Intervention de Michel Barnier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er juin 2016 à 9h05
Stratégie globale de l'union européenne — Audition de M. Michel Barnier conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du président de la commission européenne

Michel Barnier, conseiller spécial pour la politique de défense et de sécurité européenne auprès du président de la Commission européenne :

Je suis heureux de vous retrouver, mesdames, messieurs les sénateurs. Je salue les rapporteurs Jacques Gautier et Daniel Reiner, ainsi que chacun d'entre vous.

Voilà un an, le président Jean-Claude Junker a pris une décision inédite : il a choisi d'avoir un conseiller spécial sur les questions de défense et de sécurité, et m'a demandé d'exercer cette mission de coordination. Comme nous le verrons, la Commission européenne a des raisons pour s'engager dans cette voie.

Le thème de la défense européenne est en effet l'un des plus appropriés pour favoriser la refondation de l'Union européenne. C'est un sujet sur lequel le rebond est, à la fois, nécessaire et possible.

Dans la longue histoire du projet européen, la politique étrangère et la politique de sécurité et de défense sont récentes - elles remontent seulement à une dizaine d'années - et parmi les plus complexes à conduire. Toute décision en la matière exige l'unanimité, et non une majorité qualifiée, et les divergences de départ sont nombreuses, car nous sommes confrontés à vingt-huit traditions diplomatiques et militaires très diverses.

Dans ce paysage complexe, il est un personnage central : Mme Federica Mogherini, la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, dont le statut a été reconnu par le traité de Lisbonne.

Elle est la représentante de la diplomatie européenne, pour autant qu'il en existe une ; en tant que vice-présidente de la Commission européenne, elle prend en charge tous les sujets concernant l'action extérieure de l'Union ; elle peut prendre des initiatives, toujours en vertu du traité de Lisbonne, et elle s'appuie sur les outils militaires que sont l'état-major et le Comité militaire de l'Union européenne.

Ce paysage laisse également apparaître des points positifs, mais aussi des déceptions ou des difficultés.

Plusieurs avancées sont tout d'abord à mettre à l'actif de Mme Catherine Ashton, puis de Mme Federica Mogherini, les deux titulaires successifs de cette fonction de Haut Représentant : le résultat des négociations entre la Serbie et le Kosovo, la part prise par l'Europe dans les négociations avec l'Iran, quelques opérations réussies, comme l'opération Atalante, ou d'autres, comme l'opération Sofia, qui ont été rapidement menées. Au total, une trentaine d'opérations sont concernées.

Mais depuis quelques mois, le paradigme évolue.

En préambule de la dernière grande stratégie européenne de sécurité, adoptée en 2003, on peut lire « L'Europe n'a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre » et, un peu plus loin dans le texte, « Face aux nouvelles menaces, c'est à l'étranger que se situera souvent la première ligne de défense ».

Ces deux affirmations ne sont plus valables. Le continent n'est pas prospère dans toutes ses dimensions, il n'est pas sûr, ni à l'intérieur ni à l'extérieur, et, s'il est encore libre, cette liberté appelle notre vigilance. Par ailleurs, il y a désormais perméabilité entre les crises qui éclatent autour de nous et ce qui se passe au sein de la société, du fait de la menace terroriste.

L'environnement géopolitique s'est brusquement dégradé. Nos frontières extérieures n'ont pas été correctement gérées. Le logiciel de politique étrangère doit être revu. Enfin, les citoyens attendent plus d'Europe à ce niveau, ce qui n'est pas le cas dans tous les domaines, et les Américains ont revu leurs priorités stratégiques.

Nous nous heurtons en outre à plusieurs difficultés.

La tentation du repli devient plus forte. Les problématiques industrielles entraînent souvent, en premier, un réflexe national. Les États membres sont réticents à partager leur souveraineté en matière diplomatique et militaire. Plusieurs d'entre eux sont neutres et beaucoup considèrent l'OTAN comme la seule réponse valable.

Les ministres de la défense, enfin, ne sont pas suffisamment entendus et organisés au sein de l'Union européenne, de mon point de vue. Même s'ils se réunissent régulièrement, il n'existe pas officiellement de conseil des ministres de la défense, ni de conseil de sécurité européen.

J'en viens à l'agenda, dont le Conseil européen du 28 juin constitue la première étape.

Ce conseil se tiendra quatre jours après le référendum en Grande-Bretagne. Je suis, pour ma part, favorable au maintien de ce très grand pays dans l'Union européenne et je ne crois pas qu'il puisse y avoir une politique commune de sécurité sans sa contribution.

Le travail conduit par Mme Federica Mogherini et ses équipes est énorme. On peut lui reprocher un manque de transparence, mais je peux dire qu'elle travaille en contact étroit avec les services diplomatiques et l'AED, procède à de nombreuses consultations d'États membres, fait preuve d'écoute et est assez perméable aux contributions extérieures.

Le document qu'elle prépare devrait comporter une trentaine de pages, dont, je l'espère, une partie importante sera consacrée à la politique européenne de sécurité et de défense, avec, dans cette stratégie, des mots clés.

Mon expérience européenne me permet effectivement d'affirmer qu'il est toujours possible de raccrocher des politiques aux déclarations figurant dans les documents officiels adoptés par le Conseil européen, dans les traités ou les directives, mais que, sans ces déclarations, il est impossible d'en porter une quelconque.

Il faudrait donc que cette stratégie définisse les enjeux de la sécurité collective des Européens, dans sa double dimension interne et externe, et que l'on y trouve ces deux mots essentiels : « autonomie stratégique ».

C'est là un premier test. Puis, il faudra décliner cette stratégie globale et, si cette dernière affiche une véritable ambition politique, sa déclinaison opérationnelle et militaire aura également une grande portée.

Mon travail de coordination au sein de la Commission européenne interviendra à ce niveau, afin que celle-ci puisse porter ce plan d'action pour la défense européenne.

La Commission européenne, à travers ses compétences, les budgets qu'elle gère, ses outils et expertises, dispose de nombreux instruments pouvant être mis à contribution, à condition, bien évidemment, que les objectifs aient été fixés auparavant. Si l'objectif d'autonomie stratégique est clairement affiché par les dirigeants européens, nous pourrons définir un certain nombre de priorités, notamment en matière de capacité et de recherche.

Ainsi, ce plan comportera un volet révolutionnaire : l'utilisation du budget européen pour financer des programmes de recherche directement liés à des technologies ou matériels militaires. Cela ne s'est jamais fait !

Nous voudrions, à partir d'une action préparatoire, faire naître l'idée d'une intégration, dans les prochaines perspectives financières - au-delà de 2021 -, d'un budget de 3 ou 4 milliards d'euros dédié aux programmes de recherche menés en commun.

Derrière ces sujets portés collectivement - je pourrai détailler ceux qui seront financés dans le cadre de l'action préparatoire, pour, environ, 70 à 80 millions d'euros -, se trouve la question des programmes et, surtout, celle de l'incroyable duplication. À l'heure où les budgets nationaux se rétractent considérablement, celle-ci est insensée. Aujourd'hui, six pays de l'Union européenne lancent des programmes de frégates !

Cette action en matière de recherche s'avère donc essentielle et peut être structurellement efficace. D'où le travail que nous menons, au sein du collège, avec les commissaires concernés, au premier rang desquels Mme Elzbieta Bienkowska, commissaire chargée du marché intérieur.

Nous essayons de définir les technologies et composantes clés, l'ensemble des éléments susceptibles de nous permettre de préserver nos bases technologiques et industrielles - en d'autres termes, notre culture militaire. La Commission européenne peut mettre un certain nombre d'outils au service d'un tel objectif.

Mais l'essentiel est, d'abord, de définir les objectifs. J'espère que les États membres s'attèleront à cette tâche le 28 juin. Dans la foulée, nous pourrons décliner cette stratégie sur un plan opérationnel et militaire dans ce que j'ai appelé, suivant le modèle français, un « livre blanc européen de la défense ». Le plan d'action auquel travaille la Commission européenne s'inscrira dans ce cadre.

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