Afin de conclure, je vais vous exposer les questions qui se posent et pour lesquelles nous devons prendre des décisions ce matin.
L'étude demandée par la commission du développement durable de l'Assemblée nationale porte sur des enjeux économiques, environnementaux. Mais, comme il a été indiqué précédemment par Mme Catherine Procaccia, il s'agit aussi d'aspects sanitaires et éthiques. Nous souhaitons donc vous proposer d'élargir ainsi le périmètre de l'étude.
Les questions qui seront abordées dans l'étude sont les suivantes.
Il s'agit, premièrement, de la recherche et de l'innovation. On a, face à nous, une découverte, CRISPR-Cas9, basée sur des travaux de recherche fondamentale. Ces mêmes travaux de recherche fondamentale ont abouti à une application majeure, une réelle rupture : c'est une technique facile, peu coûteuse et pour laquelle on peut, selon les cas, détecter ou non les modifications. Il faudra distinguer ce qui peut être détecté et ce qui est caché, dissimulé ou invisible.
Les enjeux économiques passent par l'intermédiaire des brevets. Comme dans le cas du brevet du SIDA, il y aura une bataille entre, d'un côté, Mmes Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doubna et, d'un autre côté, MM. Feng Zhang et George Church, qui revendiquent également la découverte. Cela laisse entrevoir une bataille économique à ce sujet avec des enjeux importants. En matière d'organismes génétiquement modifiés (OGM), on peut citer la coopérative Limagrain, qui est le quatrième semencier mondial, avec deux milliards de chiffre d'affaires, 15 % revenant à la recherche et au développement. Or la R&D ne se fait plus en France mais en Amérique du Sud ou aux États-Unis d'Amérique, à cause du blocage sur les biotechnologies en France. Ces pays sont les premiers producteurs de blé. À cause de la domination de Monsanto, Limagrain doit payer des royalties à cette entreprise pour utiliser des technologies de résistance qui ont été développées.
Les enjeux agricoles découlent de ces enjeux économiques majeurs. Suivent les enjeux énergétiques et environnementaux. L'étude tentera de déterminer s'il y a d'autres enjeux que ceux du champ de l'agriculture et du domaine de la santé.
Les chercheurs estiment qu'il faut préserver le droit à la recherche dans ces technologies, pour apprivoiser l'amélioration des connaissances. Lors des auditions que nous avons réalisées jusqu'à maintenant, personne n'a demandé l'arrêt des recherches. C'est important à souligner car, lors de l'examen en cours de la loi sur la biodiversité, des amendements allaient dans ce sens. Il risque d'y avoir une bataille similaire à celles que nous avons connue avec les OGM, et sans doute plus violente.
Un moratoire généralisé n'est envisagé par aucune des personnes que nous avons auditionnées. Faut-il, à un moment donné, traiter de façon séparée les modifications de cellules humaines ? Oui, bien-sûr ! Mais nous avons déjà, en droit français et européen, un cadre interdisant l'utilisation sur des cellules germinales. Au niveau européen, c'est la convention d'Oviedo, mais elle n'est pas signée par tous les pays, notamment ni par le Royaume-Uni, les États-Unis d'Amérique ou la Chine.
Les entreprises demandent un cadre juridique stable. Le domaine de la propriété intellectuelle est d'importance majeure car même si, au niveau européen, cela semble géré et établi, lorsqu'on examine l'Office européen des brevets (OEB) d'aujourd'hui et les règles relatives aux brevets, on s'aperçoit que les différences entre brevet et certificat d'obtention végétale (COV) ne sont pas aussi maîtrisées qu'on pourrait le penser.
Pour cela, nous serons amenés à aller à Munich, afin d'observer la stratégie et la politique menée par l'OEB, notamment au regard d'une probable et intense bataille sur les brevets autour de ces technologies.
Il est interdit de breveter un gène en tant que tel, ce que les Américains n'avaient pas souhaité soutenir au départ, puisque M. Craig Venter avait déposé des brevets sur les ressources naturelles et sur des centaines de millions de bactéries dont il avait réalisé le séquençage de leur génome. Tout cela annonce une gigantesque bataille sur la propriété intellectuelle, qui viendra se superposer à la bataille autour de la paternité de la technologie.
L'autre point crucial de cette nouvelle biotechnologie est de savoir s'il s'agit d'OGM. La question se pose de savoir si les organismes obtenus par les nouvelles techniques de modifications ciblées des gènes rentrent, ou non, dans le cadre de la définition des OGM et doivent, ou non, être régulés comme tels. Des disparités réglementaires pourraient apparaître entre les États-Unis et l'Europe. De ce fait, une consultation est en cours de la Commission européenne auprès des États membres. La réponse, qui devait être donnée en 2015, a été retardée en 2016 et la possibilité d'une position unique est difficile à envisager. La plupart des États membres estiment que SDN1 et SDN2 étant équivalents à la mutagénèse, ils produiraient des OGM exemptés du régime juridique de la directive ; certains disent même que ce pourrait ne pas être des OGM. CRISPR-Cas9 serait une technologie « douce », « naturelle », les modifications qu'elle provoque n'étant pas différentes de celles apparaissant naturellement par la variabilité des espèces.
Ici surgit la difficulté : peut-on assimiler la technique à des mutations naturelles, sachant que l'on a des millions de mutations quotidiennes dans les organismes vivants ? Une étude publiée dans le magazine Science, en novembre 2015, montre que, sur les trente-six neurones du cerveau humain d'un individu, on dénombre 1 500 mutations somatiques propres à chaque neurone et toutes différentes. Chacune de nos cellules connaît des mutations. Cela est un point sur lequel nous serons amenés à travailler.
Les impacts sur l'environnement devront également être traités dans notre étude. Cela résulte d'ailleurs de la saisine initiale, avec la coexistence des cultures OGM et non OGM. Les cultures qui seraient obtenues par ces nouvelles technologies seraient-elles assujetties aux mêmes règles de coexistence que celles qui ont été définies dans la loi du 25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés ? Il n'y a pas, aujourd'hui, au niveau de la France, d'application, ni d'interdiction d'OGM. La régulation n'engendre aucune autorisation. La loi de 2008 permet les cultures en plein champs mais aucune autorisation n'est donnée. Je rappelle que le dernier essai en plein champ, sur des peupliers, a été arrêté sans interdiction ni autorisation ; il y a eu une non décision politique.
L'autre impact sur l'environnement concerne la technologie du guidage des gènes (gene drive). Cette technique permettrait d'éradiquer les moustiques porteurs de maladies graves pour l'homme (malaria, chikungunya, dengue), en supprimant ou en modifiant la fertilité de certains moustiques, donc en modifiant globalement la biodiversité. Nous nous posons alors la question de l'opportunité de leur application et de la maîtrise des risques pour l'environnement.
Le Sénat nous a également demandé d'étudier l'exemple des huitres triploïdes et les questions qu'elles posent en matière de mortalité, d'équilibre de l'écosystème et d'envahissement. Nous traiterons également cette question.
Enfin, nous travaillerons sur la complémentarité entre biotechnologies et agro-écologie, en élargissant les objectifs de recherche en amélioration et sélection animale et végétale, sans opposer les techniques : diversification des espèces, résistance aux maladies, réduction de l'usage des pesticides, tolérance à la sécheresse ou à la chaleur, robustesse des animaux dans un but de durabilité, ou encore adaptation de la qualité aux usages alimentaires...
Les impacts sur la santé ont été globalement développés, ils posent un certain nombre de questions éthiques et d'interrogations autour de la sécurité et de la sûreté, dans la mesure où ces technologies peu coûteuses risquent de laisser prospérer ce qu'on appelle la « biologie de garage », comme il y a eu de « l'informatique de garage ». La sûreté, ce sont des risques de bioterrorisme qui seraient entraînés par une technologie à faible coût avec l'adjonction de toxines et de différents composés. Les aspects éthiques, avec les tentations d'eugénismes et de transhumanisme, ont été soulevés par des essais chinois, en 2015, sur des embryons humains non viables ; l'expérimentation a été arrêtée car des modifications sur des parties non ciblées du génome ont été repérées. L'expérience chinoise, à l'inverse de ce qui a été dit dans la presse, n'était qu'une expérimentation de recherche.
Au Royaume-Uni, une autorisation a été accordée au Dr Kathy Niakan, en début d'année 2016, afin de pouvoir entreprendre des recherches sur l'embryon humain, mais cette recherche ne s'effectue pas dans le cadre d'un embryon viable et l'essai ainsi autorisé a été bien défini par la commission d'éthique. Cela serait sans doute impossible à envisager en France. La convention d'Oviedo, avec l'interdiction de modifier la lignée germinale de l'homme, a le mérite d'exister. Il faut réussir à la mettre en avant et demander, par des discussions internationales, qu'au regard du développement de ces nouvelles technologies, elle soit signée par tous les pays.
Plusieurs organismes se sont prononcés : le comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), en octobre 2015 ; le comité des droits de l'homme et de bioéthique du Conseil de l'Europe (DH-BIO) sur les technologies de modification de génome, en décembre 2015, avec une proposition de recommandation de son assemblée parlementaire ; la déclaration des académies des sciences européennes en juillet 2015 ; ainsi que le comité international de bioéthique de l'UNESCO dans un rapport, en octobre 2015.
Tous souhaitent que l'on encadre ces technologies, notamment lorsqu'il s'agit de la modification des cellules humaines. En décembre 2015, une conférence sur ce sujet s'est tenue à Washington, d'où découlent deux interrogations : une régulation internationale spécifique est-elle nécessaire et comment faut-il l'organiser ? Faut-il créer, sur le modèle du groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC), une instance internationale de chercheurs sur les questions relatives aux biotechnologies ?
Le débat public et l'information des citoyens sont des nécessités. Des questions concernent le Haut Conseil des biotechnologies : clarification de son rôle, compétence, paralysie... Alors que, dans le précédent mandat du Haut Conseil, la totalité des semenciers et des industriels avaient démissionné, aujourd'hui un seul chercheur, M. Yves Bertheau, a démissionné. Après sa démission, celui-ci a participé, le 2 mars 2016, à une conférence co-organisée par M. José Bové au Parlement européen, à Bruxelles, et intitulée « Nouvelles techniques de sélection : OGM cachés ? ».
Quel sera le cadre de travail de l'étude de l'Office ? Deux auditions publiques sont programmées, l'une à l'Assemblée nationale, le 7 avril 2016, sur la technologie CRISPR-Cas9, et l'autre au Sénat, en octobre 2016, sur un thème restant à définir.
Les déplacements prévus par les rapporteurs couvrent les États-Unis d'Amérique, l'Argentine et le Brésil, mais aussi trois pays européens avec le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Suisse. Ce sont les pays ayant le plus développé ces technologies. Nous souhaitons également aller à la rencontre des institutions telles que celles de l'Union européenne à Bruxelles (Commission européenne, Parlement européen), et à Munich (Office européen des brevets...), l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève et l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) à Rome.
Un comité de pilotage de l'étude est en cours de constitution.
Nous pensons et souhaitons présenter le projet de rapport à la fin de l'année 2016 ou au début de l'année 2017.
À l'issue de cette étude de faisabilité, les rapporteurs, Mme Catherine Procaccia et moi-même, proposons à l'Office d'engager l'étude dont il a été saisi, en élargissant son périmètre aux problématiques sanitaires et éthiques.