Sur nos 19 milliards d'euros d'investissements réalisés en 2015, trois à quatre milliards ont porté sur l'aval, c'est-à-dire la pétrochimie et le raffinage. La maintenance des raffineries coûte 30 à 50 millions d'euros par an. La sécurité est un enjeu capital : les accidents majeurs sont le talon d'Achille de notre métier. En témoigne la catastrophe survenue dans le Golfe du Mexique impliquant une plate-forme BP ; nous avons eu notre lot de drames, comme l'explosion de l'usine AZF et la marée noire provoquée par l'Erika. Nous ne transigeons pas sur ce point.
Les 15 milliards restants sont investis en amont, dans des projets comme Ichthys en Australie, une installation de gaz naturel liquide qui entrera en service fin 2017, ou le champ offshore de Kachagan au Kazakhstan qui produira dès cette année. Le pétrole à 100 dollars a poussé les majors à s'engager dans des projets complexes, d'autant que dans le même temps, les entreprises pétrolières nationales ne recouraient plus à nos services (la situation a changé depuis).
En Angola, nous raffinons 50 % de la production et nous sommes engagés dans le projet de Kaombo d'un montant global de 15 milliards d'euros. Nos relations avec le président Dos Santos sont excellentes.
Le projet Chtokman, du nom d'un gisement en mer de Barents, a été abandonné en raison des coûts trop importants. Le travail avec notre partenaire russe s'est révélé difficile. Nous nous sommes reportés vers le gisement de Yamal, une gigantesque éponge de gaz à 600 kilomètres au nord du cercle polaire. Le montant global du projet s'élève à 30 milliards d'euros. Nous nous y sommes engagés avec Novatek, le premier producteur de gaz russe indépendant, et une compagnie chinoise. Les sanctions contre la Russie ont rendu le financement très difficile, les grandes banques occidentales refusant de s'y associer. Nous avons obtenu 12 milliards de dollars auprès des banques chinoises et 4 milliards auprès des banques russes. Le financement est désormais bouclé. L'investissement s'annonce rentable, les coûts de production étant très faibles. 60 % de la production sera vendue en Chine.
Je ne suis pas en mesure d'affirmer qu'il y a du gaz de schiste en France. Voici quelques années, une entreprise américaine avait demandé à consulter nos relevés géologiques ; après une année, elle nous a fait savoir qu'elle ne souhaitait pas poursuivre ses recherches, indiquant que seule la zone de Montélimar semblait présenter quelque intérêt. En France, il est très facile d'obtenir un permis de recherche d'hydrocarbure ; il n'est même pas nécessaire de prendre des engagements en matière d'investissement. Nous l'avons donc obtenu. Mais en raison d'une communication insuffisante - nous n'avions pas mesuré à quel point le sujet était sensible - le sujet a pris les proportions d'une affaire d'État.
En tant que dirigeant de Total, j'alloue le capital d'investissement là où il nous sera possible de travailler. Nous produisons du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis et en Argentine. Concernant Montélimar, j'ai presque regretté que le tribunal annule l'abrogation de notre permis !
Je n'irai pas contre l'avis du gouvernement. Sans perspectives de développement, nous n'avons pas de raison d'explorer. En Pologne, les gisements qui s'annonçaient initialement prometteurs ont été abandonnés. Au Danemark, nous avons foré un puits exploratoire - avec l'appui du gouvernement - qui s'est lui aussi révélé non rentable. Cela montre qu'il ne suffit pas de trouver des roches-mères : en géologie, il faut toujours aller voir. Un forage ne débouche pas toujours sur un développement effectif.
Quoi qu'il en soit, la décision appartient à la représentation nationale, et nous la respecterons. Dans tous les États du monde, nous demandons des permis de développement dans les règles. Ni le gouvernement, ni la population ne semblent soutenir l'exploration : nous en prenons acte. Nous sommes prêts à explorer la zone, mais seulement en cas de consensus. Remarquons simplement que notre permis est valable pour cinq ans... Il convient de dépassionner le débat.
Le gaz de schiste a fait l'objet d'une véritable ruée vers l'or aux États-Unis, dans des conditions rappelant le Far West. Puis les grandes entreprises ont pris en main et stabilisé le marché. Désormais, 98 % de l'eau utilisée sur les sites est recyclée. La technologie de la fracturation est connue depuis trente ans. Le véritable choix de société porte plutôt sur l'occupation de l'espace car la production, je l'ai dit, nécessite un grand nombre de puits. Dans l'Oklahoma, la question de l'espace se pose en des termes différents.
Je vous confirme que toutes les sortes de gaz se mélangent à l'étape de la liquéfaction ; mais collègues ont dû calculer les proportions en s'appuyant sur les données de production américaines. Il me semble vain d'empêcher la circulation du gaz, d'autant que l'augmentation de la production de gaz naturel liquide aux États-Unis contribue à une forte baisse des prix. Grâce à des capacités de regazification largement sous-utilisées, l'Europe pourrait transformer le gaz liquide américain à bas coût, avec pour résultat un regain de compétitivité pour l'industrie.
Nous distribuons des biocarburants en France : 70 % de notre essence en contient à hauteur de 10 %, pour une moyenne de 35 % dans le marché français. Cependant, dans ce contexte de prix bas du pétrole, l'investissement dans ce secteur n'est viable que grâce à la réglementation - notamment le règlement européen qui impose une incorporation de 7 % à l'horizon 2020. Cela relève d'un choix de société. Les décisions des investisseurs, en revanche, sont guidées par l'économie. La bioraffinerie de La Mède produira 500 000 tonnes de biodiesel parfaitement mixable.
Dans le cadre de notre travail sur la biomasse de deuxième génération, nous avons lancé à Dunkerque BioTfueL, un dispositif de transformation de la biomasse, en mélange avec des charges fossiles, pour produire du biocarburant. L'Institut français du pétrole (IFP), le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et Avril sont parties prenantes. Les progrès du projet Futurol sont moins rapides. Nous sommes aussi actionnaires de l'entreprise Amyris spécialisée dans les biotechnologies.
La principale difficulté réside dans le très important volume de déchets à ramasser pour produire les 50 à 100 000 barils par jour prévus dans le cadre de BioTfueL. En biotechnologie, les difficultés sont analogues. Nous avons également développé avec Amyris un biokérosène utilisé par Air France sur sa ligne Paris-Toulouse. La bioraffinerie de La Mède nous permettra de prendre position plus fortement dans ce secteur. Pour le moment, le biokérosène offre de meilleures perspectives que la production électrique.
Les biotechnologies posent un problème d'échelle : comment passer de l'hectolitre au million de barils ? Nous investissons néanmoins 50 millions d'euros par an sur la deuxième et la troisième génération de biomasse ; 1,2 milliard d'euros par an est investi dans la recherche-développement, dont 600 millions sur le pétrole et le gaz-carburant. La transformation du CO2 - plutôt que le stockage, qui offre peu de perspectives - fait l'objet d'un programme de recherche-développement de 50 à 60 millions de dollars, soit 10 % de ce total.
Nous disposons d'une gigantesque base de données - le numérique est très important, par exemple en matière de géologie, et nous avons le plus gros ordinateur du monde pour travailler sur ce domaine. Le développement technologique est décisif également pour diminuer le coût de nos activités classiques, sur le pétrole et le gaz.
Le groupe compte cinq raffineries en France. Celle de Normandie, à Gonfreville, a coûté 1 milliard d'euros : elle fonctionnerait bien, s'il n'y avait pas de grève de nos partenaires chaque mois... Un milliard d'euros pris ainsi en otage, cela ne donne pas envie aux investisseurs de choisir la France ! Heureusement la situation s'améliore. La plateforme combinée (raffinerie et pétrochimie) de Donges sur la façade atlantique a nécessité l'injection de 450 millions d'euros, pour assurer la rentabilité même à moins de 20 euros la tonne. La réglementation sur le soufre interdisant de commercialiser les essences qu'elle produit en Europe, son activité est plutôt tournée vers l'exportation en Afrique - les coûts de transport affectant en conséquence la rentabilité. Il faut investir pour produire des essences qui peuvent être distribuées en Europe. En outre, une voie ferrée traverse le site, c'est un handicap et un danger... Nous avons proposé d'assumer le tiers des dépenses nécessaires pour résoudre ce problème, les collectivités prenant à leur charge un tiers, et l'État également. Les conventions pour trois fois 50 millions d'euros ont été signées, même si l'État peine à trouver l'argent. L'enquête publique est lancée, la mobilisation est réelle, il faut maintenant avancer.
Près de Fontainebleau, la centrale de Grandpuits alimente le bassin parisien, c'est une petite unité, qui fonctionne en synergie avec Gonfreville. Elle est bien gérée - d'autant que le personnel a craint une fermeture.
Nous avons décidé de transformer l'usine de La Mède en bioraffinerie, ce qui a sauvé 250 emplois sur 430 - elle perdait 100 à 150 millions d'euros par an. Le personnel l'a compris, et il préfère cela à une absence de décision, qui lui ferait penser que nous visons un arrêt définitif. Il est difficile pour un groupe qui réalise un bénéfice de 10 milliards d'euros de lancer des plans sociaux, surtout en France. Nous devons assumer notre rang. En témoigne notre projet industriel, qui rend un futur à La Mède.
Feyzin est à la fois un site de raffinage et de pétrochimie, il est solide et gagne de l'argent - un peu. La difficulté, c'est qu'il se trouve au coeur d'un réseau d'autoroutes, il ne peut donc s'étendre et il faut, nous avons étudié la chose avec le préfet de région, établir un plan de prévention des risques professionnels (PPRP) autour de la zone. Feyzin peut vivre, il n'y a pas raison de le mettre à l'arrêt, si la sécurité est garantie ; reste à réunir les financements pour cela : ce ne sont pas les 30 % que le groupe assume, ni les 30 % de l'État, ni les 30 % des collectivités qui posent problème, mais les 10 % que la loi met à la charge des particuliers. Nous avons proposé d'en assumer une part, soit 3 %, mais nous attendons les propositions des financeurs locaux, sachant que l'État ne dépassera pas 30 %. Nous ne pouvons pas tout payer !
Avec ces cinq sites, notre dispositif sur le territoire français, après beaucoup de travail et de restructurations, est stabilisé. Ce n'est plus un sujet majeur comme il y a quatre ans.
La transformation de notre site de La Mède a peu d'impact sur le port de Marseille, nous y avons conservé notre dépôt et une activité et nous compenserons le manque à gagner de 1 million d'euros pendant trois ans. Nous sommes conscients des conséquences de nos décisions, y compris sur les sous-traitants, que nous aidons à se former à de nouvelles technologies.
Nous ne comptons pas devenir un électricien comme EDF ou Engie, nous ne construirons pas de grandes centrales ; nous pourrions prendre des participations dans de petites centrales électriques, mais nous n'aurons jamais en portefeuille toutes les grandes composantes qui font un électricien complet. Nous sommes pétrolier et gazier, c'est déjà beaucoup. Et je tiens à préciser que notre appétit dans ce secteur n'ira pas jusqu'à une prise de participation dans une entreprise nationale, qu'on se le dise. Avec un baril de pétrole à 30 dollars, nous avons nos propres difficultés, suffisamment pour ne pas handicaper notre bilan par une opération qui n'aurait pas de sens pour nous.
Oui, le numérique est important, je l'ai mentionné. Nous avons investi dans plusieurs start up américaines, en matière de logiciels d'optimisation du stockage de l'énergie ; nous avons également deux petites filiales en France et en Allemagne. Nos clients industriels demandent des solutions pour gérer leur consommation globale, nous entendons développer ces activités de services. À un autre niveau, nous voulons vendre des pelles de bois dans nos stations-service.