Intervention de Christophe Lecourtier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 27 avril 2016 à 9h32
La place de la france dans le nouveau monde — Audition de M. Christophe Lecourtier ambassadeur de france en australie

Christophe Lecourtier, ambassadeur de France en Australie :

Le métier d'un ambassadeur consistant à donner du contenu et de la perspective à la relation bilatérale entre la France et le pays où il exerce, vous mesurez le plaisir rare, en plus de l'honneur, que j'ai à venir devant vous au lendemain de l'accord annoncé par le Premier ministre australien. Cet accord va structurer les cinquante prochaines années des relations entre la France et l'Australie et il est le résultat d'une stratégie mise en place ces dernières années.

De très longue date, les relations entre nos deux pays se situaient dans une zone « grise » - avant 2014, aucun président de la République ne s'était rendu en visite officielle ou d'Etat en Australie, le voyage le plus élevé dans le protocole avait été, en deux siècles, celui du Premier ministre Michel Rocard en 1988. Trois raisons à cet état des choses : le contentieux des essais nucléaires français, qui a culminé dans les années 1990 avec un puissant mouvement d'opinion et le boycott de produits français en Australie ; les événements en Nouvelle-Calédonie et le soutien, supposé ou réel, des Australiens aux mouvements indépendantistes kanaks ; enfin, la politique agricole commune (PAC), dont la France a été le grand inspirateur et le grand bénéficiaire et qui était perçue comme un cheval de Troie en Australie où l'adhésion britannique à la Communauté européenne a été un véritable traumatisme, avec des conséquences dramatiques - et l'Australie a été l'un des principaux inspirateurs du groupe de Caïrns, pourfendeur de la PAC et de la France en particulier.

Ces trois raisons de tension avec la France ont progressivement disparu : nous avons cessé nos essais nucléaires atmosphériques dans le Pacifique, le processus politique mis en place en Nouvelle-Calédonie a été reconnu exemplaire et les réformes de la PAC ont ôté les éléments perçus comme nocifs du côté australien. Le terrain étant redevenu neutre, encore fallait-il construire une relation : c'est ce que nous avons fait, avec cette première visite d'Etat d'un président de la République française en Australie, au lendemain du G20 de novembre 2014.

Le contexte stratégique a profondément changé pour l'Australie. Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale au moins, l'île-continent vivait sous « la tyrannie de la distance », selon une expression consacrée, pour le pire et le meilleur - à l'abri, en particulier, des risques stratégiques qui touchaient le continent européen, et d'abord celui des Soviétiques. Depuis une décennie, l'émergence des marines chinoise et indienne, les tensions en mer de Chine, le réarmement des pays de la région, la Malaisie, Singapour, l'Indonésie, le Vietnam, aussi bien que les hésitations perceptibles des Etats-Unis à garantir un parapluie irrévocable de sécurité aux Australiens, tous ces éléments incitent l'Australie à vouloir assumer directement sa sécurité par elle-même dans la région. L'économie, ensuite : pendant 25 ans, l'Australie a connu une croissance ininterrompue, c'est même le seul pays de l'OCDE dans ce cas, avec des finances publiques saines, un endettement faible, un taux d'endettement tout à fait exemplaire. Ce « miracle australien » s'explique par la « mine » et la Chine, c'est bien le développement chinois qui a tiré la croissance australienne, focalisée sur les ressources minières - des millions de mètres cube de gaz, des millions de tonnes de minerai de fer et de charbon, ont servi aux Chinois à développer leurs infrastructures, leurs villes. Or, ce cycle s'estompe, la Chine change de modèle économique, ce qui a des conséquences directes pour les Australiens : il leur faut trouver comment pérenniser une croissance ininterrompue qui les a placés aux tout premiers rangs mondiaux pour la richesse par habitant. La société, enfin : longtemps « blanche », anglo-saxonne, abritée derrière une « White Australian Policy » qui interdisait l'immigration de populations non-européennes, la société australienne s'ouvre désormais aux flux migratoires de Chine, d'Inde, d'Asie du Sud-Est - aujourd'hui, 40% des habitants de Melbourne et Sydney, les principales métropoles, sont nés en dehors d'Australie, dont une forte proportion de ces pays de nouvelles migrations. Aussi cette société se trouve-t-elle aujourd'hui confrontée à la question du multiculturalisme; les responsables s'en réjouissent officiellement mais ils s'en inquiètent également, en particulier pour l'intégration de populations d'origine musulmane - avec des effets comparables à ceux que nous connaissons, malgré des différences de condition de vie évidentes, puisqu'une centaine d'Australiens seraient partis combattre en Syrie et en Irak, que l'Etat a confisqué les passeports de quelque 500 autres candidats au départ et qu'il surveillerait plusieurs milliers de citoyens pour cette raison.

L'Australie ne connaissait guère de risque stratégique, pas de problème économique ni de problèmes sociaux : en quelques années, la donne a changé, ce qui a rendu les Australiens désireux d'un dialogue avec nous. Nous avons proposé une stratégie au président de la République, en partant des questions et des attentes de nos interlocuteurs australiens - ce qui n'est guère une habitude du génie français, lequel a tendance à plaquer sur l'autre sa propre façon de voir les choses plutôt que de partir de ce que les autres attendent de nous.

Le président de la République a défendu cette stratégie consistant à dire aux Australiens que nous allions les aider à assumer leurs responsabilités de défense et de sécurité, à diversifier leur économie en investissant sur des nouveaux domaines où ils ont des avantages comparatifs qu'ils ignorent, pour s'être trop longtemps focalisés sur l'économie minière, et que nous allions également échanger sur des questions sociales qui nous sont communes. Au passage, les cent mille Français qui vivent en Australie sont un levier pour notre stratégie; l'émigration française est principalement composée de familles, qui viennent s'établir dans cette partie du monde pour des raisons très positives, passant le crible de l'immigration choisie australienne, organisée autour de listes d'emplois à pourvoir.

La question des sous-marins est au carrefour de ces trois axes : un lien direct, évident, avec la défense, mais aussi avec l'industrialisation de l'Australie, qui ne compte que 6% d'emplois industriels - et qui peut développer des niches de pointe, à haute valeur ajoutée - ainsi qu'avec les questions sociales puisque le partenariat établi pour 50 ans entrainera des échanges de centaines d'Australiens formés en France, dans des programmes intégrés à nos pôles de compétitivité, à l'université, aussi bien que l'ouverture d'écoles françaises à proximité des chantiers navals.

Plusieurs événements survenus l'an passé ont changé l'image de la France. Les Australiens trouvent notre pays éminemment sympathique, ils sont 1,2 million à venir chez nous chaque année, ils y dépensent autant que les Chinois ; mais c'est pour eux une « destination plaisir », associée à la qualité de vie, à la bonne chère, au charme, et c'est à Londres qu'ils pensent pour faire des affaires, c'est à l'Allemagne, aux Etats-Unis et au Japon qu'ils associent la qualité, l'innovation et la recherche. Nous avons travaillé sur ces représentations, avec le programme « Creative France », lancé par Laurent Fabius, en valorisant la créativité comme le chaînon manquant entre la tradition et l'innovation, un positionnement original, peu usité par nos concurrents. Or, avec les attentats de Paris et la COP 21, les Australiens se sont mis à regarder la France différemment, en particulier les jeunes adultes surtout tournés vers l'Asie.

Les trois-quarts des Australiens estiment qu'il faut faire quelque chose en matière de changement climatique, ce qui n'était pas la position traditionnelle du gouvernement australien; aussi, quand la France a décidé de se lancer, seule, dans l'organisation de la COP 21, cette prise de risque est très bien passée dans l'opinion australienne et le compromis passé à Paris a été vécu comme un succès. Les attentats, ensuite, une fois passé le moment de solidarité, très forte, avec un pays qui fait front, ont montré une France aux prises avec les problèmes de demain, et nous sommes redevenus modernes.

C'est l'ensemble de ces éléments qui ont conduit au choix de DCNS, nous avions la technologie, mais l'Australie nous a choisi parce qu'elle a accepté de s'engager avec nous dans un partenariat stratégique, une relation intime, forte, lancée pour les cinq prochaines décennies. L'Australie est souvent décrite comme un pays « adolescent », il semble qu'elle passe à l'âge adulte, en choisissant de manière plus libre avec qui elle sera partenaire : il y aura la Chine, devenue incontournable, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, pour des raisons historiques, mais aussi la France, qui est entrée, avec cet accord, dans le premier cercle des partenaires, c'est un fait très important pour les décennies à venir.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion