Depuis la création de notre délégation, nous avons rencontré plus de 200 entrepreneurs qui n'ont eu de cesse de nous alerter sur des sujets récurrents. Il est de notre devoir de relayer les attentes légitimes des entreprises alors que le Sénat va examiner la semaine prochaine un projet de loi réformant le droit du travail pour, selon son titre, « instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s ».
Ce projet de loi est examiné alors que beaucoup de nos voisins européens ont déjà réformé leur marché du travail, avec un certain succès. J'ai d'ailleurs auditionné les conseillers économiques ou sociaux des ambassades d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie, afin d'en savoir plus sur le contenu et les effets de ces réformes.
L'Allemagne a mené il y a déjà plus de 10 ans, entre 2003 et 2005, ses réformes dites « Hartz », dans l'objectif de faciliter le reclassement des chômeurs, d'inciter à la création d'entreprises, de réformer le service public de l'emploi, et de diminuer et simplifier le traitement social des chômeurs dont le délai d'indemnisation est passé de 26 à 12 mois pour les moins de 55 ans. Comme l'a dit notre présidente, le dialogue social est très différent chez nos voisins allemands, bien des sujets sont abordés par la voie de la négociation et non par la loi, comme le temps de travail. Le taux de chômage y est passé de 11,3 % en 2005 à 4,3 % aujourd'hui, soit une diminution de 7 points selon les chiffres d'Eurostat. Le travail intérimaire a presque triplé, notamment via les contrats à salaires modérés, les mini-jobs, exonérés entièrement ou presque de charges sociales salariales et ne donnant droit ni au chômage ni à l'assurance maladie. Les lois Hartz ont également créé deux nouveaux types de contrats : les midi-jobs dont le salaire est plafonné à 850 euros et soumis à des taux de cotisations sociales progressifs, et les ein-euro jobs ou emplois à un euro, où le bénéficiaire continue de percevoir son allocation en plus d'une compensation d'au moins un euro de l'heure pour un travail d'utilité publique. Le chômage structurel a nettement diminué, mais parallèlement le taux de pauvreté a augmenté de 12,5 à 14,7 %.
Le chef du gouvernement espagnol a fait adopter en février 2012 un décret-loi de mesures urgentes pour la réforme du marché du travail qui, selon l'OCDE , a permis une nette amélioration de la flexibilité. Pour la Commission européenne, cette réforme a permis de diminuer les rigidités du marché du travail qui caractérisait l'Espagne, mais n'a pas su endiguer la précarisation des plus fragiles qui préexistait.
Cette réforme a été adoptée alors que l'Espagne venait de subir la destruction de 2,7 millions d'emplois en 4 ans. Le chômage y touchait 5,3 millions de personnes fin 2011, pour atteindre 26,3 % de sa population active courant 2012. Le taux de chômage chez les jeunes était de 53 % et 1,6 million de foyers se retrouvaient sans aucune source de revenu. Aussi le gouvernement élu en 2011, a-t-il mis en oeuvre une réforme du marché du travail annoncée pendant la campagne électorale. Elle a facilité le travail temporaire, a donné la priorité à l'accord d'entreprise sur l'accord de branche, a incité à l'embauche en CDI , a permis l'adaptation des entreprises en leur permettant d'ajuster les salaires et les horaires de travail, et a élargi le champ du licenciement objectif pour motifs économiques, organisationnels, techniques ou de production. Enfin, les conditions d'indemnisation en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ont été réduites de façon très importante : le plafond est passé de 45 à 33 jours par année d'ancienneté, sur 24 mois maximum au lieu de 42. Toutes ces mesures ont permis la diminution de 5,3 points du taux de chômage en 4 ans, et de 6,5 points chez les jeunes.
Les réformes italiennes ont été mises en oeuvre plus récemment, en 2014, alors que le taux de chômage était de 13 % et que le marché du travail se caractérisait, comme en France, par une forte dualité avec une part très prépondérante et croissante des embauches en CDD. Une série de 8 décrets, appelée le Jobs Act, a permis d'orienter le modèle italien vers la flexisécurité : incitation à l'embauche en CDI pouvant aller jusqu'à 8 000 euros par contrat et par an, diminution des possibilités de contentieux pour éviter l'insécurité juridique liée aux licenciements, et surtout création d'un nouveau contrat à protection croissante qui facilite, au cours des trois premières années, le licenciement, pour lequel est établi un barème d'indemnisation en fonction de l'ancienneté. L'Italie est ainsi passée d'une logique de réparation avec réintégration possible du salarié à une logique d'indemnisation du licenciement avec des barèmes et plafonds fixés par la loi. D'autres réformes devraient suivre, notamment pour traiter le cas des travailleurs indépendants. Il est encore trop tôt pour mesurer les effets des réformes italiennes, mais on observe pour la première année une baisse de 1,4 point du chômage, même si celui des jeunes se maintient à près de 40 %. Les premiers chiffres montrent une forte progression des embauches en CDI qui baissaient de 52 000 en 2014 et ont augmenté de 764 000 en 2015 et une chute des embauches en CDD avec 117 000 contrats en moins.
Ces trois exemples européens ont évidemment suscité des commentaires sur la portée de la réforme qui nous est aujourd'hui proposée en France. Et ils nous ont permis de tester certaines idées auprès du réseau des chefs d'entreprises que la délégation a rencontrés.
C'est la force de notre délégation de réagir sans être contrainte par les règles de procédures propres aux commissions permanentes. Aussi ai-je choisi de mettre l'accent sur quelques thématiques chères aux entreprises, en évitant une analyse article par article, qui relève de la compétence des commissions. Je vous présenterai des amendements potentiels que vous pourrez cosigner, sachant qu'il me paraît parfois plus cohérent de laisser d'abord nos collègues rapporteurs de la commission au fond travailler, pour ensuite prendre le temps de juger de l'opportunité d'autres amendements en séance publique.
Je remercie mes collègues rapporteurs de la commission des affaires sociales, MM. Jean-Baptiste Lemoyne, Jean-Marc Gabouty et Michel Forissier, qui ont eu la gentillesse de me convier à leurs auditions sur le projet de loi El Khomri. Je précise également deux éléments : nous avons innové en optant pour une méthode de travail participative. Avec Élisabeth Lamure, nous avons interrogé notre réseau d'entrepreneurs sur le droit du travail en général et sur le projet de loi El Khomri en particulier. Les chefs d'entreprise ont répondu à un questionnaire mis en ligne du 15 avril au 11 mai dernier. Par cette méthode participative, nous avons recueilli l'avis de 88 entreprises que je détaillerai dans quelques instants. À la question « le projet de loi répond-il à vos attentes ? », la réponse a été négative à 40 % - 29 % de « plutôt non » et 11 % de « pas du tout » - contre 35 % de satisfaits, les autres participants n'ayant pas répondu.
Compte tenu de notre angle d'attaque, plusieurs pans du droit du travail traités dans le projet de loi El Khomri ne seront pas évoqués car ils n'ont pas constitué une demande particulière de la part des chefs d'entreprise. D'autres sujets, comme l'apprentissage, ne feront l'objet que d'un rappel des travaux antérieurs et des recommandations de notre délégation. Michel Forissier, co-auteur de la proposition de loi sur l'apprentissage élaborée au sein de notre délégation, saura mieux que quiconque en tenir compte.
Quelques mots sur le projet de loi instituant de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs-ve-s. Notez que la langue française a été maltraitée pour une féminisation hasardeuse, qui de façon très étonnante ne concerne jamais le mot employeur, comme si les femmes ne pouvaient être que des salariées et jamais des chefs d'entreprise. Ce texte a déjà connu de nombreuses transformations, avant même son examen en conseil des ministres. L'avant-projet de loi, dont tout le monde avait eu connaissance dès le mois de février, avait suscité un certain enthousiasme car il proposait enfin des réformes attendues depuis longtemps pour faire reculer le chômage. Devant les réactions de certains de ses interlocuteurs privilégiés, le Gouvernement a ensuite fait marche arrière sur des sujets pourtant importants - le plafonnement des indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, ou la dispense d'accord pour mettre en place le forfait-jours dans les entreprises de moins de 50 salariés. La commission des affaires sociales de l'Assemblée a apporté de nombreuses modifications, certaines empreintes de bon sens. En appliquant la procédure de l'article 49.3 de la Constitution, le Gouvernement a réécrit le texte que nous allons bientôt examiner au Sénat.
Revenons rapidement sur les grandes lignes de la réforme proposée. Le texte annonce une refondation de la partie législative du code du travail, qui sera confiée à une commission d'experts et de praticiens des relations sociales. Ensuite, il propose de nouvelles règles pour relancer le dialogue social, en reprenant notamment des propositions du rapport de Jean-Denis Combrexelle, conseiller d'État et ancien Directeur général du travail. Il s'agit d'une sorte d'application d'un principe de subsidiarité consacrant la primauté de l'accord d'entreprise sur l'accord de branche, pour l'ensemble des dispositions relatives à la durée du travail, aux congés, ainsi qu'au compte épargne-temps. Cette possibilité de déroger aux règles fixées par la branche pourra ainsi rééquilibrer les situations décrites par l'IFO dans son étude des effets des extensions d'accords de branche.
La contrepartie de ce nouveau mode de production des normes sociales est, à l'article 10 du projet de loi, la généralisation des accords majoritaires, avec comme alternative la consultation des salariés à la demande de syndicats représentant 30 % des suffrages exprimés aux élections professionnelles.