Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs. Il est très difficile de faire des prévisions ou de décrire les élections américaines dans la mesure où, en septembre dernier, j'avais répondu à des journalistes que la candidature de M. Daniel Trump serait oubliée dans trois mois. Personne, et pas seulement votre ambassadeur à Washington, n'avait vu venir le phénomène Trump ! En effet, vous avez d'un côté une situation économique qui, globalement, est excellente puisque les Etats-Unis connaissent une croissance ininterrompue depuis sept ans. Avec un taux de chômage officiellement à 4,9 %, les Etats-Unis viennent d'atteindre le niveau du plein emploi. Personne n'avait vu venir l'explosion populiste qui exprime le mécontentement, le ressentiment et la colère d'une partie des Américains. Lorsque vous sortez de ces chiffres globaux, vous découvrez, puisque maintenant tout le monde s'est penché sur cette question, que le niveau de vie de la moitié des Américains a stagné ou diminué depuis l'an 2000. En gros, la société américaine subit, un peu comme les sociétés européennes, les effets de la globalisation qui sont très positifs pour une partie de la population et pas pour l'autre. A cet égard, l'Etat de la Caroline du Nord est très intéressant : il s'agit d'un Etat très classique, avec des industries textiles et de fabrication de meubles, ainsi qu'avec une culture du tabac. Cet Etat est passé à la nouvelle économie et sa capitale Charlotte, ou la ville de Raleigh, est très impressionnante de modernité. Cependant, la nouvelle économie crée moins d'emplois que l'ancienne et surtout, elle ne crée pas d'emplois pour ceux qui ont perdu le leur. Lorsque vous avez perdu votre emploi dans une usine de textile, à 45 ans, vous n'allez pas être engagé dans la nouvelle économie. La différence entre les Etats-Unis et la France est que ceux qui y perdent leur emploi ne deviennent pas chômeurs, mais trouvent des petits emplois rémunérés à un taux horaire entre 8 et 10 dollars et sont ainsi obligés de cumuler deux emplois. La conséquence en est le mécontentement de ces personnes et la force de M. Donald Trump est de l'avoir compris. Il a ainsi touché cette poche de mécontentement et nourri cette forme de populisme qui, à l'extrême droite, se revendique de lui, ainsi qu'à l'extrême gauche - du moins ce que les Américains considèrent comme telle, avec le Sénateur socialiste Sanders. Les Américains découvrent la crise sociale et économique dissimulée par des chiffres macroéconomiques qui sont par ailleurs excellents.
Les valeurs morales constituent un second élément de dislocation par la mondialisation. Dans un pays profondément religieux où près de 35 % de la population se rendent au temple, à la synagogue ou à l'église, celle-ci est profondément conservatrice et se sent déstabilisée par les effets de la mondialisation et de l'évolution des moeurs. Ce phénomène nourrit ainsi l'explosion populiste.
Maintenant, nous aurons donc M. Trump contre Mme Clinton dont la candidature incarne un certain statu quo. Je ne vais pas me risquer à faire des prévisions puisque tout le monde s'est trompé jusqu'à maintenant, mais je ne connais pas un démocrate ou un républicain qui pense que M. Trump puisse être élu. Le plafond de verre va jouer et tout le monde estime aujourd'hui, après s'être trompé hier, que Mme Hillary Clinton sera élue. Il n'en reste pas moins que cette campagne a révélé des tensions fortes au sein de la société américaine et la question qu'on peut se poser, même avec la candidate de l'establishment une fois élue, porte sur les conséquences que tirera la classe politique américaine de cette élection.
Je pense que les traités de libre-échange seront les premières victimes de cette élection. Les Américains ont signé un traité de libre-échange, le TransPacific Pact (TPP), avec onze Etats du Pacifique. Ce traité doit être ratifié par le Congrès. Mme Clinton s'est prononcée contre sa ratification. Tout le monde pensait que sa ratification aurait eu lieu au moment de la Lame Duck session, c'est-à-dire la période de novembre à janvier où le nouveau président est élu tandis que son prédécesseur ne part qu'en janvier. Ces trois mois marquent une période intermédiaire, avec les anciens congrès et président qui savent qu'ils n'ont pas d'avenir. Faire voter, durant cette session, une loi impopulaire est une habitude puisque tous deux s'en vont. Or, Mme Clinton a fait savoir qu'elle s'opposerait à la ratification de ce traité avant même son élection. Le TPP ne sera pas ratifié et sans doute Mme Clinton demandera une renégociation, ce qui ouvre naturellement la voie à une remise en cause de ce traité.
Le traité avec les Européens agite beaucoup plus ces derniers que les Américains eux-mêmes. Washington sait qu'il s'agit d'un long processus. En effet, la négociation du traité de libre-échange avec le Canada a duré cinq ans et nous ne négocions avec les Américains que depuis trois ans. Les sujets importants n'ont pas encore été abordés et les Américains ne comprennent pas vraiment l'échauffement des Européens à l'égard de ce traité, dans la mesure où la négociation se poursuit à son rythme. Les sujets les plus importants seront en effet abordés lors de la dernière ligne droite que marqueront les compromis nécessaires. Nous n'en sommes pas là et on ne fait pas ce genre de concession en période électorale. Pour les Américains, il est évident que la négociation se poursuivra jusqu'à 2018-2019. Je pense néanmoins qu'avec cette révolte populiste, la négociation sera très difficile.
Sur la personne d'Obama, je vous conseille vivement de lire un interview fleuve qu'il a accordé à la revue The Atlantic dans lequel il décrit sa vision du monde. Il y fait montre d'une conception particulière qu'on pourrait qualifier de néo-isolationnisme de gauche et de réalisme en politique étrangère. Donald Trump se revendique également de l'isolationnisme.
La question que vous me posiez, Monsieur le Président, portait sur les conceptions de politique étrangère de Mme Hillary Clinton. Celle-ci est ancrée dans une tradition politique tout à fait différente, celle de l'interventionnisme libéral, comme lors de l'intervention au Kossovo lors de la présidence de son mari. Elle aura très certainement la volonté de réaffirmer le leadership américain, comme c'est d'ailleurs la tendance générale dans le petit monde washingtonien. La question est de savoir si le pays en a vraiment envie. Quelles sont en effet les implications de la réaffirmation du leadership américain ? Je ne sens pas du tout une volonté du peuple américain de soutenir l'envoi de troupes à l'étranger et de recommencer les aventures de M. George W Bush. La question est ouverte : si la volonté d'un plus grand activisme de Mme Clinton est certes manifeste, jusqu'où ira cette volonté est une tout autre question. Cette question se posera en particulier sur deux gros dossiers : d'abord l'Ukraine dont le dossier a été sous-traité par le Président Obama à l'Allemagne et à la France. Il les a laissés tout à fait libres de négocier et a refusé de livrer des armes aux Ukrainiens, ce qui est vraiment caractéristique. Mme Clinton changera-t-elle de politique vis à vis de la Russie ? Je pense que les Russes savent qu'ils ont tout intérêt à passer un accord avec M. Obama avant son départ et qu'à part M. Trump évidemment, ils n'auront pas, si je puis dire, de meilleur président que M. Obama. Le second dossier concerne la Syrie où les Américains ont également refusé d'intervenir dans un conflit majeur. Cette position est-elle structurelle ou conjoncturelle ? Les Américains dans le Moyen-Orient avaient comme intérêts d'abord le pétrole et ils n'en ont désormais plus besoin dans les vingt ans qui viennent grâce au gaz de schiste. Ce qui est capital. D'autre part, en ce qui concerne le nucléaire iranien, l'accord a été signé avec l'Iran et le sujet a, d'une certaine manière, été traité. Le troisième sujet pour les Etats-Unis concerne la sécurité d'Israël qui n'est pas menacée aujourd'hui par le conflit puisque, d'une manière étonnante, vous pouvez parler du conflit sans mentionner le nom d'Israël qui se tient à l'écart. De manière très réaliste, le Président Obama en a conclu que ce conflit n'était pas vital pour les Etats-Unis et qu'ils n'avaient pas à y être impliqués. Lorsque les Russes sont intervenus, en septembre 2015, le Président Obama a déclaré qu'il n'y aurait pas de confrontation russo-américaine sur la Syrie, ce qui était une manière de donner carte blanche aux Russes qui en ont profité pleinement. Les négociations russo-américaines sur la Syrie se déroulent de manière particulièrement amicales. L'administration américaine est donc actuellement sur la réserve : est-ce que Madame Clinton changera cela ? Elle aura la tentation de le faire. Y parviendra-t-elle ? C'est là une tout autre question.
S'agissant de la levée des sanctions sur l'Iran, qui est un sujet très important, les Américains se rendent compte que celle-ci ne fonctionne pas. Les entreprises et les banques, européennes en particulier, ne vont pas en Iran, ce dont se plaignent les Iraniens. Le Président de la Banque centrale iranienne s'est rendu à Washington et lorsque le Président Hollande a soulevé cette question devant le Président Obama, il y a trois semaines, celui-ci a acquiescé quant au problème, tout en soulignant l'importance de l'application de cet accord susceptible d'être remis en cause, si la partie iranienne pouvait démontrer l'absence de conséquences positives pour l'Iran. Le Président Obama a indiqué qu'il ferait de son mieux pour aider à la réalisation des termes de l'accord. Des délégations ont alors été envoyées notamment à Paris, où elles ont rencontré le MEDEF et l'Association française des banques pour leur expliquer ce qu'ils pouvaient faire et ne pas faire. J'ai moi-même rencontré un certain nombre de dirigeants américains, qui nous ont assuré de leur aide en invitant les entreprises à solliciter auprès d'eux les licences et les banques les lettres de précaution pour favoriser leur implantation en Iran. Le fonctionnement de cet accord, dans toutes ces dispositions, est d'un grand intérêt pour les Américains. Je suis allé voir personnellement les banques françaises qui ne souhaitent pas investir en Iran. Selon les Américains, il s'agit là du choix de nos banques, alors qu'ils se disent prêts à tout faire pour leur faciliter la tâche. Cependant, toute opération en dollars implique son traitement, à un moment donné, sur le territoire américain. Or, si tel est le cas, tout citoyen américain peut porter plainte, en demandant le gel des sommes impliquées dans ces éventuelles transactions au motif qu'il est une victime du terrorisme iranien. Dans le contexte américain marqué par une forte dimension juridique, les Américains refusent que les opérations avec l'Iran soient libellées en dollars, puisqu'aucune banque américaine n'acceptera de les porter, en raison de l'incertitude juridique qui les caractérise. Ils préconisent ainsi l'utilisation d'autres devises tout en offrant leur assistance.
En outre, d'autres problèmes viennent se greffer à cette situation. D'une part, les banques iraniennes, qui ont été isolées du monde pendant plus de dix ans, ne satisfont pas aux conditions minimales posées par la communauté internationale en matière de législation notamment contre le blanchiment d'argent. Certaines banques iraniennes sont ainsi totalement hors des clous. D'autre part, les sociétés européennes se demandent si le marché iranien est sûr et si les sanctions ne seront rétablies dans six mois. En outre, le phénomène dit de over compliance, selon lequel des grandes banques, comme la Société Générale, le Crédit Agricole, ou encore la Deutsche Bank ou HSBC, qui ont eu à payer aux Etats-Unis des amendes considérables par le passé, ne souhaitent nullement prendre de nouveaux risques. Telle est la situation actuelle.
Je continue de travailler avec les sociétés françaises, Air France, Airbus, Peugeot pour les aider à travailler avec l'administration américaine. Comme le Président Obama en a convenu avec le Président Hollande, le problème est comment convaincre les grandes banques à s'engager sur le marché iranien.