Intervention de Jacques Chiron

Réunion du 18 mai 2016 à 14h30
Transparence financière des entreprises à vocation internationale — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Jacques ChironJacques Chiron :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, chers collègues, faire de la lutte contre l’évasion fiscale une priorité n’est pas simplement une question de principe, de justice sociale ou d’affichage politique. C’est tout cela, bien sûr, mais c’est avant tout lutter contre ce qui est un véritable bouleversement du jeu économique aux conséquences macroéconomiques.

Du chômage de masse au développement des pays du Sud en passant par le trafic de stupéfiants ou le terrorisme, tous les grands maux de nos sociétés peuvent être liés, en partie ou principalement, aux problématiques de l’évitement de l’impôt et aux réseaux financiers que ces pratiques génèrent. Cette conviction, je la partage avec vous, comme je partage la philosophie qui inspire le texte dont nous discutons aujourd’hui.

Ces convictions partagées, elles découlent largement des travaux des commissions d’enquête et de la commission des finances que nous avons menés ces dernières années. Des travaux passionnants, qui nous ont permis d’appréhender aussi finement que possible ces phénomènes d’évitement de l’impôt, pourtant complexes et protéiformes. Nous avons ainsi contribué à éclairer la connaissance sur l’érosion de la base fiscale au sens large, c'est-à-dire la fraude, l’évasion et l’optimisation fiscales concernant l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu des personnes physiques mais aussi les taxes, notamment la TVA. Bien sûr, d’autres ont également contribué à élaborer ce socle de connaissances ; je pense en particulier aux travaux de l’OCDE.

Désormais, nous savons, dans les grandes lignes, comment lutter contre la fraude fiscale. Cette stratégie, je la résumerai en deux axes : convergence et transparence.

La convergence, c’est faire en sorte que l’aspirant fraudeur – ou le détenteur d’argent sale – trouve porte close partout où il se présentera. C’est faire en sorte qu’aucune législation dans le monde ne soit assez permissive pour qu’une banque ne lui propose de prendre en charge son argent.

La transparence, c’est mettre de la lumière là où ils espèrent de l’obscurité. C’est très important, et l’idée même du reporting pays par pays va dans ce sens.

Le reporting pays par pays, nous pouvons en convenir, c’est la meilleure solution pour contrer la planification fiscale agressive des grands groupes, permettre une réelle traçabilité de leurs profits et rétablir de l’équité fiscale et de l’égalité devant l’impôt. Ce principe, nous le défendons ! C’est la raison pour laquelle il a été introduit en fin d’année dernière dans le projet de loi de finances pour 2016 sur l’initiative de députés socialistes à l’Assemblée nationale.

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir ce que l’on doit faire, mais comment on doit le faire. En d’autres termes, l’accomplissement d’une transparence et d’une convergence réelles place le débat sur le terrain des relations internationales entre États souverains. Ce sujet est éminemment régalien.

Dès lors, deux options s’offrent à nous : partir seul et espérer que les autres nous suivront – c’est la voie que vous nous proposez, mes chers collègues – ou œuvrer prioritairement à convaincre les autres États d’avancer avec nous. C’est, à mon sens, la meilleure solution. C’est la raison pour laquelle le groupe socialiste ne votera pas cette proposition de loi.

Je veux citer ce proverbe africain, à mon sens, particulièrement pertinent : « Si tu veux aller vite, marche seul, mais si tu veux aller loin, marchons ensemble. »

Ce que j’ai compris des phénomènes de fraude, c’est l’extraordinaire opportunisme des fraudeurs, capables d’identifier et de tourner à leur profit les failles dans l’offre fiscale – impôts et taxes – des États. L’exemple du Panama le montre bien : il suffit d’une petite porte entrouverte dans un pays pour que les fraudeurs s’immiscent dans la faille.

Pour ces raisons, je crois en une riposte internationale, concertée, collective. C’est pour moi la meilleure solution, parce que la plus légitime et la plus puissante et, donc, la plus efficace.

Je veux revenir sur la méthode mise en œuvre depuis quelque temps déjà, qu’on appelle – souvent pour la dénigrer – « la méthode des petits pas ». Je comprends qu’elle puisse être frustrante, en particulier quand nous sommes confrontés à des révélations de l’ampleur des « Panama papers », mais elle a aussi des vertus. En favorisant l’action collective, la sensibilisation la plus large possible – qui permet, dans un second temps, de faire converger le plus grand nombre possible de pays vers les pratiques les plus exemplaires –, on s’assure de créer une puissante dynamique internationale. Cette dynamique est un moyen de pression vis-à-vis des États habituellement non collaboratifs ou réticents à l’idée de s’aligner sur les pratiques les plus vertueuses. Je reconnais cependant que cette stratégie a un défaut : elle prend mécaniquement du temps, car plus on est nombreux, plus les discussions sont longues, et plus les réticences se multiplient. Ces réticences et ce temps apparemment perdu sont le mal nécessaire à l’accomplissement de notre objectif.

Il me semble que cette impression, qui s’apparente parfois à de la frustration, doit être relativisée à la lumière des progrès accomplis depuis 2012.

Quant à l’échange automatique, il me paraît fondamental, parce qu’il trace le chemin à suivre du point de vue de la méthode : dans un premier temps, des initiatives nationales ont été prises pour améliorer la coopération entre administrations. Ces initiatives, qui étaient évidemment de bonnes choses, ont, d’une certaine façon, préparé ce qui s’est passé ensuite.

Toutefois, ce qui a vraiment contribué à changer la face du jeu, c’est le fait que les États commencent à s’organiser collectivement pour contrer ces pratiques qui leur causent à tous le même préjudice. On est alors passé d’une logique de systèmes fiscaux nationaux, qui se concurrencent et collaborent au coup par coup – parfois bien, parfois mal –, à une quasi-communauté internationale fiscale composée d’États souverains adhérant à un corpus de règles d’équité et mettant en place un protocole d’échange automatique des données, qui sera une réalité dès 2017.

Entre 2012 et maintenant, nous avons vraiment fait un pas de géant ! Nous ne pensions pas y parvenir lorsque nous avons rédigé le rapport en 2012. Et quand des dizaines d’États se rangent derrière un même standard, il devient, sur le plan politique, extrêmement difficile pour les États qui le souhaiteraient de résister à cette dynamique !

Si l’on se replonge dans le contexte que nous connaissions il y a une dizaine d’années, on voit qu’il restait un travail colossal à accomplir tant les pratiques frauduleuses avaient pris de l’avance sur les politiques publiques censées les combattre.

Le retard était triple : le premier était technique et concernait l’état de la connaissance sur les pratiques d’évitement de l’impôt. Le deuxième retard qui en découlait était d’ordre juridique et politique, car notre arsenal normatif n’était pas au niveau. Le troisième retard concernait le manque de contrôle démocratique à l’égard de ces pratiques qui prolifèrent dans l’obscurité.

Sur ces trois champs de bataille s’est opéré un partage des tâches spontané dont on peut a posteriori saluer la complémentarité et l’efficacité.

Entre certains États volontaires, les organisations internationales – Union européenne, OCDE –, les parlements nationaux, la société civile, les ONG, la presse, les lanceurs d’alerte, chacun a joué sa partie de la partition. Et si l’on connaît depuis quelques années des avancées concrètes, c’est parce que l’ensemble de ces acteurs ont joué leur rôle ! Alors que l’on a parfois trop tendance à opposer ces contributions, je voulais souligner leur complémentarité.

En France, nous n’avons pas à rougir des efforts déployés depuis 2012 pour contrer les pratiques déloyales. En quatre ans, soixante-dix mesures de lutte contre la fraude fiscale ont été adoptées. La coordination des acteurs, les moyens d’investigation, les obligations de transparence et les sanctions ont été renforcés, tandis que les stratégies de détournement des grands groupes ont été attaquées.

Je rappelle également, comme l’a fait notre collègue Éric Bocquet, que la législation prévoit déjà, pour certains secteurs, une obligation de reporting pays par pays de nature publique, pour les banques françaises depuis 2014 et les entreprises du secteur minier, pétrolier, gazier ou forestier depuis 2015. Ces mesures concrètes, souvent en avance sur les législations existantes dans le reste du monde, ont permis d’attaquer la fraude fiscale sur tous les fronts.

Depuis le début de l’année 2016, le Gouvernement s’est engagé à aller encore plus loin. Le projet de loi Sapin Il, présenté fin mars, doit notamment renforcer la protection des lanceurs d’alerte, en leur donnant la possibilité de garder l’anonymat et en leur permettant d’accéder à un conseil juridique sur leurs droits.

L’autre raison qui me laisse à penser qu’il serait inopportun de légiférer à l’échelle nationale sur le reporting pays par pays, c’est le fait que l’Union européenne – cela a été dit – a manifestement décidé de se saisir du sujet : la Commission a fait, le 12 avril dernier, une proposition de directive qui va désormais être transmise au Parlement européen et au Conseil.

Cette proposition fixe à 750 millions d’euros le seuil de chiffre d’affaires à partir duquel les entreprises seront soumises à l’obligation de reporting détaillé ; il est vrai que 750 millions d’euros, c’est un seuil élevé. À titre personnel, je regrette, comme vous, que le point de départ de la discussion soit aussi élevé, et j’espère que les parlementaires européens sauront faire bouger les lignes. Vous l’avez dit, les socialistes européens plaident d’ailleurs dans ce sens et proposent un seuil de 40 millions d’euros, plus la publicité.

Tout de même, prenons quelques instants pour nous réjouir : si le principe du reporting pays par pays peut être validé à l’échelle européenne, ce sera une avancée formidable. Valider cette avancée, c’est déjà mettre un pied dans la porte, faire avancer notre cause et contribuer à la sensibilisation du public sur ces questions !

À ce stade, discuter d’un seuil à l’échelle franco-française au moment même où ce débat a lieu à l’échelle la plus pertinente possible, c’est-à-dire à l’échelle de l’Union européenne, me paraît peut-être un peu regrettable du point de vue du calendrier. De plus, cela nous expose au risque de confusion.

Donnons sa chance au débat parlementaire européen ! Militons pour qu’il aboutisse à la directive la plus ambitieuse possible ! Dans le même temps, ne soyons pas naïfs et ayons conscience que d’autres militeront contre nous.

Des entreprises viendront nous expliquer qu’il s’agit de contraintes nouvelles. Ces positions seront portées par des groupes d’intérêts, très actifs à Bruxelles.

Il faudra aussi se méfier du double discours de certains États, qui sont d’ailleurs souvent des partenaires privilégiés. Je pense, par exemple, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou à l’Irlande, qui ont mis en place des instruments destinés à renforcer leur attractivité au risque de fournir aux entreprises les outils permettant une planification fiscale tellement agressive qu’elle en devient déloyale. Je pense également au Luxembourg, qui a proposé pendant des années – plus de dix ans – aux grands groupes des taux négociés pour une fiscalité à la carte.

On le sait, un peu plus loin de nous, les États-Unis, qui sont intraitables avec leurs concitoyens installés hors de leurs frontières, abritent sur leur territoire un paradis fiscal. Il est situé au Delaware.

Au total, une position isolée sur le seuil des 40 millions d’euros générerait à la fois des effets pervers et de la confusion en France. Elle serait inefficace.

À ce stade, notre meilleure option pour œuvrer en faveur de l’équité fiscale reste d’alimenter la dynamique européenne. Nous aurons peut-être le temps de penser à un plan B si cette initiative échoue, mais, compte tenu de la mécanique à l’œuvre depuis quelques années, il est autorisé d’être raisonnablement optimiste.

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