Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos travaux sur le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, en recevant les organisations syndicales de salariés représentatives au niveau national et interprofessionnel.
Je remercie de leur présence : pour la CGT, Mme Catherine Perret, membre de la direction confédérale ; pour la CFDT, Mme Véronique Descacq, secrétaire générale adjointe ; pour Force ouvrière, M. Didier Porte, secrétaire confédéral du secteur juridique, et Mme Marie-Alice Medeuf-Andrieu, secrétaire confédérale ; pour la CGC, M. Franck Mikula, secrétaire national au secteur emploi et formation ; pour la CFTC, M. Pierre Jardon, secrétaire confédéral chargé du dialogue social.
Le projet de loi, qui compte désormais 102 articles après son passage à l'Assemblée nationale, comporte des dispositions d'importance très inégale en termes d'impact sur l'organisation du travail. Sur les principaux sujets en débat, je vous propose, dans un premier temps, d'exposer en une dizaine de minutes les positions de votre organisation, compte tenu des modifications ou des ajouts qui sont intervenus à l'Assemblée nationale. Les questions de nos trois rapporteurs et des autres membres de la commission permettront ensuite de revenir plus en détail sur les différents aspects du texte.
Catherine Perret, membre de la direction confédérale de la Confédération générale du travail. - En introduction, je voudrais rappeler quelques éléments de contexte.
Après trois mois de débats sur le projet de loi « Travail », nous constatons que le dialogue social « à la française » a été fortement mis à mal. En effet, il n'y a pas eu de concertation en amont. Nous avons beaucoup communiqué, les uns et les autres, sur l'absence de travail commun avec le Gouvernement. Une parodie de négociation a eu lieu sur le compte personnel d'activité, le CPA, qui a été bouclée en quelques semaines et n'a pas débouché sur une position commune. Même le patronat n'a pas signé le texte final sur ce sujet, alors que c'est lui qui l'avait écrit au départ.
S'ajoute à ces éléments une mobilisation sociale très forte : plus de deux mois et demi d'une contestation portant sur la majorité des articles ; 74 % de l'opinion publique opposée au projet de loi, même après l'évolution du texte. L'absence de majorité à l'Assemblée nationale pour voter le texte a conduit le Gouvernement à recourir à l'article 49-3 de la Constitution, ce qui est de sa part un aveu de faiblesse.
Au vu des informations qui émanent du Sénat, je ne suis guère rassurée. J'ai en effet cru comprendre que vous aviez l'intention, mesdames, messieurs les sénateurs, de revenir sur les quelques avancées acquises au sein de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale.
La CGT demande, pour sa part, le retrait du texte. Il ne s'agit pourtant pas d'une position d'immobilisme, car nous souhaitons l'ouverture de véritables négociations pour construire un code du travail du XXIe siècle.
Pourquoi le projet de loi ne nous convient-il pas ? Nous contestons, tout d'abord, sa philosophie générale. Elle donne en effet la primauté absolue à l'accord d'entreprise sur la loi et les accords de branche. C'est ce que nous appelons, les uns et les autres, l'inversion de la hiérarchie des normes. Cela aura pour effet de faire voler en éclats le socle commun, mis en place dans le code du travail, de protection et de garanties collectives dont bénéficient les salariés.
Il y aura demain autant de codes du travail que d'entreprises. Les salariés les plus fragiles, ceux qui sont isolés, ceux qui n'ont pas de représentants syndicaux, seront donc encore davantage défavorisés. Pourront en effet faire l'objet d'accords d'entreprise : le temps de travail, les rémunérations et les heures supplémentaires, dont le régime pourra être profondément modifié du jour au lendemain. C'est pour cette raison que les salariés du secteur du transport sont mobilisés depuis lundi soir. Comme ils sont largement rémunérés en heures supplémentaires, ils pourront perdre jusqu'à 3 000 euros par an !
Donner une primauté aux accords d'entreprise, c'est l'inverse de ce qu'il faudrait faire. Le code du travail a en effet été créé pour contrebalancer le lien de subordination qui existe entre l'employeur et le salarié, et le droit à la négociation a été construit pour améliorer la situation de ce dernier.
Le droit à la négociation est le droit du salarié ! La loi, la branche et l'accord d'entreprise sont organisés hiérarchiquement de façon à ce que l'accord puisse améliorer ce que prévoit la branche ou la loi. Avec ce projet de loi, on inverse le processus et on entame, de ce fait, une course au dumping social.
Cette régression avait commencé avec les accords de maintien de l'emploi prévus dans la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi, aux termes de laquelle des accords « défensifs » - seuls 12 contrats de ce type ont été signés ! - peuvent être conclus en cas de difficultés économiques. Il s'agit d'imposer à des salariés, pour une durée définie par l'entreprise, des modifications en termes d'organisation, de durée du travail ou de rémunération. Ces accords régressifs sont possibles, alors même que les dividendes versés par les entreprises concernées -ces accords ont été faits pour les grands groupes- et leurs commandes sont en hausse. Si un salarié refuse une telle modification de son contrat de travail, il ne s'agira plus d'un licenciement économique mais d'un « licenciement individuel », invention juridique que nous aimerions comprendre.
Pour ce qui concerne l'assouplissement du licenciement pour motif économique, les syndicats livrent actuellement une bataille sur le périmètre retenu. Une avancée a été obtenue la semaine dernière à l'Assemblée nationale : une appréciation plus large de la situation de l'entreprise lorsqu'elle appartient à un groupe intercommunal. Nous craignons, mesdames, messieurs les sénateurs, que vous n'en reveniez au périmètre national. En tout état de cause, les critères permettant de décider qu'une entreprise connaît des difficultés économiques et justifiant qu'il soit procédé au licenciement économique nous semblent beaucoup trop flous et faciles à invoquer.
J'en viens au référendum, que nous appelons le « référendum chantage ». Je rappelle que la CGT et la CFDT avaient pris en 2008 une position commune sur la représentativité - elle a donné lieu à une loi, qui n'est pas totalement mise en oeuvre, mais l'échéance prévue pour son application est 2019 -, en vue de sanctuariser la question des accords majoritaires. Pourquoi remettre en cause la signature ou la non-signature d'un syndicat élu, et donc représentatif ? C'est un détournement du résultat des élections des représentants des salariés et une remise en cause de la représentativité des syndicats ! Ce référendum n'a donc pas lieu d'être.
Mme la ministre du travail nous avait dit que cette disposition était importante, car il fallait prévoir une « soupape ». Mais par rapport à quoi ? Nous n'avons pas compris ce terme. S'il fallait une soupape, ce serait plutôt lors de la mise en place d'un accord régressif, du type des accords de maintien de l'emploi.
Nous contestons, je le redis, le principe du référendum, car c'est une atteinte au syndicalisme et à la représentativité syndicale. Si l'on veut que les salariés vérifient régulièrement s'ils sont en phase avec les syndicats, mieux vaudrait ramener la durée des mandats de quatre à deux ans. La CGT, première organisation syndicale de ce pays, n'a pas peur de se présenter aux suffrages des salariés !
La possibilité de moduler le temps de travail sur trois ans, au lieu d'un an, et de le faire sur neuf semaines, permettra à l'employeur de s'affranchir d'une partie de la majoration des heures supplémentaires. J'évoquais ce problème à propos des salariés du secteur du transport, qui seront les premiers pénalisés.
Pour ce qui concerne l'uberisation de la société - terme quelque peu exagéré selon moi - et les mutations liées au numérique, il est nécessaire de mener une véritable réflexion sur le statut de ces « nouveaux travailleurs ». On observe d'ailleurs que des personnes qui travaillent au sein de la société Uber, aux États-Unis et en France, demandent devant les prud'hommes la requalification de leur contrat de subordination économique en contrat de travail salarié. En ce domaine, le projet de loi introduit donc une régression.
Le projet de loi comprend des articles très dangereux, que je ne détaillerai pas. Je citerai seulement trois dispositions.
Premier élément : l'expérimentation du contrat de professionnalisation ne débouchera plus sur une qualification. Cela n'a l'air de rien, mais c'est une attaque très forte contre la reconnaissance des qualifications, lesquelles définissent les classifications et les salaires dans les conventions collectives. C'est la porte ouverte au « tout-compétences », puis à la fin du lien entre salaire et qualification...
Deuxième élément : des attaques et des mesures régressives sont prévues à l'encontre de la médecine du travail.
Le troisième élément concerne la « garantie jeunes ». Je tiens à dire que j'ai participé, au sein de la Confédération européenne des syndicats, la CES, à la négociation sur le cadre d'emploi des jeunes et sur la « garantie jeunes », que je soutiens ardemment. Nous avions oeuvré, dans une totale unité syndicale, pour que cet accord européen soit transposé en France et pris en compte par le ministre du travail de l'époque, M. Michel Sapin. Nous étions donc favorables à l'expérimentation, à l'évaluation et à l'élargissement de la « garantie jeunes ». Mais la généralisation du dispositif, prévue dans le projet de loi, est impossible à mettre en oeuvre. Je pense notamment à la tâche qui incomberait aux missions locales. Et comme il ne sera pas possible pour les missions locales d'absorber 400 000 jeunes, on aura recours à des opérateurs privés, sans aucune assurance que soit rendu un service public de qualité. C'est une attaque frontale contre les missions locales.
La CGT fait quatre séries de propositions, sur lesquelles nous souhaitons que s'ouvrent, après le retrait du projet de loi, des négociations.
Premièrement, nous proposons de mettre en place un code du travail du XXIe siècle, adapté aux mutations économiques, numériques et technologiques. Nous souhaitons, dans ce cadre, la constitutionnalisation du principe de faveur et le rétablissement de la hiérarchie des normes. Il faudrait sanctuariser dans la Constitution le principe selon lequel toute négociation doit déboucher sur un progrès social pour les salariés.
Deuxièmement, nous souhaitons que la durée légale du travail soit réduite à 32 heures, sans diminution de salaire, afin que nous puissions travailler tous et mieux.
Troisièmement, il faut élaborer un véritable statut du travail salarié autour de la sécurité sociale professionnelle. Le CPA ne va pas assez loin à cet égard. Nous souhaitons un changement des modes productifs et de la relation entre salariés, avec une progressivité et une portabilité des droits pour chaque individu - cela dépasse le salariat - en matière d'emploi, de carrière, de reconnaissance des qualifications, de formation professionnelle continue et de protection sociale. Il s'agit de maintenir le contrat de travail en cas de mobilité afin que les salariés, et notamment les plus jeunes, n'aient plus peur d'évoluer, de se reconvertir, de se former, et même de « respirer » avant un retour à l'emploi.
Quatrièmement, il faut promouvoir de nouveaux droits d'expression pour les salariés, leurs représentants, instaurer une véritable démocratie sociale, favoriser la citoyenneté d'entreprise. En effet, un salarié est aussi un citoyen qui a un avis sur la stratégie et la marche de son entreprise.