Le Conseil de Questure a attribué à l'Institut für Wirtschaftsforschung (IFO) de Munich le marché d'un an à compter du 17 décembre 2015 et renouvelable une fois, pour faire réaliser des études comparant les effets sur les entreprises des législations applicables en France et en Allemagne. C'est dans ce cadre qu'en janvier dernier, le Bureau de la délégation a décidé de passer commande d'une étude sur les pouvoirs et la représentativité des représentants des salariés dans l'entreprise en France et en Allemagne. Il s'agissait d'éclairer ainsi les débats sur le projet de loi relatif à la réforme du droit du travail qui s'annonçait. En voici les grands traits.
Quelles sont les règles de représentation des salariés en France et en Allemagne ? En France, il existe diverses instances représentatives du personnel au sein d'une même entreprise, tandis qu'en Allemagne, seuls les comités d'entreprise et les représentants au conseil de surveillance, pour les grandes entreprises, représentent les salariés. En Allemagne, les comités d'entreprise ont des pouvoirs conséquents puisqu'ils disposent de droits de codétermination sur des questions spécifiques, tandis qu'en France, leur rôle est essentiellement consultatif. En France, le chef d'entreprise préside le comité d'entreprise alors qu'en Allemagne, il n'en fait pas partie.
En tout cas, les deux pays confient aux organisations patronales et syndicales -représentatives, dans le cas français - la charge de la négociation collective sur les salaires et les conditions de travail : le taux de syndicalisation est, dans nos deux pays, inférieur à la moyenne européenne, même s'il est un peu supérieur en Allemagne, où 18 % des salariés sont syndiqués, contre 8 % en France ; surtout, la représentation syndicale est plus fragmentée en France. Dans notre pays, un accord collectif n'est valable que s'il est signé par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli au moins 30 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections. En Allemagne, c'est l'accord majoritaire qui s'impose dans l'entreprise.
Mais une différence majeure tient au principe constitutionnel de libre détermination des salaires en Allemagne, ce qui écarte toute intervention gouvernementale dans les négociations salariales. En France, le gouvernement est beaucoup plus présent : il étend couramment le champ d'application des accords de branche, de manière à ce qu'ils s'appliquent également aux entreprises qui n'ont pas participé aux négociations. Cette pratique est beaucoup plus rare en Allemagne, si bien que la couverture des négociations collectives s'élève en France à 98 %, contre seulement 57 % en Allemagne, et même 23 % seulement dans les petites entreprises allemandes de moins de 50 salariés. Et les accords de branche sont généralement négociés en Allemagne au niveau régional plutôt que national : seuls le salaire minimal de 8,50 euros de l'heure, le congé annuel minimum de 4 semaines, les conditions de travail des intérimaires et des employés à temps partiel et la durée de travail maximale de 10 heures par jour sont régis par la loi fédérale. En outre, la durée de validité des accords collectifs n'y est pas fixée par la loi mais par les partenaires sociaux eux-mêmes.
Par ailleurs, autre différence majeure, il n'existe en France aucune obligation de paix sociale visant à prévenir les grèves, même lorsqu'un accord a été signé. En Allemagne, à l'inverse, lors de la signature d'un accord collectif, celui-ci est juridiquement contraignant pendant toute sa durée et les grèves ne sont ainsi pratiquement pas autorisées. D'ailleurs, un graphique de l'étude montre que la France est le pays de l'Union européenne où le plus grand nombre de jours de travail est perdu chaque année, à cause des grèves: en France, la grève a occupé annuellement 140 journées pour 1 000 employés, entre 2005 et 2013, contre 18 en Allemagne. Et cette situation va en s'accentuant. Dans le contexte actuel, où un syndicat minoritaire bloque l'activité économique de notre pays, nous gagnerions à regarder vers l'Allemagne...
La deuxième partie du rapport porte sur l'évaluation des implications économiques de ces différences institutionnelles entre la France et l'Allemagne. L'étude cite des recherches empiriques qui ont montré que l'extension automatique des accords collectifs au Portugal avait un impact négatif sur l'emploi et sur les performances des entreprises. En effet, à travers l'extension des accords collectifs, les entreprises dominantes imposent des salaires et des conditions de travail aux autres, réduisant ainsi la concurrence et l'entrée sur le marché de nouveaux acteurs, ce qui nuit à la compétitivité et à l'emploi. En raison du fort pouvoir de négociation qu'y ont les organisations syndicales, ces entreprises acceptent des salaires supérieurs au niveau d'équilibre du marché, au prix d'un taux de chômage plus élevé : ceci contribue à la dualité du marché de l'emploi, entre des insiders en CDI et des outsiders en CDD, souvent plus jeunes et moins bien payés. L'IFO évoque le cas du Danemark qui échappe à cette dualité : le Danemark combine la flexibilité du recrutement et du licenciement à une assurance chômage plutôt généreuse, mais strictement limitée dans le temps. Ce modèle de flexisécurité s'associe à un taux de chômage relativement faible.
L'étude fait valoir qu'en Allemagne, la flexibilité des accords collectifs et l'autonomie des institutions chargées de la négociation permettent l'ajustement des contrats en fonction des particularités régionales ou individuelles. Ainsi, les salaires sont souvent inférieurs en Allemagne de l'Est, ce qui compense en partie la faible productivité de cette région. Combinée aux réformes Hartz, sur lesquelles reviendra sans doute Annick Billon, cette décentralisation de la fixation des salaires, intervenue en Allemagne dans les années 1990, a contribué à réduire la rigidité des salaires, favoriser la compétitivité et encourager l'emploi. Les coûts salariaux unitaires nominaux en France et en Allemagne ont évolué en conséquence de manière très différente : entre 1995 et 2014, les coûts salariaux unitaires nominaux n'augmentaient que de 15 % en Allemagne, quand leur croissance en France atteignait 33 % sur la même période. La décentralisation de la négociation collective est donc un point important dans la lutte que nous devons mener contre le chômage, dès lors que les normes sociales minimales à respecter sont fixées par la loi. C'est précisément le coeur du projet de loi travail et de son fameux article 2, sur lequel certaines voix dans la majorité gouvernementale semblaient hier prêtes à lâcher...
La troisième partie de l'étude IFO porte sur d'importantes propositions de réforme qui avaient été avancées dans le rapport Combrexelle. Parmi ces propositions, celles qui consistent à élargir le champ de la négociation collective et à permettre également la négociation au niveau de l'entreprise sont évaluées positivement par l'IFO, en cohérence avec les éléments déjà évoqués : ainsi, il semble raisonnable de permettre aux partenaires sociaux de négocier au niveau de l'entreprise le seuil de déclenchement de la rémunération des heures supplémentaires. L'IFO fait d'ailleurs observer que cela ne conduirait pas nécessairement à une diminution des salaires sur le long terme : en ajustant les heures de travail avec plus de souplesse, les entreprises augmenteraient leur chiffre d'affaires et pourraient de ce fait verser des salaires plus importants ; cette augmentation pourrait alors profiter à l'ensemble des heures de travail et non aux seules heures supplémentaires. Dans les entreprises confrontées à des difficultés majeures, il pourrait être avantageux pour tous d'opter provisoirement pour la réduction des salaires ou une durée de travail allongée, afin de sauver des emplois. L'article 11 du projet de loi travail apporte un début de réponse, avec les accords offensifs de préservation ou de développement de l'emploi. Plus généralement, l'IFO soutient la nécessité de laisser les partenaires de la négociation décider des questions susceptibles de faire l'objet d'un accord majoritaire.
De même, le remplacement d'accords d'entreprise à durée indéterminée par des contrats à durée limitée bien définis est encouragé parce qu'il réduirait l'incertitude, à la fois pour les entreprises et pour les salariés. Les avantages économiques résultant des accords d'entreprise pourraient être renforcés en faisant de ces accords des contrats juridiquement contraignants pendant la période convenue ensemble, de sorte qu'aucune grève sur les questions traitées ne puisse avoir lieu avant la fin de ladite période. Le nombre de jours de grève, on l'a vu, est exceptionnellement élevé en France et une partie de l'explication réside dans le fait que, même si un accord est conclu, il n'existe aucune garantie qu'aucune grève ne sera organisée pendant la durée du contrat. Selon l'IFO, les employeurs seraient prêts à verser des salaires plus élevés, en échange de garanties plus solides selon lesquelles aucune grève n'aura lieu au cours de la période du contrat.
En revanche, la proposition faite par M. Combrexelle de maintenir l'extension des accords de branche par le ministère du Travail apparaît contreproductive aux économistes de l'IFO, qui estiment que cela éliminerait une partie des gains résultant des autres propositions. Ce modèle d'extension systématique est accusé de permettre aux entreprises qui contrôlent les accords de branche de maintenir une sorte de cartel, visant à limiter la concurrence d'autres entreprises. Il est vrai que le projet de loi travail maintient en l'état actuel les possibilités d'extension des accords de branche, mais il donne aussi priorité aux accords d'entreprise sur les accords de branche, ce qui devrait de facto limiter l'extension des accords de branche et donc compenser ses effets négatifs.
Je retiens de cette étude ainsi résumée une piste particulièrement prometteuse, dont il faudrait vérifier la constitutionnalité : l'idée qu'un accord collectif à durée déterminée puisse prévoir la paix sociale tout au long de sa période de validité, sur les sujets couverts par cet accord. Cette étude me semble en tout cas fournir des éléments d'analyse pertinents pour l'examen prochain au Sénat du projet de loi travail.