Intervention de Patrick Pouyanné

Commission des affaires économiques — Réunion du 18 mai 2016 à 9h30
Audition de M. Patrick Pouyanné président-directeur général de total

Patrick Pouyanné, président-directeur général de Total :

L'énergie est un métier de court terme et de moyen et long terme : elle requiert des investissements dans le temps long, mais la matière première se caractérisant par des prix très volatils, on ne peut ignorer le court terme. Nous investissons des dizaines de milliards d'euros sans maîtriser le prix de notre produit...

Je ne suis pas en mesure de dire quel sera le prix du pétrole demain ; je ne suis pas sûr, pour ma part, qu'il reparte à la hausse. Nous sommes en surcapacité au regard de la demande. D'abord, nous avons passé plusieurs années avec un baril entre 80 et 100 dollars. Cela a touché, on le dit peu, la demande en libérant des espaces pour des politiques d'efficacité énergétique et de report vers des énergies concurrentes ; la croissance de cette demande n'a ainsi été que de 500 000 barils par jour en 2014 contre un million pour une année moyenne. Cela affecte également l'offre puisqu'à de tels prix tout devient possible, et de plus en plus d'acteurs s'intéressent à ce marché. Le budget d'investissement de Total est ainsi passé de 10 à 25 milliards d'euros en cinq à six ans. Conséquence : beaucoup de cash-flow et beaucoup - peut-être trop - de projets.

À cela s'ajoute la révolution technologique des hydrocarbures non conventionnels, rendue possible par le prix élevé : en réalité, c'est l'application d'une technologie bien connue aux roches dites mères, très compactes, lancée par les entreprises américaines lorsque le prix est passé de 20 à près de 60 dollars. Cela nécessite beaucoup de puits de forage car chaque puits a une production très faible. Une fois la technologie mise en place, grâce à de rapides améliorations, elle est devenue rentable à un prix entre 30 et 40 dollars. En 2008, on croyait qu'il serait impossible de remonter le pétrole emprisonné dans ces roches ; mais dès 2010-2012, les entreprises ont pu s'attaquer à la zone intermédiaire gaz-pétrole où la mobilité est suffisante. La production pétrolière américaine a augmenté de 3 millions de barils par jour en deux ans, ce qui correspond à une absorption en totalité de la hausse de la demande mondiale. Il n'y a aucune perte de qualité ; le pétrole de schiste est même meilleur car plus léger.

Ces facteurs ont contribué à un bouleversement du marché, qui s'est renversé en 2014 : le baril est passé de 100 à 55 dollars. Fin 2015, la surcapacité de production était de 2 millions de barils par jour par rapport à la demande, soit 2 %. Incidemment, nous sommes loin de la situation de 1985, quand la surcapacité était de 10 %. Dès lors s'est enclenché le cycle inverse, marqué par un effondrement des investissements. Aux États-Unis, la baisse des forages se traduit par une baisse de la production. Dans un gisement, la productivité va décroissant avec la pression : sans investissements, la production mondiale baisserait naturellement de 5 % par an. Mais la baisse de production américaine, entre 500 000 et 600 000 barils par jour, est concomitante avec une hausse de la production des pays de l'Opep : l'Iran et l'Arabie saoudite, en particulier, accompagnent la croissance de la demande pour préserver leurs parts de marché.

En matière de prévisions - par nature hasardeuses dans notre activité - nous nous appuyons sur les scénarios de l'Agence internationale de l'énergie (AIE). L'offre devrait peu augmenter cette année, alors que la demande, très sensible au prix, notamment en Inde, a fortement progressé en 2015 (1,8 million de barils par jour supplémentaires) et devrait encore gagner 1,2 à 1,4 million de barils en 2016. Le marché semble se rééquilibrer mais gardons-nous des prédictions. Contre toute attente, les prix ont rebondi après le récent sommet de l'Opep, où aucune baisse de production n'a pourtant été décidée - effet, sans doute, des grèves au Koweit, de l'incendie en Alberta, de l'insécurité au Nigeria. Dans ce marché très sensible, la notion de prix stable n'a pas cours. De plus, les projets décidés entre 2012 et 2014 viennent en production après trois ou quatre ans - j'en ai inauguré un aux Shetland hier, lancé en 2011.

Le premier réflexe d'une compagnie devant la baisse des prix - Total a ainsi vu disparaître 10 milliards d'euros de cash-flow dans un temps très bref - est de renoncer aux nouveaux projets. Les investissements sont passés de 700 à 400 milliards d'euros en 2014, ce qui devrait se traduire par un contrechoc de marché en 2019 ou en 2020. Il y a des réserves de capacité en Arabie saoudite et en Iran ; mais pour un maintien de la production au cours des cinq dernières années, une capacité supplémentaire de 20 millions de barils par jour est nécessaire. Cet effort n'est pas consenti en ce moment, ce qui se traduira par un déficit de 5 millions de barils par jour à l'horizon 2019-2020.

Cette perspective impose une discipline sévère sur les dépenses. Total est un groupe intégré, de l'extraction à la distribution en passant par le raffinage. La marge perdue sur une activité peut être reprise ailleurs, ce qui explique notre bonne résistance : au deuxième trimestre, nous affichons les meilleurs résultats du secteur derrière Exxon. Au lieu de nous séparer des activités aval, nous avons décidé de les restructurer, en complément d'un programme d'économies importantes. Nos ressources considérables nous ont permis de traverser cette crise : nos investissements, en fort recul certes, s'élèvent tout de même à 19 milliards d'euros. En un an, nous avons réalisé 1,5 milliard d'économies sur les coûts opérationnels. Avec un bilan de 140 milliards d'actifs et une dette à 30 % du capital, nous souffrons moins que nos concurrents.

À moyen et long terme, nous faisons face à trois défis. La population mondiale va passer de 7 à 9 milliards de personnes en vingt ans. 1,5 milliard de personnes n'ont toujours pas accès à l'énergie ; comment leur apporter une énergie abordable et sécurisée ? Le deuxième défi est le changement climatique qui, en 2015, ne fait plus débat. 195 pays ont signé les accords de Paris. Le monde pétrolier, responsable d'une grande partie des émissions, est naturellement concerné. Fort de ses capacités technologiques et financières, Total compte prendre ce défi comme une opportunité. Enfin, nous sommes confrontés à une forte évolution des clients qui, de consommateurs, deviennent producteurs grâce à l'énergie décentralisée, plus facile à gérer avec la numérisation. Nous n'échappons pas à l'uberisation : sur fioulmarket.fr, les clients peuvent se procurer du fioul Total par internet. Nous qui vendons un produit très peu différencié, nous devons veiller à ne pas perdre notre clientèle.

Les besoins en hydrocarbures n'auront pas disparu dans vingt ans. Le scénario de l'AIE où le réchauffement climatique est contenu à 2° C à l'horizon 2100 implique une consommation d'énergie en augmentation de 10 % avec une population passée de 7 milliards - dont 1,5 milliard n'ont pas accès à l'énergie - à 9 milliards. Le mix énergétique doit passer de 80 % d'énergies fossiles actuellement (30 % pour le charbon, 30 % pour le pétrole et 20 % pour le gaz) à 60 % dans vingt à vingt-cinq ans. La part du gaz est appelée à augmenter, car une centrale électrique au gaz émet deux fois moins de CO2 qu'une centrale au charbon. Mais le charbon, dont la part, dans ce même scénario, serait réduite à 17 ou 18 %, reste de loin l'énergie la moins chère au monde. À eux seuls, la Chine, l'Inde et les États-Unis - le troisième grand pays charbonnier - seront responsables de 60 % des émissions dans 25 ans. L'Europe, qui contribuera alors à 10 % des émissions, ne règlera pas la question à elle seule...

Le solaire et l'éolien représentent à eux deux 1 % du mix énergétique. Les estimations optimistes de 15 % incluent la biomasse traditionnelle, notamment en Afrique. Or l'utilisation du bois de biomasse implique une déforestation, ce qui n'est guère vertueux. Solaire et éolien devraient arriver à 7 ou 8 % dans vingt ou vingt-cinq ans. Quant au nucléaire, il ne m'appartient pas de me prononcer ; Total ne prévoit pas de s'y engager.

Historiquement, des compagnies comme les nôtres ne recherchent pas le gaz, ce qui explique les réserves importantes aujourd'hui : le gaz est plus difficile à transporter que le pétrole. Conformément à notre stratégie de présence sur l'ensemble de la chaîne de valeur, nous détenons 20 % du marché britannique de distribution de gaz aux entreprises industrielles ou commerciales ; nous sommes aussi implantés au Benelux. À l'inverse, dans le scénario de l'AIE, le marché du pétrole sera mature, voire déclinant. Il faut par conséquent se détourner de l'exploitation du pétrole à coût élevé. Si Total a choisi de ne pas s'intéresser à l'Arctique, c'est avant tout pour des raisons de rentabilité... Cherchons d'abord le pétrole le plus facilement accessible.

Dans le domaine des énergies renouvelables, nous avons récemment acquis SunPower, deuxième producteur mondial de panneaux solaires, avec pour objectif de nous développer sur l'ensemble de la chaîne et, à terme, produire de l'électricité. Nous construisons au sein de Total une nouvelle branche « Gaz, renouvelables et électricité », non pour faire concurrence à EDF mais pour évaluer nos possibilités d'intervention dans le secteur. Nous avons lancé une OPA sur Saft, leader technologique dans la production de batteries et le stockage d'énergie, dont la valorisation est de 1,25 milliard d'euros. Au-delà de la recherche-développement, nous voulons devenir un véritable acteur industriel en soutenant Saft. L'enjeu technologique central est le stockage de l'énergie : même la plus grande centrale solaire, située en Californie, subit des intermittences dans le cours d'une journée. Longtemps, cette question - qui n'est pas encore réglée, quoi que l'on en dise - a été un obstacle à l'investissement dans le secteur. Désormais, le développement des énergies renouvelables est incontournable.

Le raisonnement est le même pour les biocarburants : plutôt que de nous y opposer, accompagnons leur développement. Nous le faisons en transformant la raffinerie de La Mède, à Marseille, en bioraffinerie. Dans deux ans, nous serons les leaders du secteur. L'énergie est un domaine en évolution technologique constante.

30 000 de nos 100 000 salariés travaillent en France. Dans le monde très géopolitique du pétrole et du gaz, nous sommes perçus comme la major française - la seule non anglo-saxonne, la seule aussi dépourvue de ressources domestiques. Nos partenaires moyen-orientaux, même privés, voient à travers nous la France, c'est-à-dire un membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU.

Grâce à la restructuration de nos raffineries en France, nous avons dégagé des bénéfices en 2015 - et nous verserons cette année, je tiens à le souligner, 200 millions d'euros d'impôt sur les sociétés. Saft fait travailler 1 500 personnes sur notre territoire. Enfin, nous avons des centres de recherche. La domiciliation du siège d'un groupe est fondamentale ; la nationalité des décideurs influence fortement le comportement de l'entreprise. Nous avons des actifs en France et investissons 450 millions d'euros dans la modernisation. La raffinerie de La Mède deviendra un outil offensif. Au total, nos marges sont en progression.

Enfin, un mot sur nos 3 500 stations-service. En 2012, nous avons lancé Total Access, un réseau de 700 établissements proposant de l'essence à un prix très compétitif : notre part de marché est remontée face aux grandes surfaces, pour atteindre 21 à 22 %. La stratégie est simple : un prix plus bas pour des volumes plus hauts. À l'instar des grandes surfaces, nous jouons sur le reversement des taxes de l'État qui représentent 65 % du chiffre d'affaires des stations-service ; avec pour résultat une multiplication par quatre ou cinq des volumes vendus.

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