiques, des entreprises multinationales puissent disjoindre à leur gré la localisation de leurs activités et celle de leurs profits, mis à l'abri dans des juridictions dépourvues de fiscalité, voire qu'elles y soient encouragées par les législations en vigueur, témoigne d'une défaillance des règles internationales. Cet état de fait peut s'expliquer par la réticence des États, souverains en matière fiscale, à s'engager dans une démarche internationale. Mais avec la globalisation de l'économie, le hiatus devenait trop important entre des entreprises globales, à même de décider facilement du lieu où elles localisent leurs profits, et des souverainetés locales mal équipées pour parer à de telles pratiques.

Nous avons donc proposé au G20 de s'attaquer à ce chantier, non pas en s'en prenant à chaque schéma d'optimisation fiscale, toujours renouvelés - nous en avons identifié pas moins de 450 -, mais en s'attaquant aux racines du mal, selon un programme ambitieux. Quinze mesures, qui s'articulent en trois volets, ont été retenues. Elles doivent être mises en place à l'horizon de deux années, horizon qui est celui de la politique.

Le premier volet du projet BEPS vise à faire en sorte que les pays interagissent, au lieu de s'ignorer. C'est notamment l'enjeu des produits hybrides : si ceux-ci peuvent être utilisés à des fins fiscales, c'est bien parce qu'une telle interaction fait défaut. Un exemple type est celui d'une une entreprise qui consent un prêt à sa propre filiale, laquelle lui verse un intérêt : dans un pays, celui-ci vient en déduction des charges et donc en réduction du profit ; dans l'autre pays, il est regardé comme une action, laquelle reçoit un dividende exonéré d'impôt. C'est ainsi que les entreprises obtiennent artificiellement une double non-imposition. Quatre mesures sont prévues pour remédier à de telles pratiques. La première vise à renforcer les dispositifs anti-abus tels que celui prévu, en France, à l'article 209 B du code général des impôts. La deuxième tend à développer une législation, dont nous avons produit le modèle, destinée à mettre fin aux produits hybrides : le traitement fiscal d'un revenu doit aussi dépendre de la façon dont le revenu a été traité fiscalement dans le pays source. La troisième vise à limiter la déduction des intérêts : s'il est légitime qu'une entreprise déduise ses intérêts, tel n'est plus le cas lorsqu'une multinationale prête massivement de l'argent à ses filiales, dont les intérêts sont reversés à une centrale de trésorerie localisée en Irlande, au Luxembourg ou ailleurs, dans des juridictions où les revenus ne sont pas taxés - au point que certaines entreprises parviennent à déduire avec cette méthode artificielle des montants largement supérieurs à ceux qu'elles déduisent au titre de leurs emprunts « extérieurs ». La quatrième, enfin, vise à lutter contre les mesures fiscales dommageables. Si la compétition fiscale est une réalité incontournable, il est clair que certains régimes fiscaux, faits pour attirer les bénéfices indépendamment des activités qui les soutiennent, vont trop loin - je pense notamment à l'opacité des rescrits fiscaux et aux « patent boxes », ou « boîtes à brevet », conçues pour attirer des revenus qui n'ont pas été générés localement. Voilà pour le premier volet.

Le deuxième volet du projet BEPS est relatif aux conventions fiscales internationales. Il s'agit de remédier à l'abus des traités. Certaines entreprises, au lieu d'appliquer, par exemple, la convention entre la France et l'Inde, transitent par l'île Maurice, ce qui leur permet de ne payer d'impôt nulle part. Il s'agit également de revoir la définition de l'établissement stable, qui permet d'imposer dans un État une entreprise d'un autre État. Il s'agit enfin de modifier les règles relatives aux prix de transfert, un domaine qui relève de l'interprétation de l'article 9 des conventions fiscales où est prévu le « principe de pleine concurrence ». Or, une interprétation beaucoup plus juridique qu'économique des prix de transfert a abouti à ce que des profits soient abrités dans des cash boxes localisées dans des paradis fiscaux : 2 100 milliards de dollars de profits cumulés de sociétés américaines seraient, par cet artifice, localisés aux Bermudes et aux Îles Caïman.

Le troisième volet du projet BEPS concerne la transparence, sous trois registres. Transparence sur l'impôt, en premier lieu. Le fait est que l'on ignore le montant de l'impôt payé par les multinationales. Parmi les actions prévues sur ce volet, l'une est ainsi destinée à mesurer l'ampleur de l'érosion des bases et des transferts de bénéfices - entre 100 milliards d'euros et 250 milliards d'euros s'évaporent chaque année. Nous avons retenu une approche économique, dotée d'indicateurs, qui nous permettra de suivre ce phénomène.

Transparence, en deuxième lieu, des entreprises vis-à-vis de l'administration fiscale. Nous proposons un système de reporting pays par pays, qui obligera les entreprises à fournir un certain nombre d'informations aux administrations fiscales : quel est leur chiffre d'affaires et où est-il localisé ? Quels sont leurs profits et où sont-ils localisés ? Où sont acquittés leurs impôts et pour quel montant ? Où sont localisés leurs employés ? Où se trouvent leurs actifs ? S'y ajoutent des déclarations de montages qui pourraient être rendues obligatoires - à cet égard, le Parlement français a mené à plusieurs reprises une tentative en ce sens, censurée par le Conseil constitutionnel. Les meilleures pratiques des pays de l'OCDE pourraient permettre d'élaborer un texte assez lisible, dont la constitutionnalité serait garantie.

Transparence, en troisième lieu, au travers de trois mesures horizontales. La première vise à mesurer les enjeux et les défis de la numérisation de l'économie ; la deuxième vise à améliorer la transparence des administrations fiscales vis-à-vis des contribuables, avec l'amélioration des procédures amiables ; la troisième, enfin, une prévoit l'élaboration d'une convention fiscale multilatérale, bien entendu soumise à ratification des parlements, destinée à vise à éviter les délais qu'exigerait la modification des quelques 3 500 conventions fiscales existantes.

Tel est le projet BEPS, présenté par des pays qui représentent 90 % de l'économie mondiale - tous les pays de l'OCDE auxquels s'ajoutent les huit pays du G20 qui n'en sont pas membres - et « endossé » par les pays du G20 à Antalya en novembre 2015. Nous en sommes aujourd'hui à la phase d'application. Il revient aux gouvernements de saisir les parlements nationaux pour transposer en droit interne certains aspects de ces accords, sachant que quatre standards minimaux doivent être appliqués : fin des pratiques fiscales dommageables ; fin de l'abus des traités ; amélioration des procédures amiables ; reporting pays par pays - la France ayant déjà une longueur d'avance. Nous sommes en train de mettre en place un cadre pour assurer la vérification de l'application de ces mesures, mais aussi du paquet BEPS dans son ensemble. Enfin, il est prévu une application inclusive, pour s'assurer que tous les paradis fiscaux rejoignent bien ce cadre. Car si l'on met fin au « treaty shopping », au chalandage aux Pays-Bas ou en Belgique, il faudra aussi qu'il y soit mis fin à l'Île Maurice, à Hong Kong et ailleurs. Application inclusive, aussi, dans les pays en voie de développement, qui souffrent plus encore que les autres de ces pratiques, parce que l'impôt sur le revenu des sociétés y est, relativement parlant, plus important encore. Ce cadre inclusif que le G20 nous a demandé de développer a été présenté à Shanghai la semaine dernière et sera mis en place avant la fin du mois de juin - nous espérons réunir 80 à 100 pays autour de la table pour en discuter.

Au sein de l'Union européenne la règle, en matière fiscale, est l'unanimité, si bien qu'il est extrêmement difficile d'avancer. Les tentatives d'harmonisation ont plus ou moins échoué - sauf en matière de TVA, et à grand peine. Alors que les vingt-huit États membres sont pour la plupart - mais pas tous - membres de l'OCDE, l'Union européenne a retenu une approche utile et intelligente, consistant à transposer de manière harmonisée les mesures de BEPS en droit communautaire, pour une mise en oeuvre plus rapide.

Elle l'avait déjà fait avec la directive sur les rescrits fiscaux, ou tax rulings : celle-ci a été adoptée, ce qui est un record, en quelques mois. Elle prévoit l'échange automatique de ces informations, lorsqu'une décision fiscale individuelle dans un pays peut avoir un impact sur la base taxable d'un autre pays - ce qui est parfaitement aligné sur l'action 5 de du projet BEPS présentée aux chefs d'Etat et de Gouvernement à Brisbane en 2014.

Puis, il y a quelques semaines, la Commission européenne a proposé un paquet de mesures globalement alignées sur nos travaux. Hier, le conseil Ecofin a adopté une la proposition de directive visant à transposer le reporting pays par pays, ainsi que la proposition de directive comportant trois mesures liées au projet BEPS et trois autres liées à l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). On relève certes quelques petites différences s'agissant des trois mesures de BEPS, sur les produits hybrides, les dispositifs anti-abus touchant aux sociétés étrangères contrôlées et la limitation des intérêts, mais celles-ci ne sont pas fondamentales. Au-delà des propositions de directive, la Commission européenne a émis une recommandation pour l'application des mesures BEPS relatives aux traités fiscaux. En bref, on avance bien dans la même direction. Je crois que la Commission européenne a compris qu'il ne fallait pas réinventer la roue pour aller de l'avant, mais plutôt s'aligner sur ce qui a fait l'objet d'un accord dans une enceinte à laquelle la plupart de ses États membres appartiennent - certes, des États comme Malte et Chypre sont animés par une autre sensibilité, mais ne sont guère en mesure, sur ces sujets, de bloquer l'Union européenne.

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