Intervention de Daniel Reiner

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 juin 2016 à 9h01
Approbation de l'accord entre le gouvernement de la république française et le gouvernement du japon relatif au transfert d'équipements et de technologies de défense — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Daniel ReinerDaniel Reiner, rapporteur :

Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui un accord relatif au transfert d'équipements et de technologie de défense entre la France et le Japon. Pour comprendre ses enjeux, j'ai rencontré des représentants du ministère des affaires étrangères, du ministère de la défense, de la Direction générale de l'armement et de quelques entreprises industrielles de défense qui ont déjà des relations avec le Japon. Cet accord répond au souhait de la Partie japonaise. Il fait suite à la révision de la politique de défense du Japon, entamée au début des années 2000 et poursuivie par le Premier ministre libéral Shinzo Abe à partir de 2014, en vue d'adapter le Japon à son environnement stratégique et de moderniser son économie de défense.

La politique de défense japonaise, basée sur la Constitution pacifiste de 1947, a été progressivement révisée. Elle s'articule désormais autour de trois axes. En premier lieu, une volonté de montée en puissance face à un environnement régional incertain : la Corée du Nord, qui a procédé le 6 janvier 2016 à son quatrième essai nucléaire et, le 7 février dernier, au lancement d'un satellite au moyen d'un tir de fusée longue portée, est considérée officiellement comme une « menace », mais c'est la montée en puissance de la Chine qui constitue, sur le long terme, la source principale de préoccupation des autorités japonaises. Les questions mémorielles et le différend sur les îles Senkaku-Diaoyu, en mer de Chine orientale, continuent notamment de susciter des tensions. En deuxième lieu : le questionnement autour de la garantie de sécurité américaine - il semblerait que le Japon ait un doute sur le pivot américain en direction du Pacifique -, même si l'alliance avec les États-Unis reste le point d'ancrage essentiel de la politique de défense japonaise. Environ 47 000 soldats américains sont toujours déployés sur le territoire japonais en application du traité de coopération mutuelle et de sécurité de 1960. Le territoire japonais est intégré au système de défense anti-missile développé conjointement avec les États-Unis. En troisième lieu : la poursuite de la professionnalisation et de la projection des forces d'autodéfense japonaise, les FAD. Depuis 1947, leur champ d'action s'est élargi progressivement, surtout à partir de la guerre du Golfe avec l'adoption, en 1992, d'une loi qui permet leur engagement au sein des opérations de maintien de la paix de l'ONU. Plus récemment, dans une déclaration d'avril 2014, le Gouvernement Abe, avec l'aval de Washington mais une forte réticence d'une partie de l'opinion publique, a révisé l'interprétation de l'article 9 de la Constitution qui déclare que « le Japon renonce à jamais à la guerre comme moyen de règlement des conflits internationaux », pour reconnaître au pays un droit collectif à la légitime défense, tout en facilitant sa participation à des actions de sécurité collective. C'est ainsi qu'en septembre 2015, la Diète japonaise a adopté de nouvelles lois qui étendent le spectre des missions des FAD.

Cette révision de la politique de défense s'est accompagnée d'une levée de l'interdiction absolue d'exportations des matériels de guerre, qui se fondait sur un embargo institué en 1967. Le Japon a, depuis 2014, un régime d'autorisation, au cas par cas, d'exportations entrant « dans le cadre du développement et de la production conjoints d'équipements avec les États-Unis et les pays partenaires », ou contribuant « à renforcer la coopération de sécurité et de défense avec les États-Unis et les pays partenaires ». Je vous rappelle d'ailleurs que le commerce des armes est interdit dans le monde sauf exceptions réglées par des autorisations exceptionnelles. Il faut y voir une volonté du gouvernement Abe de permettre au Japon de renforcer et de moderniser son industrie de défense, qui accuse un certain retard, en facilitant sa participation à des programmes conjoints de développement dans l'armement. L'industrie japonaise, entièrement privée, placée sous la tutelle du puissant ministère de l'économie, le METI, est demandeuse, car elle souffre des difficultés budgétaires du pays endetté à 246 % du PIB. Elle pâtit également d'un marché trop petit et peu concurrentiel (chaque segment du marché est occupé par un seul industriel).

La modernisation de l'industrie de défense japonaise s'est également traduite par la création, le 1er octobre 2015, au sein du ministère de la défense, de l'Agence pour les équipements de défense, connu sous l'acronyme ATLA, sorte d'homologue de la Direction générale de l'Armement, qui devrait favoriser le développement des coopérations industrielles. L'ATLA entretient d'ores et déjà des relations avec la DGA.

Ce début d'ouverture a permis au gouvernement japonais de conclure des accords intergouvernementaux pour encadrer juridiquement la coopération en matière d'équipements avec ses principaux partenaires. Les États-Unis et le Royaume-Uni en 2013, puis l'Australie en 2014. À l'exception de l'accord conclu avec les États-Unis, partenaire privilégié, plus détaillé, ce sont ces accords qui ont servi de modèle à l'accord, signé avec la France en 2015, et qui manifeste une certaine reconnaissance de la qualité de la recherche et développement française du secteur. Ils n'ont pour l'instant débouché sur rien de concret. En 2015, le Japon a également signé des accords de ce type avec l'Inde, les Philippines et a entamé des négociations avec l'Indonésie et la Malaisie, marquant ainsi une volonté forte de développer des partenariats en Asie du Sud-Est.

Les relations de défense franco-japonaises sont bonnes mais les échanges très modestes dans le domaine des équipements de défense. Un partenariat stratégique a été signé en 1995. En juin 2013, l'adoption d'une feuille de route de cinq ans pour la coopération franco-japonaise a renforcé ce « partenariat d'exception », avec des échanges réguliers au plus haut niveau, dans tous les domaines. En mars dernier, un dialogue a été lancé dans le domaine spatial. Une enceinte de dialogue portant sur la coopération dans le domaine des équipements de défense a été instaurée en janvier 2014 et s'est déjà réunie 5 fois, en vue d'identifier de possibles opportunités de coopérations industrielles conjointes. Cela ne doit toutefois pas cacher que le Japon n'est que le troisième importateur d'équipements de défense français en Asie du Nord-Est, avec à peine 107 millions d'euros de prises de commande entre 2010 et 2014, soit une moyenne annuelle d'environ 20 millions. Il s'agit pour l'essentiel de matériels de sécurité. Le taux de pénétration de l'industrie d'armement française (et européenne) est faible sur un marché potentiellement important, puisque le budget de la défense japonais représente environ 41 milliards d'euros en 2015 et le budget d'acquisition de défense environ 8 milliards d'euros. En réalité, les constructeurs non américains n'ont quasiment pas accès au marché de défense japonais.

Cet accord offre un cadre, assorti de garanties, pour des coopérations potentielles franco-japonaises dans le domaine des matériels de guerre : après avoir identifié des projets de coopération, les Parties peuvent se transférer des équipements et des technologies de défense sous réserve de l'approbation de ces transferts par un comité conjoint franco-japonais. Une clause demandée et obtenue par la France prévoit que ce comité n'a pas vocation à se substituer à la procédure nationale des autorisations d'exportation menée par les autorités nationales. Pour la France, les décisions du comité conjoint ne s'imposeront donc pas juridiquement à la Commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), qui est chargée de l'examen des demandes d'exportation de matériel de guerre. Par la suite, chaque transfert sera formalisé dans un arrangement détaillé précisant son cadre juridique et financier, négocié entre les ministères concernés. Un modèle d'arrangement technique standard est en cours d'élaboration. Enfin, l'accord entoure ces transferts de garanties, notamment pour que les technologies et équipements transférés soient bien utilisés conformément aux principes du droit international et à la demande de la Partie japonaise, pour éviter toute réexportation vers des tiers.

Comment cet accord sera-t-il mis en oeuvre concrètement ? Selon le ministère de la défense, les discussions sont encore à un stade peu avancé, et aucun programme conjoint n'a, pour l'instant, été lancé. Les sujets d'intérêt commun portent sur les drones aériens de surveillance embarqués sur navires, les drones sous-marins, la guerre des mines sous-marines, la robotique terrestre et les sonars actifs remorqués. La DGA m'a confirmé la volonté des grands groupes industriels français de se positionner sur le marché japonais. Le projet le plus prometteur porterait actuellement sur une technologie de drones sous-marins chasseurs de mines. Le Groupe Thalès m'a indiqué avoir des discussions en vue de coopérations avec des industriels japonais et une certaine expérience dans le domaine puisque, depuis 1992, une de ses filiales, TDA, a accordé deux licences de production sur le territoire japonais, dans le cadre d'un partenariat avec la maison de commerce Sumitomo, de son mortier rayé de 120 mm et de ses munitions de mortier de 120 mm. Le groupe Airbus explore des pistes dans le domaine des drones hélicoptères de mission et n'a pas définitivement renoncé au projet de développement d'un nouveau modèle d'hélicoptère par Airbus Helicopters et son partenaire japonais Kawasaky Heavy Industries, que le ministère de la défense japonais a refusé au profit d'un projet américano-japonais en juillet 2015, 3 mois donc après la signature de cet accord, - de façon surprenante d'ailleurs car il répondait parfaitement au cahier des charges - même s'il a par ailleurs attribué un contrat de support pluriannuel complet à la filiale d'Airbus Helicopters au Japon pour deux flottes d'hélicoptères civils.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Les personnes que j'ai auditionnées m'ont convaincu qu'il y aura un profit à échanger avec les Japonais, dans les domaines où ils sont les plus avancés, notamment la robotique. Cet accord résulte d'un véritable changement dans la politique de défense japonaise et d'une volonté tout à fait inédite, quoiqu'encore très prudente, d'ouverture et de diversification des partenariats stratégiques de la part du Japon, que la France se doit d'accompagner. Il ne devrait être fructueux pour les entreprises françaises du secteur qu'à moyen terme.

L'examen en séance publique est fixé au jeudi 16 juin 2016. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

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