Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la question de la lutte contre la fraude réapparaît régulièrement dans le discours politique.
Oui, la lutte contre la fraude en général doit être menée. Elle est absolument nécessaire – là n’est pas la question. En effet, la fraude contourne la loi et réduit considérablement le budget de l’État, de plusieurs dizaines de milliards d’euros d’argent public toutes fraudes confondues. Lorsque l’on cherche sans arrêt des financements publics, c’est une manne financière importante.
Malheureusement, le sujet donne bien souvent lieu à des raccourcis et à des fantasmes idéologiques.
Dans son intitulé, cette proposition de loi vise la « lutte contre la fraude sociale ».
Rappelons tout d’abord que ce qui est désigné par l’expression « fraude sociale » concerne deux phénomènes différents : d’une part, la fraude aux cotisations sociales, c’est-à-dire le non-paiement des cotisations sociales par les entreprises – c’est le travail non déclaré, le travail au noir, le travail dissimulé… –, et, d’autre part, la fraude aux prestations sociales touchées par les personnes qui y ont droit compte tenu de leurs difficultés. La même expression désigne donc deux réalités très différentes.
Citons quelques chiffres éloquents pour mettre les choses en perspective : selon le rapport de la Cour des comptes sur la fraude aux cotisations sociales, c'est-à-dire la fraude des employeurs – le travail non déclaré –, publié en 2014, celle-ci serait évaluée, en 2013, à au moins 20 milliards d’euros par an. Pour mémoire, le déficit de la sécurité sociale s’élevait, cette année-là, à 12 milliards d’euros. Le montant en jeu est donc considérable!
Par ailleurs, selon la Caisse nationale d’allocations familiales, la CNAF, la fraude aux prestations sociales de la branche famille, d’après les chiffres dont nous disposons, se montait, toujours en 2013, à 141 millions d’euros, soit plus de cent quarante fois moins.
Ne confondons pas milliards et millions !
« La fraude des pauvres est une pauvre fraude », estimait le Conseil d'État en 2011. Cette formule peut bien s’appliquer à la fraude au RSA, qui s’élevait, selon la CNAF, à 44 millions d’euros en 2012.
L’expression « fraude sociale », utilisée dans l’intitulé de la proposition de loi, est donc de nature à entretenir une grande confusion. Mais l’amalgame ne résiste pas aux chiffres officiels.
Certes, il faut lutter contre toute la fraude sociale. Mais pourquoi limiter la lutte, comme le fait la proposition de loi, au travers de ses dix-huit articles, à la fraude au RSA ? Puisque l’objectif affiché par les auteurs du texte est de chercher de l’argent pour assurer la pérennité de notre système social, pourquoi ne pas aussi citer avec force la nécessité de lutter contre ce qui nous coûte le plus cher, à savoir la fraude qui découle du travail non déclaré ? Il faudrait, par exemple, recruter fortement des inspecteurs du travail pour lutter contre le travail dissimulé, améliorer la coordination entre les services… Pourquoi ne pas le proposer dans le même texte ?
Par ailleurs, rappelons une vérité importante, qui concerne le recouvrement des différentes fraudes à l’argent public. Des écarts importants existent en la matière, entre un faible recouvrement, malgré les efforts, de la fraude fiscale – moins de 50 % en moyenne aujourd'hui – et le très faible recouvrement de la fraude aux cotisations sociales des employeurs – de 5, 9 % à 7, 3 % en 2012 pour ce qui relève de la sécurité sociale, toujours selon la Cour des comptes.
Quant aux fraudes aux prestations sociales, dont le RSA – donc les fraudes des particuliers –, elles sont en très grande partie recouvrées. Un rapport de la CNAF de mai 2014, portant sur la politique de la famille, indique qu’une grande partie des indus qualifiés de « fraudes » seraient recouvrés et que 95 % des fraudes repérées comme telles seraient sanctionnées. Tels sont les faits !
Enfin, la proposition de loi affirme, dans son intitulé, que son premier objectif est d’améliorer l’accès aux droits. Comme vous le savez, mes chers collègues, cette question nous est particulièrement chère. Mais, à notre grande déception, ce texte ne fait aucune proposition pour lutter contre le non-recours aux droits.
Le problème est pourtant grave, préoccupant et massif. En 2011, 35 % des personnes éligibles au RSA socle n’en bénéficiaient pas. En 2013, selon le Fonds CMU, 20 % des personnes éligibles à la CMU complémentaire, soit un million de personnes, n’avaient pas ouvert leurs droits. Par ailleurs, dans un rapport rédigé en 2014, François Chérèque, alors inspecteur général des affaires sociales, a estimé que le non-recours au RSA, par exemple, se montait à 5, 4 milliards d’euros – le chiffre a été cité tout à l'heure.
Ce non-recours s’explique par le manque d’information, la complexité des démarches, le parcours du combattant pour ouvrir ses droits, le manque d’accompagnement… Autant de raisons qui conduisent nombre de nos concitoyens à abandonner.
En conclusion, mes chers collègues, en amalgamant fraude aux cotisations sociales et fraude au RSA, le texte pose vraiment problème. De fait, je rejoins mes collègues sur ce constat : il stigmatise les plus pauvres et les plus fragiles aux yeux de nos concitoyens. Il jette sur eux la suspicion.
Il ne fait pas de propositions pour améliorer l’accès aux droits. Au contraire – les associations de lutte contre la pauvreté nous ont alertés sur ce point –, il risquerait de renforcer le non-recours : ayant peur de se tromper, d’être accablés, soupçonnés et inculpés, beaucoup renonceraient tout simplement à remplir les dossiers, déjà extrêmement complexes, pour ouvrir leurs droits.
Cette proposition de loi ne contient aucune suggestion pour renforcer l’accompagnement des personnes dans leurs démarches.
En outre, si elle était adoptée, elle serait propre à diviser davantage encore la société française, en opposant, par exemple, les salariés pauvres et les personnes sans emploi. Or, en cette période d’épreuves, liées à la fois aux menaces terroristes et aux difficultés économiques et sociales, notre pays a, au contraire, besoin de paroles, de propositions et d’actions de rassemblement.
C’est pour cette raison que les membres de notre groupe voteront contre ce texte.