C'est un point d'inflexion majeur et historique pour la communauté internationale. Le sujet n'est pas seulement financier mais aussi politique. C'est une page d'histoire qui s'écrit avec cette montée de la Chine dans le système financier international. Certes, cette banque est née en Chine ; elle est profondément chinoise, son siège est à Pékin et son président est chinois. Elle a d'abord rassemblé 20 pays asiatiques, auxquels se sont joints ensuite des pays « non-régionaux », dont la France et tous ses grands partenaires européens. L'idée est de soutenir le développement de l'Asie par la création des infrastructures dont manque effectivement ce continent. La Chine, rappelons-le, a fondé son développement sur les infrastructures : « si tu veux t'enrichir, construis d'abord des routes » disait Deng Xiaoping. Ce choix politique est au coeur de la culture chinoise contemporaine. Bien sûr, il ne faut pas faire preuve de naïveté : il n'est pas question que d'économie. Ce projet s'inscrit dans la volonté de la Chine de s'insérer davantage dans la communauté internationale, d'améliorer la « connectivité » en Asie et de mieux relier la Chine au reste du monde. C'est la fameuse « route de la soie ».
La France a été l'un des premiers pays occidentaux à soutenir cette initiative de la Chine. Le 17 mars 2015, je suis allé à Pékin annoncer l'adhésion commune de la France, de l'Italie et de l'Allemagne, l'idée étant de manifester une forte cohésion et solidarité de la zone euro. Cette démarche commune est sans précédent.
Nous aurions certes pu avoir une réaction différente à cette initiative, en craignant une potentielle entreprise de « domination » de la Chine, en estimant que l'AIIB (sigle en anglais) concurrencerait la Banque asiatique de développement (BAD) ou encore qu'elle déstabiliserait les institutions de Bretton Woods. On a d'ailleurs pu entendre ce genre d'objections parmi les pays invités. Toutefois, les grands pays occidentaux ont, pour une grande part, adhéré, car ils ont compris que cette participation était dans leur intérêt. C'est pourquoi nous avons eu un niveau d'exigence très élevé : transparence des procédures et des règles de passation des marchés, transparence des recrutements, attention extrême aux questions environnementales, à la protection des travailleurs et de leurs droits sociaux. Nous avons véritablement bataillé au cours de longues séances de négociation pour obtenir des engagements juridiques satisfaisants. Le président de l'AIIB, Jin Liqun, a bien compris ces exigences et les a reformulées en trois mots : « lean, clean and green ». Par ailleurs, le fait qu'il y ait dans cette institution une « chaise » unique pour la zone euro constitue en soi une grande innovation, avec une représentation tournante au sein du conseil d'administration. Contrairement à la Banque mondiale et au FMI, l'AIIB n'a d'ailleurs pas de conseil d'administration résident à Pékin, ce qui est moins coûteux. L'AIIB aura donc un conseil d'administration non-résident, comme par exemple la banque européenne d'investissement (BEI), ses membres étant convoqués pour chaque réunion.
Pour la Chine, la création de cette banque constitue un message fort envoyé à la communauté internationale. Au-delà de l'instrument financier au service des infrastructures en Asie, il s'agit également d'un signal politique envoyé par la Chine. La France a toujours considéré que les pays émergents devaient avoir une place plus grande au sein de la communauté financière internationale. Le Congrès américain a retardé la réforme du FMI, en refusant de l'approuver pendant plusieurs années. Ironie de l'histoire, c'est, depuis peu, chose faite. Certains voient cette création comme une remise en cause des institutions de Bretton Woods, ce qui me semble excessif. C'est une banque multilatérale de développement de plus, avec une forte tonalité chinoise. Cette création s'inscrit aussi dans un mouvement que nous appelons de nos voeux : une plus grande intégration de la Chine dans la communauté internationale, alors qu'elle a jusqu'ici été un peu un « franc-tireur », ce qui nous gêne parfois, comme en Afrique, où elle prête dans des conditions parfois opaques à des pays dont nous avons dû annuler les dettes. Nous souhaitons que la Chine respecte davantage certaines disciplines internationales comme de ne pas ré-endetter certains pays surendettés. Pour citer trois exemples où nous avons soutenu la Chine dans sa volonté de s'intégrer davantage : la Chine vient d'adhérer à la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) ; le renminbi a intégré le panier des DTS (droits de tirage spéciaux), ce qui signifie notamment que les émissions obligataires en DTS auront une composante renminbi ; nous saluons enfin la participation régulière de la Chine, comme d'ailleurs du Brésil, de l'Afrique du Sud et de la Corée du Sud, en tant que membres ad hoc aux réunions du Club de Paris, instance que je préside et dans laquelle les créanciers échangent des informations sur la dette des pays surendettés et négocient des traitements de dette. Ces pays émergents sont devenus, aujourd'hui, des bailleurs incontournables, par le biais tant de prêts bilatéraux que d'achats d'obligations. Nous estimons qu'il est dans l'intérêt de tous que ces grands pays émergents rejoignent progressivement le Club de Paris et respectent ses grands principes d'action, afin de renforcer leur inclusion dans le système multilatéral et d'améliorer la représentativité et l'efficacité du Club.
Pour toutes ces raisons, nous pensons que cette création de l'AIIB, doit être encouragée dès lors que sont respectés des critères sociaux, environnementaux et de gouvernance, et que la France doit y jouer son rôle, dans un cadre européen.