Intervention de Yves Pascouau

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 mai 2016 à 9h06
Table-ronde de chercheurs sur les migrants

Yves Pascouau :

La question des migrants promet de continuer à figurer dans l'agenda politique de l'Union européenne dans les prochains mois, voire les prochaines années. Au constat d'une erreur d'analyse formulé par M. le Recteur, j'ajouterai l'impréparation des États membres de l'Union européenne à la situation que nous connaissons aujourd'hui. Cette impréparation tient principalement à deux éléments. D'une part, elle repose sur leur incapacité de prendre connaissance de la diversité des rapports émanant des différentes organisations internationales, comme le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et de l'agence FRONTEX sur l'évolution de la situation qui était en train de se jouer dans le voisinage immédiat de l'Union européenne. La totalité des rapports indiquait que la situation des personnes déplacées dans les zones frontalières des conflits n'était plus supportable et qu'il leur fallait chercher ailleurs de meilleures conditions de vie. Ces rapports suggéraient également que le mouvement que nous avons vu apparaître à partir de la fin de l'été 2015 était tout sauf imprévisible. L'Agence Frontex signalait ainsi au troisième trimestre 2014 que parmi les 140 000 Syriens résidant en Égypte, un grand nombre avait déjà pris la route vers le Nord, sous-entendant que d'autres s'apprêtaient à le faire. Ces documents d'information apportaient un éclairage sur la situation. Or, personne n'a, semble-t-il, souhaité prendre en considération ce phénomène.

Le deuxième élément pouvant expliquer cette impréparation réside dans la manière dont les Etats membres perçoivent cette réalité migratoire. Les Etats membres de l'Union continuent de considérer que les politiques migratoires relèvent de la souveraineté nationale et ne sont pas des questions européennes Or, par définition, tout mouvement migratoire est transnational, qui plus est à destination d'un espace de libertés et de circulation commun, dont la gestion implique une prise de décision commune. Aussi longtemps que cette perception perdurera, nous ne serons pas capables de répondre en commun à cette question. Participe également à cette difficulté le fait que les questions migratoires soient traitées dans une logique « affaires intérieures », c'est-à-dire relèvent du ministère de l'intérieur de chaque Etat. Or, la crise démontre que ce que nous vivons ici est tout sauf une question d'ordre interne. La question migratoire ne commence pas et ne termine pas à la frontière, fût-elle la frontière de l'Union européenne. Elle commence bien plus loin qu'à la frontière et relève de la politique étrangère, comme l'a souligné très clairement M. le Professeur Dumont. Mais la question migratoire se prolonge aussi longtemps après l'arrivée sur le territoire et pose la question de l'intégration. Si l'on veut sérieusement aborder la question migratoire, il faut penser la coordination des différentes politiques qu'elles soient étrangères, intérieures ou territoriales.

L'incapacité des États membres de l'Union européenne à sortir de ce schéma les a rendu incapables de répondre à la situation qui s'est déclenchée de manière brutale au mois d'août-septembre 2015. À défaut de planifier et d'agir, les États membres se sont retrouvés dans une situation de réaction. Nul besoin de vous dire que la réaction n'a jamais tenu lieu de politique. À partir de cette date, les mesures prises n'ont pas été suivies d'effets et n'ont pas permis de résoudre les problèmes.

Nous pouvons aborder la gestion d'une telle situation sous trois angles. De manière immédiate d'une part, la réponse que les Etats membres ont cherché à mettre en oeuvre pour répondre à la situation a été une réponse opérationnelle. Elle s'est traduite, en Méditerranée, par le triplement des fonds destinés à financer l'opération Triton, par le lancement de l'Opération Sophia qui a pour but de démanteler les réseaux de passeurs et de détruire les navires. Si de tels dispositifs ont produit le plus d'effet et ont permis de démanteler un certain nombre de navires, les résultats des autres mesures sont très peu convaincants.

A l'extérieur, vous mentionniez, M. le Professeur, l'aide concédée aux pays tiers dans leur gestion des flux migratoires. Deux fonds fiduciaires ont été instaurés à cette fin : le premier, destiné à la Syrie, a été abondé par moitié par l'Union européenne et par les Etats membres, à hauteur d'un milliard d'euros. Lors du Sommet de la Valette, la création d'un autre fonds fiduciaire pour l'Afrique a été décidée, de même qu'ont été identifiés un certain nombre de partenaires africains avec lesquels il fallait travailler, s'agissant notamment de la gestion des flux migratoires. Il s'agissait d'allouer à ce fonds pour l'Afrique une somme globale de 3,6 milliards d'euros abondée pour partie par l'Union européenne et les États membres. Si la Commission européenne a versé 1,8 milliard d'euros, les Etats membres n'ont jusqu'à présent pas respectés leurs engagements de sorte qu'il manque l'équivalent d'1,7 milliard d'euros pour le Fonds fiduciaire pour l'Afrique. Cette situation souligne la difficulté d'appliquer les mesures adoptées en raison de la réticence des partenaires européens à honorer leur engagement, sans doute en raison de leur manque de confiance dans le dispositif.

D'autres mesures opérationnelles sont les hotspots, la relocalisation et l'accord UE-Turquie. L'idée des hotspots avait initialement été présentée par la Commission européenne au mois de mai 2015 suite au naufrage dramatique en Méditerranée qui avait entraîné la mort d'un millier de personnes. Créer ces centres d'accueil et d'enregistrement devait permettre de relocaliser les personnes accueillies. Or, leur installation s'est révélée d'une réelle complexité, en raison des contraintes matérielles et de terrain. Par ailleurs, le fonctionnement des hotspots requiert la participation des autres membres de l'Union européenne, en termes financiers, matériels et humains. Lors de la conclusion de l'accord UE-Turquie, la Commission européenne a estimé précisément le nombre de personnes devant être envoyées par l'Union européenne en soutien des autorités grecques dans les hotspots. Les chiffres que je vais vous indiquer démontrent que nous sommes effectivement loin du compte. Le Bureau européen d'appui en matière d'asile a demandé l'envoi dans les hotspots de 400 interprètes tandis que les Etats membres de l'Union se sont collectivement engagés sur l'envoi de 118 interprètes. Aujourd'hui, seuls 63 ont été déployés. Lorsqu'on connaît la difficulté de déterminer si les personnes qui arrivent sont des réfugiés, des demandeurs d'asile ou sont animées par d'autres motifs, la question de l'interprétariat s'avère déterminante. Or, nous n'avons pas les moyens de procéder aux entretiens, faute d'un nombre d'interprètes suffisants. Les experts sont dans une situation analogue. Le Bureau européen d'appui en matière d'asile a demandé 472 experts et les Etats membres se sont engagés à en envoyer 470. Aujourd'hui, seuls 67 sont arrivés. Ces chiffres démontrent la difficulté d'établir un dispositif et de le faire fonctionner avec les moyens nécessaires, car les États-membres ne peuvent ou ne veulent participer à l'effort commun.

C'est là une question de solidarité, pas simplement en termes de relocalisation, mais aussi en termes d'aide à l'Italie et à la Grèce, afin que les dispositifs puissent fonctionner. Cette solidarité n'est pas assurée, faute de moyens suffisants. En ce qui concerne les relocalisations, depuis les huit derniers mois, nous n'avons pas atteint le seuil de 1 % des personnes relocalisées. Certes, les localisations doivent s'effectuer sur deux années et il est, les prochains mois pourront être, de ce point de vue, marqués par une capacité des États membres plus importante à contribuer effectivement à la relocalisation des personnes.

Je voudrais terminer sur deux aspects. Nous avons vu la réponse immédiate à la situation qui s'est traduite par une action opérationnelle. Un deuxième temps est celui de l'adaptation de notre système, en ce qui concerne tant l'espace Schengen que le droit d'asile et le système de Dublin. Ce temps législatif prend nécessairement du temps. Si on a bon espoir d'avancer assez rapidement concernant la modification du Code Frontières Schengen et la création d'un corps européen de gardes- frontières et de gardes côtes, l'adaptation des règles relatives à l'asile pose d'autres questions fondamentales. Il n'est pas tout à fait certain aujourd'hui qu'on s'entende sur la composition de la liste des pays d'origine sûrs. La question de savoir si la Turquie est un pays d'origine sûr est actuellement sur la table et donne lieu à des débats nourris au Parlement européen. Concernant le système Dublin, la proposition de réforme présentée la semaine passée par la Commission européenne risque de rencontrer de nombreuses oppositions.

Au-delà de l'opérationnel et du législatif, quelle devrait-être la stratégie européenne en matière d'immigration sur le long terme ? Les pays membres en sont dépourvus tant leur action dans ce domaine, comme dans nombre d'autres, s'inscrit dans le court terme. Nous étions parmi les tout premiers, dans l'organisation qui est la mienne, à indiquer aux chefs d'État et de gouvernement qu'il fallait, au moment de la définition des orientations de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, se placer dans une perspective de long terme et de ne pas limiter sa réflexion sur les migrations dans les cinq prochaines années, mais de se situer jusqu'aux vingt-cinq prochaines années. La mobilité humaine, telle qu'elle se présente aujourd'hui, ne sera très certainement pas la même demain. Un certain nombre d'éléments vont en effet jouer. Ce ne sont pas seulement les conflits et les questions démographiques qui sont en jeu. Les questions climatiques, l'urbanisation du monde, ainsi que la montée de la classe moyenne sont aussi des facteurs d'évolution des migrations et de mobilité extrêmement importants. Comment peut-on établir une politique publique de gestion des flux migratoires sans avoir de vision de ce que sera demain la mobilité humaine ? Un tel travail n'a pas été, pour l'heure, conduit, et une lecture transversale de ce que devrait être une politique migratoire ne semble que débuter. Comment sommes-nous en capacité de prévoir, de planifier et de répondre aux flux ? Comment organise-t-on la mobilité sur un espace commun et l'accès des personnes qui arrivent à un certain nombre de services et de droits que l'Union européenne leur accorde ? Toutes ces questions ne sont pas abordées aujourd'hui, pour des motifs de calendrier électoral ou de mandat, et ce, sans que ne soient dessinés les contours d'une politique publique de l'émigration et de l'asile de l'émigration dans le futur.

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