Intervention de Christian Eckert

Réunion du 18 mai 2016 à 14h30
Transparence financière des entreprises à vocation internationale — Rejet d'une proposition de loi

Christian Eckert, secrétaire d'État auprès du ministre des finances et des comptes publics, chargé du budget :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, comme vous le savez, puisque les deux orateurs précédents l’ont rappelé, nous avons introduit, ou plutôt vous avez introduit par votre vote, le CBCR – Country-By-Country R eporting – entre administrations dans la loi de finances pour 2016. Il s’agit d’un point essentiel.

Le débat légitime que nous avons au sujet de cette proposition de loi et les suites qui lui seront données, aujourd’hui ou plus tard, ne doivent pas occulter le pas important franchi avec l’adoption de l’obligation pour les entreprises de communiquer aux administrations fiscales la répartition de leur chiffre d’affaires, de leurs bénéfices et de leur activité pays par pays. En effet, notre première priorité, c’est de permettre le bon recouvrement de l’impôt et de faire en sorte que les bénéfices réalisés par l’activité dans un pays soient introduits dans l’assiette de calcul de l’impôt sur les sociétés de ce même pays.

Le CBCR s’applique aux exercices ouverts depuis le 1er janvier pour les sociétés – que ce soit la tête ou une filiale française du groupe – ayant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les informations demandées sont les suivantes : agrégats économiques, comptables et fiscaux, ainsi que des informations sur la localisation et l’activité des entités le constituant.

Cet ensemble permet de suivre la répartition de la valeur dans les groupes. Ce travail a été pleinement concrétisé par la signature par plus de trente pays, le 27 janvier à Paris, d’un accord multilatéral permettant de donner sa pleine portée au dispositif en rendant possible l’échange automatique entre les administrations fiscales. Le seuil de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires conduirait à couvrir 200 entreprises ayant un siège en France et environ 1 200 filiales de groupes étrangers établis en France.

Pour votre part, monsieur Bocquet, vous proposez un seuil inférieur, qui conduirait à ce que beaucoup plus d’entreprises soient soumises à cette obligation. C’est une différence entre nous, mais également avec l’OCDE, puisque le dispositif actuellement en vigueur en France reprend point par point les recommandations de l'Organisation de coopération et de développement économiques.

Cet échange automatique est fondamental pour permettre aux administrations fiscales, qui seules peuvent redresser l’impôt, de vérifier qu’il est bien acquitté là où la valeur est créée, notamment en contrôlant la rationalité économique des flux intragroupes. C’est une avancée majeure, je le répète.

Vous avez cité un cas précis et vous avez dit, parfois au conditionnel, qu’un certain nombre de procédures étaient en cours. Le secret fiscal m’empêche d’en dire plus, mais je voudrais rappeler ce que je ne cesse de marteler, à savoir que, en 2015, sur cinq entreprises seulement – bien évidemment, il s’agissait de grosses entreprises multinationales –, les redressements et pénalités notifiés par l’administration fiscale française ont porté sur 3, 3 milliards d’euros. J’y insiste : cinq entreprises ; 3, 3 milliards d’euros de redressements et de pénalités notifiés !

Si j’insiste sur ce point, c’est pour donner conscience à nos concitoyens que, avec des difficultés – j’y reviendrai –, dans un contexte complexe – nous y reviendrons –, l’administration fiscale s’attache à regarder les flux financiers intragroupes, à caractériser des établissements stables pour certains groupes dans notre pays et à notifier à la fois l’impôt et les pénalités correspondants.

D’aucuns doutent que ces sommes soient intégralement payées. À ceux-là je réponds que nous sommes dans un État de droit, avec des procédures contentieuses contradictoires, parfois complexes, qui sont conduites avec rigueur et ténacité par l’administration fiscale française.

Vous voulez, comme le Gouvernement, aller plus loin en instaurant un CBCR public, accessible à toute personne qui le souhaite. Nous partageons cette position. Avant même les révélations des « Panama papers », qui ont créé une émotion légitime dans l’opinion publique, Michel Sapin et moi-même avions publiquement annoncé que nous étions favorables à un reporting public dans un cadre européen. Je regrette personnellement, à ce titre, la confusion qu’a entraînée la discussion à l’Assemblée nationale, à l’occasion du projet de loi de finances rectificative pour 2015, d’un premier amendement en ce sens, en l’absence de toute initiative européenne, quelques semaines après l’adoption du CBCR entre administrations dans le cadre de la loi de finances pour 2016.

Comme vous l’avez signalé, monsieur le rapporteur, ce cadre européen nous est imposé par la jurisprudence constitutionnelle. La décision rendue par le Conseil constitutionnel, dans le cadre de la loi de finances pour 2016, a validé le CBCR entre administrations, mais elle comporte un a contrario qui fait courir un risque de constitutionnalité au regard de la liberté d’entreprendre : « Considérant que les dispositions contestées se bornent à imposer à certaines sociétés de transmettre à l’administration des informations relatives à leur implantation et des indicateurs économiques, comptables et fiscaux de leur activité ; que ces éléments, s’ils peuvent être échangés avec les États ou territoires ayant conclu un accord en ce sens avec la France, ne peuvent être rendus publics ; que, par suite, ces dispositions ne portent aucune atteinte à la liberté d’entreprendre ; ».

La portée de l’a contrario est confirmée par le commentaire du Conseil constitutionnel dans ses cahiers. Si l’amendement déposé par certains députés sur le projet de loi de finances rectificative pour 2015 avait été voté à l’issue de la seconde délibération, il aurait certainement été censuré en l’état, en l’absence d’initiative européenne. Contrairement à ce que j’ai pu lire, il ne s’est jamais agi pour le Gouvernement de couvrir les fraudeurs !

Les choses seront différentes lorsqu’il y aura un cadre européen. En effet, il existe en France une obligation constitutionnelle de transposition des directives ; elle est posée par l’article 88-1 de la Constitution. Depuis une décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a bâti une jurisprudence spécifique s’agissant des lois de transposition des directives.

Son considérant type est le suivant : « Considérant qu’il appartient au Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions prévues par l’article 61 de la Constitution d’une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive communautaire, de veiller au respect de cette exigence ; que, toutefois, le contrôle qu’il exerce à cet effet est soumis à une double limite ; qu’en premier lieu, la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ; qu’en second lieu, devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ; qu’en conséquence, il ne saurait déclarer non conforme à l’article 88-1 de la Constitution qu’une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu’elle a pour objet de transposer ; qu’en tout état de cause, il appartient aux juridictions administratives et judiciaires d’exercer le contrôle de compatibilité de la loi au regard des engagements européens de la France et, le cas échéant, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel ; ».

Autrement dit, sauf à ce que la loi de transposition méconnaisse ouvertement la directive qu’elle a vocation à transposer, le Conseil constitutionnel refuse de faire un contrôle de constitutionnalité. Il part du constat que le droit de l’Union européenne soumet déjà la directive au crible d’un panel de dispositions protectrices des droits fondamentaux – traité, charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par exemple. Sa seule réserve est fondée sur l’existence d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Cette soupape de sécurité vise les principes que la France est la seule à protéger : par exemple, la laïcité. Notre analyse, c’est que la liberté d’entreprendre n’en fait sans doute pas partie. Dès lors qu’il existe un cadre européen, nous pouvons avancer.

Le projet de directive, rendu public très récemment, le 12 avril 2016, propose précisément sur ce point une modification de la directive comptable. L’obligation de déclaration d’informations relative à l’impôt sur les bénéfices concernera les entreprises mères ayant leur siège dans l’Union européenne, ainsi que les filiales, même si la mère n’est pas dans l’Union européenne, si le chiffre d’affaires consolidé net excède 750 millions d'euros. Le seuil est donc le même que pour le CBCR entre administrations.

L’information portera sur la nature des activités, le nombre de salariés, le chiffre d’affaires net, le résultat avant impôt, le montant d’impôts sur les bénéfices dû dans le pays au titre des bénéfices réalisés lors de l’exercice en cours, le montant d’impôts sur les bénéfices effectivement acquittés et le montant des bénéfices non distribués. Les différences avec le CBCR entre administrations sont marginales, seuls faisant défaut certains éléments sur les actifs corporels.

Ces informations seront ventilées par État membre, ainsi que pour chaque juridiction non coopérative figurant sur la future liste commune.

En l’état, votre proposition de loi, monsieur le sénateur, n’assure pas la transposition de la directive. Elle en est indépendante. Le champ d’application est beaucoup plus large puisqu’il vise les entreprises cotées qui remplissent deux des trois critères suivants : total de bilan de 20 millions d'euros, chiffre d’affaires net de 40 millions d'euros et 250 salariés, soit environ 8 000 entreprises, selon notre analyse. Les informations sont étendues à la valeur des actifs et au coût annuel de conservation de ces actifs, ainsi qu’aux subventions publiques reçues. Dans ces conditions, le Gouvernement n’y est pas favorable à ce stade, mais l’examen du projet de loi Sapin II pourrait donner lieu à un débat sur la manière d’assurer au plus vite la transposition du projet de directive.

La position du Gouvernement est donc claire. Elle a été publiquement annoncée par le ministre des finances, Michel Sapin, qui vous prie de l’excuser – j’aurais dû commencer par là – puisqu’il est parti pour le Japon. Il plaide auprès de ses collègues européens pour l’adoption de cette directive. J’ajoute, même s’il a une autre casquette, que le commissaire européen Pierre Moscovici s’est clairement engagé pour faire adopter cette disposition. Dès lors, le Gouvernement ne fera aucune objection au vote du texte transposant la directive, qui comportera quelques différences sur le seuil, dont nous pourrons débattre.

Lors de l’examen du projet de loi Sapin II – nous verrons à quel moment ce texte sera inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et du Sénat –, dès lors qu’une directive est d’ores et déjà « dans les circuits », si j’ose dire, parviendrons-nous à une rédaction de nature à concilier ce que nous estimons aujourd'hui être une impossibilité constitutionnelle et la validation par le Conseil ? La question est posée. J’exprime notre état esprit sur le sujet, qui est ouvert, non sans souligner que, aujourd'hui, l’adoption de cette proposition de loi ne serait pas conforme à nos principes constitutionnels. C’est pourquoi le Gouvernement vous propose un cheminement un peu différent, y compris dans le temps, en poursuivant le même objectif, ou à peu près.

Nous espérons que la directive européenne sera adoptée avant la fin de l’année. En tout cas, nous plaidons auprès de nos partenaires européens en ce sens.

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