Intervention de Philippe Lemoine

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 7 avril 2016 : 1ère réunion
Audition sur le thème du numérique de philippe lemoine président du forum d'action modernités

Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités :

Sur La Poste, il ne m'appartient pas de commenter trop longuement. À l'évidence, elle a une équation difficile à résoudre puisqu'elle subit 6 % de décroissance annuelle du volume du courrier et, à l'instar d'autres établissements comparables à la Banque Postale, une baisse de fréquentation de ses guichets bancaires. Elle doit se transformer pour s'adapter à la révolution numérique et je dirais qu'elle est à cet égard en net progrès. Elle a franchi une étape importante, et que j'appelais de mes voeux dans mon rapport, en se portant candidate pour mettre en oeuvre ce que l'on appelle les maisons de services publics, c'est-à-dire le regroupement de plusieurs services à l'échelle du territoire.

Avant le numérique, pareille idée avait déjà germé, notamment à la Datar, mais les outils suggérés à l'époque restaient très cloisonnés. Là, il suffit de prendre des outils grand public pour placer l'agent de guichet et l'usager dans un rapport, non plus de face-à-face, mais de côte-à-côte, dans lequel le premier aidera le second à se familiariser avec les procédures numérisées pour accéder aux différents services publics.

C'est très bien d'avoir de tels lieux ; reste maintenant à les animer pour leur donner la dimension humaine que vous évoquiez. Tout à l'heure, je faisais référence au « done is better than perfect », cette idée d'amélioration progressive. Qui mieux que l'agent de guichet a la capacité de détecter les nombreuses erreurs et autres anomalies de traitement éparpillées dans les méandres administratifs ? Lui y est confronté au quotidien. Avant le numérique, chacun tentait d'améliorer les choses dans son coin. Avec le numérique, on est en mesure de faire remonter l'information, de mutualiser les expériences.

Il faudrait s'inspirer, en la matière, de l'initiative Ted, acronyme de Technology, Entertainment and Design, ces conférences filmées diffusées sur internet, circonscrites d'abord à la Californie, puis développées un petit peu partout dans le monde. Elles se déroulent selon un format préétabli - un exposé d'une douzaine de minutes - et couvrent à peu près n'importe quel sujet traité par les meilleurs spécialistes de la planète. Pourquoi ne pas transposer cette façon de faire en matière de relation avec les usagers ? Ce serait l'occasion de partager les bonnes pratiques. On peut aller assez loin dans cette nouvelle conjugaison du savoir humain. Cela suppose un renversement culturel important, les métiers de guichet n'étant tout de même pas les plus valorisés au sein de l'administration.

Sur le rôle des institutions, je ne suis pas du tout naïf. J'ai effectué une mission, voilà deux ans, sur la « start-up nation » israélienne. J'ai été impressionné de constater combien elle était liée aux budgets consacrés à la recherche militaire. J'ai rencontré des universitaires qui travaillaient sur les nanotechnologies en matière d'écoute et ils m'ont expliqué à quoi cela servait en pratique : écouter une conversation entre deux personnes situées dans une pièce, fenêtres fermées, située à 1,8 kilomètre de distance, contre cinquante ou soixante mètres auparavant ; c'est en recueillant les vibrations d'une fenêtre que l'on peut restituer la voix humaine. Là, vous avez un impact direct de la recherche militaire sur l'activité des start-up et la croissance économique.

Bien sûr, tout ne se passe pas toujours ainsi. Le monde universitaire joue un rôle très important à la Silicon Valley. En son temps, M. Stanford, cet ingénieur chargé de la construction des chemins de fer de l'ouest américain, a eu une idée à la fois visionnaire et révolutionnaire en créant une université, non pas disciplinaire mais transversale, axée sur la technologie. Il n'empêche, une partie importante de la technologie américaine est née de la rupture avec le monde militaire.

Monsieur Collombat, c'est vrai, je cite peut-être plus volontiers les exemples liés à la vente et au commerce, domaine dans lequel j'ai travaillé. Si le commerce électronique a pu voir le jour, c'est parce que le Pentagone a pris conscience du fait qu'il était trop onéreux de vouloir tout développer en interne, jusqu'au moindre circuit intégré, alors qu'il suffisait de le commander à l'extérieur. Cette ouverture sur le marché a fait baisser de manière extrêmement importante le coût des programmes militaires et a entraîné un phénomène de déconnexion entre les institutions militaires et le monde de la technologie. Cela étant, il convient de ne pas sous-estimer la dimension culturelle et la difficulté rencontrée par des pays trop hiérarchisés à s'emparer de ces outils.

Par ailleurs, on peut avoir l'impression à juste titre que, comparativement à d'autres périodes de l'humanité, la pensée critique, philosophique, est moins présente à l'heure actuelle, alors même que le développement des NTIC date déjà d'il y a quelques années. Ce n'est pas une histoire neuve. Puisque vous parliez de Google, je vous conseille un très bon livre sur les limites de Google en tant que système de pensée, écrit par une philosophe, Barbara Cassin. Il n'y a pas tant de travaux de qualité que cela pour éclairer le débat public, qui est davantage alimenté par des postures.

Je suis tout à fait d'accord avec l'idée selon laquelle il est plus que nécessaire de développer la réflexion, la pensée critique, compte tenu de l'ampleur de ce qu'il se passe, pour pouvoir mettre les choses en perspective. En tant qu'ancien de l'Inria, je peux dire que la France n'est pas en retard du point de vue des programmes de recherche scientifique et technologique, même si elle n'a pas les mêmes moyens que les États-Unis. J'ai travaillé au sein de l'équipe chargée du projet Cyclades, qui a développé les concepts d'internet.

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