Intervention de Yves Pascouau

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 mai 2016 à 9h06
Table-ronde de chercheurs sur les migrants

Yves Pascouau :

Merci pour ces très nombreuses questions. Je ne suis pas certain que nous allons parvenir à répondre à toutes. Où est l'ONU ? Elle étudie manifestement ces questions et discute beaucoup. La question me paraît davantage être celle de la réaction de la Communauté internationale face à cette situation. Évidemment, l'Union européenne essaie de travailler et un certain nombre d'acteurs, de la région du Golfe notamment, ne participe pas à l'effort nécessaire. En fonction du côté où l'on se trouve, soit l'Europe apparaît comme une forteresse ou comme une passoire. Je ne crois ni à l'un ni à l'autre et si l'on considère qu'il s'agit d'une Europe forteresse, elle est loin d'être la seule : le Japon, l'Australie ou encore les Pays du Golfe le sont aussi. On attribue ainsi à l'Union européenne, qui est sous les projecteurs, beaucoup de maux qui ne lui sont pas spécifiques et que d'autres portent davantage encore. Sur l'accord UE-Turquie, mon analyse est relativement simple. En schématisant les choses, l'accord UE-Turquie porte sur trois catégories de personnes : les personnes en situation irrégulière, qui arriveraient de Turquie vers la Grèce. On pourrait imaginer la situation d'un ressortissant algérien passant par la Grèce sans demander l'asile et qui serait non autorisé à résider en Grèce. Cette personne ne poserait pas de problème juridique puisqu'elle serait alors renvoyée vers le pays dont elle vient, soit sur la base de l'accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie, soit bientôt sur la base de l'accord de réadmission entre l'Union européenne et la Turquie. Ce cas de figure est le plus simple, et les retours qui ont été organisés depuis la Grèce ont concerné des personnes qui n'avaient pas formulé de demandes d'asiles et dont on avait considéré qu'elles n'étaient pas autorisées à séjourner en Grèce.

Les deux questions principales qui se posent concernent l'utilisation des concepts des pays de premier asile et de pays tiers sûr qui renvoient à deux catégories de personnes. Selon le droit de l'Union européenne, le concept de pays de premier asile permet de déclarer irrecevable une demande d'asile déposée auprès des autorités grecques par une personne - tel un Syrien- bénéficiant d'une protection temporaire en Turquie, à condition que cette protection soit suffisante. Toute la question est donc de savoir si la protection octroyée dans le pays tiers, en l'occurrence en Turquie, est suffisante. A mon sens, cela suppose que le niveau de protection y est comparable à celui octroyé dans l'Union européenne. Or, je ne suis pas aujourd'hui certain que le statut, la protection et les droits garantis aux personnes sous protection temporaire en Turquie sont identiques à ceux garantis sur le territoire de l'Union européenne. De ce point de vue-là, la notion de pays de premier asile me semble être discutable et je ne sais si l'on peut qualifier la Turquie de premier pays d'asile.

La notion de pays tiers sûr, également prévue dans le droit de l'Union européenne, permet quant à elle de déclarer irrecevable une demande d'asile déposée par une personne provenant d'un pays où elle aurait pu déposer une demande d'asile. La directive européenne relative aux procédures d'asile liste un ensemble de conditions pour pouvoir qualifier un pays tiers de sûr. Parmi ces conditions figure l'application de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés. Or, chacun sait que la Turquie a émis une réserve géographique sur cette convention qui date de 1951 et ne l'applique par conséquent qu'aux Européens. De ce simple fait, on ne peut considérer la Turquie comme un pays tiers sûr. Ce qui signifie que la déclaration Union européenne-Turquie, c'est-à-dire l'engagement des deux parties à agir et l'engagement de l'Union européenne, via la Grèce, à utiliser des concepts de pays tiers sûr et de premier asile est, de mon point de vue, juridiquement contestable. Néanmoins, la réponse ne pourra être donnée ni par les États membres de l'Union européenne signataires de cette déclaration, ni par l'Union européenne qui assure le suivi de cette déclaration, mais par un juge. En effet, seul le juge sera à même de dire si la Turquie remplit ces conditions, qu'il s'agisse d'un juge grec ou, au besoin, d'un juge européen au travers d'une question préjudicielle. Ce n'est que dans quelques jours, semaines ou mois, que nous aurons cette réponse. En attendant, la difficulté est telle que les renvois de Grèce vers la Turquie de demandeurs d'asile ou de personnes sous protection temporaire ne se réalisent pas, parce qu'en réalité, on ne sait pas. Ainsi, on se rend compte aujourd'hui qu'un juge de première instance grec est tout à fait capable, en estimant que la Turquie n'est pas un pays tiers sûr, d'infirmer la décision prise par les vingt-huit chefs d'État et de gouvernement, accompagnés par les Présidents de la Commission européenne et du Conseil européen.

Quel est le rôle de cet accord ? Celui-ci assure une double communication vis-à-vis des citoyens européens qui sont informés que désormais l'Union européenne s'occupe de cette question, ainsi que vis-à-vis des passeurs qui sont dès lors informés de la fermeture de la route gréco-turque. Que cette route soit fermée de la même manière que la route des Balkans n'empêchera pas les personnes poussées par le désespoir d'emprunter d'autres voies. On se retrouvera, d'une certaine manière, à la case départ, comme en avril 2015 où un millier de personnes ont péri en Méditerranée après avoir embarqué sur de frêles esquifs. Pire encore, souvenez-vous, il y a un an à peine, de ce modus operandi inouï qui consistait à faire échouer des cargos remplis de personnes lancés, à pleine vitesse et sans pilote, sur les côtes. Voilà le caractère industriel de l'horreur humaine. Allons-nous retomber dans de telles situations ?

L'Allemagne a quant à elle exercé un leadership politique seule, de manière positive et négative. Le « Wir schaffen das » d'Angela Merkel est, sur le plan des valeurs, ce qu'il fallait faire. Quelles sont nos valeurs ? Quelle est notre histoire ? Les migrations constituent l'histoire du continent européen depuis son origine et elles continueront d'exister. Le problème du « Wir Schaffen Das » réside dans l'oubli que nous disposons d'un espace de circulation commun. Nous sommes en train d'essayer d'établir un marché du travail. Toutes les questions qui relèvent de la politique migratoire sont aujourd'hui communes et l'on ne peut agir de manière unilatérale, que ce soit positivement sur le terrain des valeurs comme l'a fait la Chancelière, ou négativement, sur le terrain de la sécurité, comme le font Viktor Orban et d'autres personnes. Dans un contexte commun, l'unilatéralisme est un problème. Lorsque la Chancelière a annoncé son intention d'accueillir, elle s'est retrouvée bien seule, sans soutien aucun de ses partenaires. Où étaient alors la France et les Pays-Bas, l'Italie et l'Espagne ? Face à l'arrivée en nombre très important sur le territoire allemand, il faut faire tomber les chiffres et négocier, pour ce faire, avec la Turquie. La baisse significative du nombre de migrants constitue désormais un message politique relativement fort, à l'adresse des citoyens européens et allemands. Comme l'indiquent les communiqués de l'Agence Frontex, le nombre d'arrivées a bel et bien chuté, même s'il augmente par ailleurs.

Je terminerai mon propos sur la capacité des Etats membres, dans le cadre des institutions communes, d'organiser et de prévoir. Il y a peut-être deux ou trois cercles concentriques. Le premier concerne l'Algérie et je ne vous cacherai pas les propos d'un grand géopolitologue qui soulignait, lors d'une réunion à huis clos à Bruxelles, la difficulté de gérer la crise en Syrie et notre impossibilité d'en gérer deux simultanément. Cet éminent spécialiste soulignait que la prochaine crise concernerait l'Algérie. Une première question va ainsi se poser très rapidement, et je n'évoquerai pas ici la question de la Libye. Une première ligne de questionnement concerne la déstabilisation politique de régions qui vont créer potentiellement des exilés. La seconde ligne de raisonnement concerne la zone située un peu plus au Sud, soit le Sahel et l'Afrique de l'Ouest. Les politiques de développement doivent être mises en oeuvre mais il faut bien avoir conscience que ces politiques, dans leurs premières années de mise en oeuvre, créent de la migration parce que, précisément, ces personnes disposent d'un capital plus important, à fois financier et de connaissances, qui leur permet de bouger. Si l'on veut sérieusement s'interroger sur les politiques de développement et leur caractère effectif, il faut les assortir de politiques de mobilité. Lorsque j'employais précédemment ce terme, ce n'était nullement par facilité de langage, mais parce que je considère fondamentalement que le monde dans lequel nous entrons aujourd'hui n'est pas un monde de migrations ou d'émigrations, mais de mobilité. Il va ainsi falloir organiser la mobilité de ces personnes et y introduire une forme de facilité.

Mon dernier élément concernera les politiques de développement qui sont certes très intéressantes, mais les chiffres de 30 milliards d'euros sont très en deçà des envois de fonds privés qui s'élèvent à 450 milliards de dollars. Cette somme-là est considérable et c'est peut-être sur celle-ci qu'il faut essayer de travailler afin d'assurer leur mobilisation de façon positive, c'est-à-dire non pas seulement pour des individualités, mais aussi pour des communautés.

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