Sur la publicité du reporting pays par pays, il y a manifestement débat, et pas seulement en France. Voici le mécanisme prévu par l'OCDE : les entreprises multinationales dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros par an devront, à compter de 2017, déclarer aux administrations fiscales de leur État de résidence, sur leurs comptes 2016, pour chaque pays dans lesquelles elles opèrent, sept informations différentes : chiffre d'affaires, bénéfice, impôt, employés etc. Les négociations sur cet accord ont duré un an, certains pays, sièges de multinationales grandes exportatrices de capitaux, comme les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, s'étant montrés réticents ; inversement, certains pays émergents souhaitaient que les éléments d'information soient beaucoup plus fournis et aillent jusqu'à cinquante. Le compromis auquel nous sommes parvenus, loin de vider le projet de son contenu, apporte, à mon sens, une information significative. À mes yeux, ceux qui demandaient beaucoup plus d'éléments avaient tort. Ce qui importe, c'est de comprendre, grâce à un schéma simple et puissant, où sont les profits, où sont les activités, où sont acquittés les impôts et pour quels montants. Nous disposons là d'un instrument extrêmement utile et ce n'est pas en ajoutant cinquante éléments supplémentaires, sur les redevances, sur les intérêts et j'en passe, que l'on aura une vision globale de la planification fiscale des entreprises.
Ensuite, il a fallu une autre année pour trouver un accord sur le mécanisme par lequel ces informations atteindraient les administrations fiscales. Initialement, nous avions prévu que la déclaration se fasse dans tous les pays où la société opère. Mais certains pays ont insisté pour obtenir quelques garanties quant à la confidentialité de ces informations, et donc pour que la déclaration soit faite dans l'État du siège, charge à lui de la transmettre, via les accords d'échange d'information, aux pays où sont établis des filiales. Il s'agit également de garantir par là une bonne utilisation de l'information : elle n'est pas faite pour effectuer des redressements fiscaux mais pour comprendre ce qui se passe et évaluer les risques afin que l'administration fiscale opère, sur cette base, les contrôles adéquats.
Avec le reporting pays par pays tel que nous l'avons conçu, les entreprises vont ainsi révéler quelles sont respectivement leurs marges dans le pays A et dans le pays B. Il demeure certes un petit risque, celui que l'administration du pays A, où la marge serait de 10 % alors qu'elle est de 15 % dans le pays B, estime que 5 % lui sont soustraits et opère un redressement dans cette proportion, alors même que cette différence peut ne pas tenir à la planification fiscale mais à des conditions de marché différentes - l'entreprise pouvant se heurter à un compétiteur dans un pays et pas dans l'autre. On comprend par-là la nervosité des pays sur la transparence. D'où ce mécanisme assez complexe d'échange de renseignements. Trente pays ont signé, dès janvier, des accords exécutifs s'appuyant sur la convention multilatérale.
Cette solution est-elle satisfaisante pour le public ? La réponse est non. Les journalistes, les parlementaires, les observateurs aimeraient disposer de ces informations. C'est une question sur laquelle je reste agnostique, mon travail consistant à mettre en application un accord qui a fait l'objet d'un compromis à l'OCDE. Mais il se trouve que de petits pays en voie de développement, et aussi des grands pays, ne peuvent pas s'échanger d'informations extraterritoriales, pour des raisons constitutionnelles. On ne peut pas, par exemple, demander à une filiale américaine en France de fournir des informations sur les relations entre sa filiale à Hong Kong et sa filiale en Chine. C'est pourquoi il faut au moins pouvoir vérifier ces informations avec les pays de siège. Or ceux-ci, au premier rang desquels les États-Unis, l'Allemagne et le Japon, sont plutôt réticents et se sont montrés disposés à transmettre ces informations sous de strictes conditions : il était préférable de satisfaire cette exigence. On ne peut pas risquer de voir les administrations fiscales privées de telles informations au motif que la transparence n'est pas assurée pour le public. D'où cet accord de compromis, que certains peuvent juger frustrant, mais qui garantit que dès 2017, l'information sera échangée et que l'on disposera ainsi du « portrait » des sociétés. Ce qui importe à mon sens plus que tout, c'est que les principaux pays de siège s'engagent bien dans l'échange de renseignement.
Ceci m'amène à votre question sur la position des États-Unis. Il n'est pas vrai de dire, comme le laissent entendre certaines entreprises ou groupements d'entreprises - par exemple une association de très grandes entreprises françaises cotées - que les États-Unis ne veulent pas s'engager. Comme l'a clairement dit le président Barack Obama à Antalya en novembre 2015, et comme l'a répété le secrétaire au Trésor Jack Lew, à Shanghai il y a une dizaine de jours, les États-Unis vont appliquer le reporting pays par pays dès 2017. La seule difficulté tient à ce que la déclaration portera sur les comptes à compter du juillet 2016, soit un retard de six mois. Contrairement à ce qui a pu être dit, c'est une prérogative qui ne relève pas du Congrès mais de l'administration. Comme l'a rappelé Bob Stack, en charge du dossier au département du Trésor, celle-ci peut procéder par régulations. Elles sont en cours de consultation publique, et seront adoptées avant le 1er juillet. J'ajoute que l'OCDE, pour remédier à ce décalage de six mois, négocie avec les entreprises américaines qui souhaitent éviter de rencontrer des problèmes avec les administrations fiscales de certains pays, pour les engager à utiliser un mécanisme secondaire prévu dans le reporting et qui veut que si l'État de siège ne demande pas l'information, l'entreprise puisse volontairement la remplir dans un État où elle possède une filiale. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont déjà indiqué publiquement qu'ils accepteraient que ces informations volontaires soient remplies chez eux et qu'elles seraient échangées avec tous les pays avec lesquels ils ont passé une convention d'assistance administrative. En résumé, les États-Unis ne sont nullement désengagés du plan BEPS, y compris s'agissant des nouvelles règles relatives aux prix de transfert.
Cela dit, malgré les avancées considérables réalisées en matière de coopération fiscale, nous ne sommes pas à l'abri d'une guerre fiscale larvée ou ouverte entre l'Europe et les États-Unis. Comme agent de la diplomatie multilatérale, je me garderai de vous conseiller d'aller vers une telle guerre, dont tout le monde sortirait perdant. La coopération permet d'associer les États-Unis, où la situation politique interne pourrait se révéler un peu complexe - réponse à la fin de l'année - dans un dialogue non seulement avec l'Union européenne mais aussi avec le G20. D'où l'intérêt, me semble-t-il, d'essayer de limiter le caractère unilatéral de telles mesures, en faisant en sorte que les décisions souveraines des États en la matière soient aussi proches que possibles d'un accord international, afin de limiter les risques de frottement.
J'en viens à l'économie numérique. La TVA fait partie du plan BEPS : dans le cadre de l'action 1, plus de cent pays - ceux du G20, ceux de l'OCDE ainsi que de nombreux pays en voie de développement - se sont mis d'accord sur le principe d'une taxation à la destination. Celle-ci permet, par exemple, que pour le téléchargement d'une application en France, la TVA soit payée en France. Ceci est cohérent avec l'approche retenue par l'Union européenne. L'objectif est de faire en sorte que l'entreprise américaine ou chinoise qui vend en France dispose, dans ce pays, d'un représentant fiscal chargé de déclarer et de collecter la TVA. Un accord clair a été passé entre les pays signataires : c'est une mesure concrète.
Le groupe technique chargé de suivre les évolutions de l'économie numérique poursuit ses travaux. Il lui reviendra de mesurer l'impact des changements fondamentaux suscités par la numérisation de l'économie, qui exacerbe l'érosion des bases fiscales. Le rapport considère que la notion d'établissement stable numérique ne suffit pas à répondre aux enjeux : nous ne sommes pas face à un secteur numérique circonscrit, c'est bien plutôt à une « numérisation de l'économie » que l'on assiste, d'où la nécessité d'une approche globale.
En conclusion, le dialogue doit se poursuivre, avec l'ensemble des pays de l'OCDE et du G20, les pays en voie de développement et tous pays à la fiscalité favorable, pour s'assurer de la bonne application du plan. Il est prévu un système d'examen par les pairs sur les quatre standards minimaux, ainsi qu'un système de monitoring sur l'ensemble des autres mesures. La première réunion de ce groupe se tiendra à Kyoto les 30 juin et 1er juillet prochains, et l'on espère la participation de 80 à 100 pays pour se mettre d'accord sur des termes de référence et des méthodologies, mettre en place l'examen par les pairs et faire en sorte qu'il concerne tous les pays. Il s'agit de « niveler le terrain de jeu » - level the playing field -, c'est-à-dire de faire en sorte que l'ensemble des acteurs se trouve sur un pied d'égalité en matière de concurrence, en évitant que certaines juridictions échappent au contrôle international.