Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, cette ratification de l’accord portant création de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures pourrait apparaître comme un dossier assez technique, puisqu’elle requiert tout de même l’engagement, naturellement étalé dans le temps, de 3 milliards d’euros par la France ; il s’agit pourtant, en fait, d’un sujet éminemment politique.
Tel est le cas, d’abord, parce que cette entreprise représente l’affirmation claire et nette de la stratégie asiatique de la Chine. L’ambition première de celle-ci est d’assumer un leadership sur le grand continent asiatique. Pour ce faire, elle attise parfois les tensions, mais recourt aussi à des accords de partenariat, suivant le principe du yin et du yang. En effet, elle ne souhaite pas que les États-Unis deviennent le grand partenaire du Pacifique. Voulant éviter de se laisser enfermer dans un dialogue unique avec les États-Unis, elle cherche selon ses propres annonces à assurer la connectivité de l’Asie, c’est-à-dire sa relation directe avec, d’une part, l’Europe, et, d’autre part, l’Afrique.
Pour réaliser cet objectif de connectivité, de nombreux investissements sont à l’évidence nécessaires ; vous avez rappelé, monsieur le secrétaire d'État, qu’on a évalué à 8 000 milliards de dollars la somme nécessaire pour répondre aux besoins.
Il s’agit donc de construire pour l’Asie une sorte de colonne vertébrale en se mobilisant autour de grands projets. Cette grande idée représente en quelque sorte un plan Marshall adapté à cette période de l’économie mondiale.
Il s’agit aussi, bien évidemment, d’une stratégie majeure pour la Chine, qui souhaite ainsi réunir autour d’un grand projet fédérateur les énergies asiatiques. Il n’existe certes pas de lien structurel entre cette banque et le projet chinois de nouvelle route de la soie. Néanmoins, ces deux entreprises sont naturellement compatibles : la Chine trouve ainsi un outil financier pour l’aider à atteindre ses objectifs stratégiques.
Le sujet est politique, ensuite, car il témoigne de la nouvelle influence de la Chine sur la gouvernance financière du monde. Tout naturellement, comme elle occupe à présent le rang de deuxième puissance économique mondiale, la Chine cherche à jouer un rôle important dans cette gouvernance.
La création de l’AIIB, dans cette perspective, représente un nouveau rapport de forces avec les institutions de Bretton Woods. La Chine réclamait depuis longtemps déjà, entre autres choses, une réforme du FMI. La création de cette banque asiatique a-t-elle accéléré les évolutions de celui-ci ? Le FMI a ainsi décidé, en 2015, d’introduire dans le panier de devises qui composent les droits de tirage spéciaux, ou DTS, la monnaie chinoise. Par ailleurs, un responsable chinois a été nommé au sein de l’équipe de Mme Lagarde.
Une partie se joue donc ici : l’entrée de la Chine au cœur même du centre de gravité de la gouvernance financière mondiale.
Cette initiative de Pékin exprime une stratégie chinoise bien connue, le « potentiel de situation ». Elle consiste à créer un rapport de forces sans être agressif, tel le fameux général qui doit gagner la guerre sans avoir à la livrer. Telle est, à l’évidence, la stratégie derrière le choix de bâtir des institutions financières qui servent, naturellement, leurs propres objectifs, mais créent en même temps un nouveau rapport de forces dans l’ensemble des institutions financières.
Voilà pourquoi, monsieur le secrétaire d’État, j’adhère tout à fait à votre double idée de bienveillance et de vigilance ; nous devons en effet rester très sensibles à ces facteurs.
Il nous faut également être sensibles aux efforts effectués, grâce, notamment, à la France et à nos partenaires européens, pour que cette influence chinoise et asiatique dans la gouvernance financière mondiale se fasse selon les règles de la bonne gouvernance. Il était donc utile et très important de faire en sorte d’intégrer dans les statuts de l’AIIB la meilleure transparence possible et les meilleures pratiques de gouvernance.
Enfin, il s’agit d’un sujet politique au titre de la place de la France et de l’Europe dans cette nouvelle institution.
La France n’a certes pas été la première des nations européennes à se joindre à cette initiative, mais elle a présenté son dossier de concert avec l’Allemagne et l’Italie : c’est selon moi très significatif.
Vous avez qualifié le choix d’une chaise européenne commune au conseil d’administration de l’AIIB, monsieur le secrétaire d’État, de « décision historique ». Il faudra à vrai dire analyser avec grande attention et vigilance ce que donnera cette grande première. La répartition initiale des trois membres non asiatiques de ce conseil d’administration est à mon sens excellente : une chaise pour les membres de la zone euro, une pour les Européens hors zone euro, une, enfin, pour les autres États, tel le Brésil – seul membre non asiatique du groupe des BRICS –, qui ont voulu prendre part à cette institution.
Tant la démarche commune de la France et de ses partenaires européens – allemands et italiens en particulier – que le choix d’une chaise commune à la zone euro représentent une évolution très significative et intéressante de la gouvernance européenne.
Naturellement, l’éventuelle continuation de cette dynamique pose diverses questions quant à l’avenir de l’Europe dans les institutions mondiales. Peut-on imaginer qu’un jour l’Europe aura un siège commun au Conseil de sécurité des Nations unies ? Cela a déjà été envisagé, mais il s’agit d’un sujet très lourd. Dans cette logique, pour que l’Europe soit plus forte, il faudrait que la France se retire quelque peu : la question mérite débat.
Il va pourtant de soi, à mes yeux, que l’AIIB représente une belle occasion de faire progresser l’idée de donner de la force à la représentation politique de l’Europe. Voilà pourquoi j’approuve la décision prise de la chaise commune, pour peu, naturellement, que nous en vérifiions l’exécution et que nos intérêts soient bien défendus dans cette perspective.
Par ailleurs, du fait de l’action de la France, les normes sociales et environnementales, une gestion de bonne gouvernance ont été intégrées dans le paquet créatif de cette agence : cela aussi représente selon moi une bonne orientation.
On voit bien que la Chine, en faisant en sorte que les premiers fondateurs de la Banque puissent en élaborer le règlement, a fait montre d’un comportement extrêmement multilatéral. Ce n’est pas un projet qui a été imposé ; c’est un projet qui a été discuté et qui a permis à la France de voir réalisées ses différentes revendications.
Quel est donc, au final, le sens politique de la création de l’AIIB ? Selon moi, il se trouve dans l’arrivée massive de la Chine dans la gouvernance multilatérale du monde.
En fin de compte, il s’agit d’une bonne nouvelle. En effet, on aurait pu craindre que ce grand pays, qui, après une longue isolation relative, est parvenu à devenir la deuxième puissance du monde, ne choisisse de jouer un jeu solitaire, ce qui serait dangereux pour le monde entier. Or la Chine a au contraire opté pour un jeu multilatéral. Dès lors, nous pouvons trouver toujours plus d’occasions de partenariat et de débat, tout en restant nous-mêmes, en défendant nos valeurs, en respectant nos partenaires, mais en faisant aussi en sorte d’être en situation de discuter.
Cette stratégie chinoise, on l’a bien vu, concerne non seulement les questions financières, mais aussi l’ensemble des autres sujets. Vous vous souvenez bien, mes chers collègues, que, quand le président Xi Jinping est venu à Paris, c’est à l’UNESCO qu’il a fait un grand discours stratégique sur la diversité culturelle. On se souvient aussi que, à l’Assemblée générale de l’ONU, à l’automne dernier, le président chinois a annoncé un soutien financier important à l’ONU, montrant bien par là que la Chine peut avoir une influence forte dans le monde par le biais de cette organisation multilatérale majeure, dont la Chine est un membre actif, notamment grâce à son siège au Conseil de sécurité.
Ce choix chinois du multilatéralisme est essentiel eu égard aux dangers auxquels est aujourd’hui confronté le monde. La situation internationale actuelle nous préoccupe terriblement : en raison de la crise économique, partout, on assiste à la montée des nationalismes et à la multiplication des tensions. Or nous recevons ici un message d’espoir : toutes ces tensions existantes peuvent trouver des lieux d’expression multilatéraux. C’est par ce choix que l’on peut pallier au mieux les déséquilibres du monde.
Cette nouvelle instance a certes une ambition avant tout financière, mais elle a une portée géopolitique majeure parce qu’elle exprime l’engagement véritable de la Chine en faveur du multilatéralisme. Telle est également la vision de la France, qui se voit en outre donner une nouvelle place pour exprimer sa voix. Voilà pourquoi je suis favorable à la ratification de cet accord, ratification qui nous permettra d’assister à la prochaine assemblée générale de l’AIIB et d’y faire entendre nos revendications.
Il s’agit bien, au fond, d’une question stratégique de politique étrangère : comment voulons-nous que se fasse la paix dans le monde ? Voulons-nous qu’elle advienne parce qu’une nation aura imposé au reste du monde ses propres règles, ou bien voulons-nous la réaliser par l’équilibre entre les nations, par une vision multilatérale et multipolaire des relations internationales ?
La Chine et la France partagent une même réponse à cette question : elles ont toutes deux une vision multipolaire du monde, où la paix s’obtient par l’équilibre !